mercredi 27 décembre 2017

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Charpentier & Thomas Corneille


Thomas Corneille pour le texte, Marc Antoine Charpentier pour la musique, Médée, 4 décembre 1693 à Paris,


Acte cinquième, Scène huitième Médée, Jason.


MÉDÉE (en l'air sur un dragon)

C'est peu, pour contenter la douleur qui te presse,
d'avoir à venger la princesse;
venge encor tes enfants; ce funeste poignard
les a ravis à ta tendresse.

JASON
Ah barbare !

MÉDÉE
Infidèle ! après ta trahison,
ai-je dû voir mes fils dans les fils de Jason ?

JASON
Ne crois pas échapper au transport qui m'anime,
pour te punir j'irai jusqu'aux enfers.

MÉDÉE
Ton désespoir choisit mal sa victime.
Que pourra-t­-il, puisque les airs
sont pour moi des chemins ouverts ?

JASON
Ah, le ciel qui toujours protégea l'innocence…

MÉDÉE
Adieu Jason, j'ai rempli ma vengeance.
Voyant Corinthe en feu, ses palais embrasés,
pleure à jamais les maux que ta flamme a causés.


Médée fend les airs sur son dragon, et en même temps les statues et
autres ornements du palais se brisent. On voit sortir des Démons de tous côtés, qui ayant des feux à la main embrasent ce même palais.  Ces Démons disparaissent, une nuit se forme, et cet édifice ne paraît plus que ruine et monstres, après quoi il tombe en pluie de feu. 


_________________________________________________


"Mon mal est sans remède"

Texte complémentaire : Charpentier & Thomas Corneille 
« Médée attire si bien de son côté toute la faveur de l'auditoire qu'on excuse sa vengeance après l'indigne traitement reçu de Créon et de son mari et qu'on a plus de compassion du désespoir où ils l'ont réduite que de tout ce qu'elle leur fait souffrir ».

La moralité du mythe

              Malgré tout, qu’importe la version du mythe – que ce soit Euripide au Vème siècle av. J.-C., Charpentier au XVIIème siècle ou Reimann au XXIème siècle –, car en tant que spectateurs, nous acceptons son caractère tel qu’il est et sommes peu enclins à condamner ses crimes. Médée est au-dessus des mortels, et toute tentative de moraliser ses actes est vouée à l’échec. Dans la France du XVIIème siècle, on essaya de condamner l’histoire comme immorale. Le fait qu’elle quitte la scène impunie était considéré comme honteux. Mais le mythe était déjà plus fort que la morale. Pierre et Thomas Corneille se sont inspirés d’une source légèrement plus récente : la pièce Médée de Sénèque, qui change fondamentalement le mythe en confiant les enfants à Jason, et donc à Créuse et à Créon. L’histoire quitte le mythe et devient tragédie humaine. L’acte final prend alors une dimension plus moderne. Est-ce la Médée que nous présente Charpentier ? L’ouvrage dresse la peinture d’un monde de tricheurs et de lâches autour de Médée. Avec sa quête implacable de vérité, elle fait remonter tous les mensonges à la surface. Certains supposent d’ailleurs que les personnages de l’opéra font clairement allusion à des figures de la cour de Louis XIV. Médée est dès lors la femme « gênante » qui ne peut faire autrement que de dire la vérité. Mais on peut légitimement s’interroger sur le fait que Médée soit vraiment la seule à toujours dire la vérité. Ou mieux : de son point de vue, elle a probablement raison ; mais la réalité n’est-elle pas bien plus complexe que ne peut l’exprimer une simple distinction entre vérité et mensonge ? Et sa droiture n’affecte-t-elle pas sa propre pensée ? L’obsession égoïste « L’amour, c’est moi. ». Cette devise explore l’élément égoïste du comportement de Médée. Nous pouvons tous sympathiser avec son égoïsme émanant du fait qu’elle a tout donné à Jason. Elle croit aveuglément en lui et en leur amour. Il n’y pas de monde envisageable pour elle en-dehors de leur relation. Dans les derniers moments, elle confie sa robe favorite à Jason, qui souhaite l’offrir en cadeau à Créuse. Ce morceau de tissu peut-il être autre chose que sa robe de mariée ? Et n’est-ce donc pas ainsi sa propre peau qu’elle donne ? N’est-ce pas en fait lors de ce geste que lui vient l’idée de tuer ses enfants ? Son amour parvient aux limites de l’obsession. Elle veut décider de tout, et tous doivent se conduire selon sa volonté. L’idée lumineuse du livret de Thomas est que l’égoïsme de Médée dévoile et dénonce celui de tous les autres personnages de la pièce. A première vue, Créon semble le père affectueux de Créuse et un souverain consciencieux. Mais son choix de Jason comme gendre et successeur se fonde sur sa réputation héroïque et sa possession de la Toison d’or. Créuse joue à un jeu cruel avec Oronte et obéit à son père, qui la marie à Jason. Bien que ses serments d’amour pour Jason puissent être sincères, il y a toujours un mélange ambigu entre ses sentiments personnels et la raison d’Etat. Son ambition reste avant tout de devenir reine. Souvent dépeint comme un personnage faible, Jason devient beaucoup plus complexe dans le livret de Thomas. Il semble abandonner Médée de la manière la plus vulgaire : le mari qui quitte la mère vieillissante de ses enfants pour une bien-aimée plus jeune et plus fraîche. Mais ici, c’est aussi une bienaimée plus riche et plus prestigieuse. Il y a cependant une part de vérité quand Jason déclare qu’il cherche 22 la sécurité pour lui-même et sa famille à Corinthe. Il a conscience de sa culpabilité envers Médée – élément que Thomas Corneille souligne, et qui rend son personnage moins cynique et moins irresponsable. Médée l’étouffe littéralement de son amour, et pour cette raison première il essaie désespérément de s’affranchir d’elle : « Que je serais heureux si j’étais moins aimé ! » Il reconnaît que leur amour a passé son apogée, et que leur désir est condamné à s’éteindre. Soif de vengeance Médée doit peu à peu faire face à sa défaite dans le monde cynique et décadent où elle vit. Un monde qu’elle ne peut dominer, malgré sa volonté. Mais en préparant le poison dans sa cuisine infernale, elle comprend déjà qu’elle est en train de perdre son combat. Aurait-elle pu conquérir plus de territoire si elle avait été moins sévère, moins inconditionnelle ? Si elle avait été prête à transiger ? C’est une idée inconcevable : une Médée qui transige. Sa confidente Nérine tente de lui apprendre à survivre dans son monde : « On perd la plus sûre vengeance, Si l’on ne sait dissimuler. » Médée en est incapable. Médée ne peut tuer Jason parce qu’elle l’aime toujours. Et elle est convaincue d’être encore aimée de lui. Comme elle est l’Amour même, elle ne peut accepter une réalité changeante. Elle attaquera donc Jason là où il est le plus vulnérable : son amour pour ses enfants : « Il aime ses enfants, Ne les épargnons pas. » Mais les enfants représentent aussi le fruit de leur amour. Ce sont les manifestations physiques, charnelles, de leurs liens. Ils sont non seulement le point le plus faible de Jason, mais également le sien. Et Nérine de déclarer : « En punissant Jason, craignez de vous punir. » Malgré tout, si jalouse, si pleine de rage soit-elle, elle sait exactement la portée de son geste. Elle a besoin de le faire, pour assouvir sa soif de vengeance. « Je prends une vengeance épouvantable, horrible ! » Que Médée s’enfuit dans les airs sur un char tiré par un dragon fougueux ou d’une autre manière, elle a détruit le fondement de son existence. Elle était possédée par ses sentiments de jalousie et de vengeance, mais elle n’a pas tué ses enfants dans un moment d’indignation. Elle a tué en raison de son instinct le plus fort : un amour égoïste, autodestructeur : Médée en a souffert elle-même plus que tous les autres. Elle est victime d’elle-même. En tuant ses enfants, elle s’est tuée elle-même, dans un ultime geste d’automutilation. 
                  Willem Bruls, dramaturge Traduit de l’anglais par Dennis Collins Extraits du programme du Théâtre des Champs-Élysées


Texte complémentaire

La mort de Créuse dans Thomas Corneille et Charpentier


Jason vient recueillir les dernières paroles de Créuse. Ce dernier duo d'amour est un duo d'adieu. Créuse sait que tout est fini : elle se révolte une dernière fois et meurt. 

JASON
 Ah ! Roi trop malheureux !
 Mais ô Ciel ! 
La Princesse paraît mourante entre vos bras,
 Qui la met dans cette faiblesse. 

CRÉUSE 
Approchez-vous Jason, ne m'abandonnez pas, 
Mon père est mort, je vais mourir moi-même.
 Je péris par les traits que Médée a formés ;
 Mille poisons dans sa robe enfermés 
Par une violence extrême 
Vous ôtent ce que vous aimez. 
Ce que j'endure est incroyable,
 Mais au moins j'ai de quoi rendre grâces aux Dieux
Que sa fureur impitoyable
 Me laisse la douceur de mourir à vos yeux. 

JASON 
Appelez-vous douceur un effet de sa rage ? 
De cet affreux spectacle elle a su la rigueur,
Pouvait-elle mettre en usage
 Un supplice plus propre à m'arracher le cœur. 

CRÉUSE et JASON 
Hélas ! Prêts d'être unis par les douces chaînes,
 Faut-il nous voir séparés à jamais ;
 Peut-on rien ajouter à l'excès de ma peine ? 
Hélas ! Peut-on lancer sur moi de plus pénibles traits ?
 Hélas ! Prêts d'être unis par les douces chaînes,
 Faut-il nous voir séparés à jamais ;

CRÉUSE 
 Mais déjà de la mort les horreurs me saisissent.
 Je perds la voix, mes forces s'affaiblissent,
 C'en est fait, j'expire, je meurs.

Lexique indispensable 

Bellone : Déesse de la guerre dans la mythologie romaine, épouse ou sœur de Mars. Elle participait à ses côtés à la bataille. On la représente comme la conductrice effrayante d'un char, tenant une torche ou une arme à la main. Elle incarne davantage les horreurs de la guerre que ses aspects héroïques. 

Euménides : Egalement appelées Furies ou Erinyes. Divinités infernales chargées d'exécuter sur les coupables la sentence des juges. 

Médée : Fille d'Aeétès, roi de Colchide, elle est la petite fille du Soleil (Hélios) et la nièce de la magicienne Circé. On lui donne parfois comme mère la déesse Hécate, patronne de toutes les magiciennes. 

Pelie : (Pélias). Devenu roi de Iolchos après avoir dépouillé son demi-frère, Aéson, du trône, il tente de se débarrasser de Jason, fils d'Aéson, en l'envoyant chercher la Toison d'Or en Colchide, et profite de son absence pour faire assassiner Aéson. Jason, victorieux, revient sain et sauf, et demande à Médée de venger son père. Cette dernière fait alors croire aux filles de Pélias qu'elles rendront la jeunesse à leur père en le mettant à bouillir dans un chaudron, et les conduit ainsi à le tuer. Après ce forfait, Jason et Médée sont contraints de s'exiler à Corinthe. 

Radamante ou Rhadamante : Fils de Jupiter et d'Europe, frère de Minos. Juge des Enfers, réputé pour sa justice et sa sévérité. 

Styx : L'un des principaux fleuves des Enfers, avec l'Achéron, le Cocyte et le Phlégéthon.

Tragédie lyrique :  La « tragédie en musique » opère la synthèse des formes musicales de l’opéra italien, l’air de cour, du ballet de cour, de la comédie-ballet avec la tragédie théâtrale. Inspirée de la tragédie classique qui connaît à l’époque un succès prodigieux et dont les règles ont été établies par des génies comme Corneille, elle comporte une ouverture « à la française » en 3 parties, un prologue destiné à capter l’attention du spectateur, mais surtout, lieu de la dédicace au Roi, qui se trouve généralement entouré d’allégories et 5 actes incluant récits, chœurs et danses, pièces d’orchestre. La structure de la tragédie en musique doit servir les enjeux dramatiques de l’intrigue, mais chacun des 5 actes comporte un temps où l’action suspendue laisse place à un divertissement (danse ou chœurs) reflétant les événements dramatiques qui viennent de se dérouler. La tragédie en musique accorde une place prépondérante au merveilleux, qui constitue l’un des ressorts clé du genre, et n’exclut pas certaines scènes de violence. On peut aussi y trouver un certain mélange des genres, l’humour peut également apparaître. Elle ne respecte pas la règle des trois unités et ne recherche pas tant à édifier les âmes en faisant appel à la catharsis, mais avant tout à divertir, émerveiller.

Biographie de Marc-Antoine Charpentier

Marc-Antoine Charpentier naît à Paris en 1643 où il passe son enfance et son adolescence. À 20 ans, il se rend en Italie, à Rome et étudie auprès du compositeur Giacomo Carissimi. Marqué par le style italien et sa musique sacrée, il sera le seul en France à aborder l'oratorio. De retour à Paris vers 1670, il s’installe chez Marie de Lorraine, petite fille du duc de Guise, qui entretient un ensemble de musiciens et de chanteurs chez elle. Charpentier y compose et chante en voix de haute-contre. En 1672, Molière, fâché avec Lully, demande à Charpentier de remplacer ce dernier pour assurer la partie musicale de ses comédies-ballets. C'est ainsi que Charpentier compose de la musique pour les entractes de Circé et d'Andromède, ainsi que des scènes chantées dans Le Mariage forcé, puis Le Malade imaginaire (1673). Malheureusement Molière meurt à la quatrième représentation, ce qui met fin à leur collaboration. Charpentier continue cependant à travailler pour la Troupe du roi (Comédie Française). Il compose alors des musiques de scène pour Thomas et Pierre Corneille. Au cours des années 1680, Charpentier compose des œuvres sacrées pour des couvents de religieuses de Paris (Messe, Magnificat, Leçons des Ténèbres, Les neuf repons pour le mercredi saint (1680)... Il commence alors à composer pour la Cour, notamment au service du Dauphin. Il composera ainsi Les Plaisirs de Versailles en hommage à la Cour de Louis XIV.
         À la mort de Mademoiselle de Guise en 1688, Charpentier est employé par les Jésuites dans leurs établissements parisiens. Il devient maître de musique du collège Louis-le-Grand, puis de l'église SaintLouis. Durant cette période il compose son unique tragédie en musique Médée, qui sera créée en 1693 à l’Académie royale. En 1698, Charpentier est nommé maître de musique des enfants de la Sainte-Chapelle du Palais.
        Il meurt en 1704 en laissant une œuvre monumentale (500 pièces) parmi lesquels des chefs-d’œuvre de la musique religieuse mais aussi des musiques pour la scène : comédies, tragédies, opéras (Actéon, la Descente d’Orphée aux enfers, David et Jonathas, Médée…). Sa musique tire sa substance d'un mélange des styles français et italien, auxquels elle emprunte de nombreux éléments. Marc-Antoine Charpentier fut presque complètement oublié jusqu'en 1953, lorsqu'il fut révélé par son Te Deum, dont l'ouverture orchestrale servit d'indicatif à l'Eurovision.  

Pour en savoir plus :


Médée est une tragédie lyrique en cinq actes et un prologue composée par Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) sur un livret de Thomas Corneille (inspiré de la pièce de Pierre Corneille), créée le 4 décembre 1693 à l'Académie Royale de Musique.

Les personnages  :
Médée, Princesse de Colchide 
Jason, Prince de Thessalie 
Créuse, fille de Créon 
Oronte, prince d'Argos 
Créon, Roi de Corinthe 
Nérine, confidente de Médée 
Cléone, confidente de Créuse 
Arcas, confident de Jason

Médée au croisement des arts,l’énigme de l’infanticide

Si la Médée de Marc-Antoine Charpentier se présente comme une magicienne tout autant qu’une
sorcière, une amoureuse victime acculée à la violence davantage qu’une meurtrière habitée par le désir de vengeance, si le librettiste Thomas Corneille a, selon les codes esthétiques et moraux de la fin du XVIIème siècle, considérablement édulcoré l’horreur comme la cruauté du dénouement antique, il n’en reste pas moins que pour le spectateur du XXIème siècle le personnage de Médée reste comme indissociablement lié à son infanticide, dont les multiples représentations ont contribué à répéter infiniment l’énigme.
Pourquoi une telle fascination ?
La mythologie grecque compte pourtant d’autres personnages de mères tuant leurs enfants : Althée,
Procné, Ino… ; le personnage de Médée excède par ailleurs largement ce geste, qu’il s’agisse de son rôle dans l’expédition des Argonautes ou des facultés de magicienne qu’elle y exploita. Mais depuis
qu’Euripide, en 431 avant Jésus-Christ, impose la première représentation théâtrale d’une Médée
infanticide, l’image de la mère meurtrière de ses propres enfants concentre en elle angoisse et sidération, rejetant dans l’ombre les premières versions du mythe comme la richesse de son matériau.
Si le geste de Médée bouleverse encore chacun d’entre nous, c’est peut-être parce qu’elle est en même temps héroïne mythologique, meurtrière sublime et femme bafouée, et parce que son acte touche à ce qui pourrait pour certains relever d’un banal fait divers, aussi universel que tragiquement quotidien, celui d’une mère tuant ses propres enfants par jalousie et désespoir. Mais une telle explication ne saurait rendre compte de l’inépuisable fertilité à travers laquelle le personnage a donné naissance à de multiples représentations, au croisement des arts. Par son acte en effet, Médée, remet en question les fondements de notre humanité, dont elle nous fait éprouver les limites : en s’arrachant au maternel pour faire naître la meurtrière infanticide au coeur de la mère dans un geste qui voit se côtoyer la fertilité et la mort, en rejetant la puissance de l’amour pour faire vivre la vengeance, en s’opposant à l’ordre de la cité pour affirmer la singularité de l’étranger, en s’envolant impunie sur le char du Soleil son aïeul, elle fait éprouver à celui qui la contemple une expérience plurielle de la transgression, à travers laquelle le socle de l’humain (moral, affectif, civique…) se trouve ébranlé, expérience d’autant plus complexe que l’humanité même du personnage se trouve parallèlement constamment réaffirmée.
Donner à voir ou à entendre Médée, c’est donc inviter –ou davantage pourrait-on dire, forcer- le
spectateur à s’interroger sur l’ambivalence des liens qui lui apparaissaient comme les plus solides, mais c’est aussi lui faire vivre une expérience d’une violence inouïe, aux limites de l’irreprésentable. Rares sont, au final, les artistes qui ont créé l’image même de l’infanticide. Sous l’Empire romain, Sénèque (Médée, 1er siècle ap. J.C.) le met en scène comme une longue cérémonie cruelle et sanglante, sous les yeux de Jason, relais du spectateur, dont Médée observe la souffrance avec un plaisir revendiqué.
           À l’époque classique, Poussin le dessine par deux fois (1645 environ), accentuant lui aussi la violence de l’acte par la présence de plusieurs personnages, spectateurs horrifiés. La figuration de l’infanticide devient en effet le lieu d’une interrogation sur les limites de la représentation artistique de la violence, interrogation qui inclut la question du spectateur. Aussi l’artiste préfère-t-il le plus souvent éviter l’image Poussin, Médée tuant ses enfants, 1645 elle-même, pour mieux en suggérer la reconstitution mentale, tel Euripide (Médée, 431 av. J.C.) qui donne à entendre, dans le hors-scène les cris des enfants poursuivis par leur mère, tandis que le choeur évoque avec angoisse l’approche de l’acte ; tel Thomas Corneille (librettiste de Charpentier, Médée, 1693) encore, qui reprenant le procédé de son frère Pierre (Médée, 1635), et respectant en cela les règles de la bienséance, évite la représentation directe de la transgression par une ellipse et réduit l’évocation de l’infanticide à quelques vers, pour reporter toute la violence de l’acte sur la réaction de Jason. Lorsque le noyau de violence reste irreprésentable, celle-ci se répand en effet dans les oeuvres entières, et envahit la scène, comme c’est le cas chez Pierre et Thomas Corneille encore, qui ensanglantent le Vème acte en donnant à voir au spectateur la folie ou la lente agonie de Créon et la mort de sa fille Créuse. La violence, esthétisée, devient supportable. À l’inverse, son paroxysme peut aussi s’exprimer par une douceur insupportable. Maria Callas, la Médée de Pasolini (Medea, 1969) fait disparaître un à un ses enfants dans un rituel presque apaisé dont ne subsiste sur l’écran que l’image d’un couteau ensanglanté. L’infanticide dont l’on attendait la violence, est rendu à son énigme, dans un silence assourdissant.
         Mais c’est peut-être le combat intérieur de Médée et les déchirements qu’il entraîne que les artistes cherchent le plus souvent à capter et à retranscrire.
Timomaque de Byzance (1er siècle av. J.C.) peignait déjà une scène contrastée où la candeur des enfants qui jouent côtoie la douleur noire de Médée, immobile, le regard perdu dans l’abîme de l’acte qu’elle va accomplir.
Delacroix (Médée furieuse, ou Médée sur le point de tuer ses deux enfants, 1838) choisit lui aussi l’instant qui précède l’infanticide. Par respect des convenances et/ou par volonté de capter le mystère d’une décision terrifiante, il superpose dans sa représentation de Médée une figure grandiose de l’exclusion et de la révolte, de l’énergie et du défi.


Enfin, là où le peintre concentre l’énigme dans une image, le musicien déploie les modulations du coeur déchiré en de multiples mouvements dont la voix opératique traduit les tourments. Si Médée a connu une si grande fortune à l’opéra (Thésée1 Lully - 1675, Charpentier, Cherubini – 1797, mais
aussi aujourd’hui par exemple Pascal Dusapin - 1992 ou Michèle Reverdy - 2003…), c’est peut-être tout d’abord parce que, héroïne de fureur et d’ensorcellements, elle incarne parfaitement le pouvoir d’enchantement de l’opéra naissant (XVIIème siècle). Mais c’est aussi que les multiples nuances de la voix comme le jeu des différents timbres de l’orchestre, à travers les oscillations du monologue précédant l’infanticide notamment, invitent le spectateur à frémir, à compatir et à s’horrifier, dans un plaisir lui aussi complexe mêlant l’horreur à la volupté.
Si la représentation de Médée fascine toujours autant les artistes, c’est donc peut-être aussi parce que, lieu d’expérimentation des contrastes, elle leur permet de s’interroger sur cet étrange plaisir, qui à travers l’art, permet de ressentir inextricablement mêlés beauté et terreur, familier et étrangeté.
                                                            Claire Lechevalier,
                                        Maître de conférences à l’Université de Caen.


Le dénouement de Médée dans l'opéra de Marc-Antoine Charpentier :

Scène septième Jason. 

JASON (seul) 
Elle est morte, et je vis ! courons à la vengeance,
 pour être en liberté de renoncer au jour:
 la perte de Médée est due à mon amour.
 Quel supplice assez grand peut expier l'offense ?
 Mais par quel effet de son art...

Scène huitième Médée, Jason. 

MÉDÉE (en l'air sur un dragon) 
C'est peu, pour contenter la douleur qui te presse,
 d'avoir à venger la princesse; 
venge encor tes enfants; ce funeste poignard
 les a ravis à ta tendresse. 

JASON Ah barbare ! 

MÉDÉE
 Infidèle ! après ta trahison,
 ai-­je dû voir mes fils dans les fils de Jason ? 

JASON 
Ne crois pas échapper au transport qui m'anime,
 pour te punir j'irai jusqu'aux enfers. 

MÉDÉE 
Ton désespoir choisit mal sa victime.
 Que pourra-t-il, puisque les airs
 sont pour moi des chemins ouverts ? 

JASON 
Ah, le ciel qui toujours protégea l'innocence... 

MÉDÉE
 Adieu Jason, j'ai rempli ma vengeance. 
Voyant Corinthe en feu, ses palais embrasés, 
pleure à jamais les maux que ta flamme a causés

lundi 18 décembre 2017

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Ovide, Les Héroïdes, épitre XII, lettre de Médée à Jason



Je me suis, quoique princesse de Colchide, mise, il m'en souvient, à ta disposition, lorsque tu imploras le secours de mon art. Alors les Sœurs qui dispensent aux mortels leurs destinées auraient dû rompre la trame de mes jours. Tout ce qui, depuis ce temps, s'est écoulé de ma vie, a été un supplice.
Hélas ! Pourquoi vous êtes-vous, troupe de Grecs, abreuvée aux eaux du Phase ? Pourquoi ai-je été, plus que je ne devais l'être, charmée par ta blonde chevelure, par ta beauté, par les grâces de tes discours mensongers ? Ou bien, puisque sur nos côtes avait abordé un vaisseau nouveau, et qu'il y avait apporté des mortels audacieux, que n'a-t-il été, le fils ingrat d'Aeson, affronter sans défense et la flamme qu'exhalaient les taureaux et leur mufle recourbé ! Que n'a-t-il jeté la semence, et soulevé contre lui autant d'ennemis qu'il en naquit d'hommes, pour qu'il tombât victime de l'ouvrage même dont il était l'auteur ! Que de perfidie eût péri avec toi, barbare ! Combien de maux n'eussent point pesé sur ma tête !
Il y a quelque plaisir à reprocher un bienfait à un ingrat ; je veux goûter ce plaisir : c'est la seule jouissance qui me viendra de toi. Forcé de diriger, sans expérience, un vaisseau vers Colchide, tu abordas aux rivages fortunés de ma patrie. Là, Médée fut pour toi ce qu'est ici ta nouvelle épouse. Autant son père a de richesses, autant en avait le mien : l'un règne sur Corinthe que baigne une double mer ; l'autre, sur toute la contrée qui s'étend depuis la rive gauche du Pont jusqu'à la neigeuse Scythie. Æétès donne l'hospitalité à la jeunesse grecque, et vos corps foulent des lits ornés de peintures. Ce fut alors que je te vis, alors que j'appris à te connaître ; ce fut la première atteinte portée à mon âme. Je te vis, je défaillis ; je brûlai d'une flamme inconnue, comme brûle aux autels des grands dieux la torche de pin. Tu étais beau, et ma destinée m'entraînait : tes yeux avaient attiré mes regards. Perfide, tu l'as senti : qui peut facilement cacher l'amour ? La flamme, en s'élevant, se trahit et se dénonce elle-même.
Cependant le roi t'avait dit d'assujettir à un joug inaccoutumé le cou rebelle d'indomptables taureaux. Consacrés à Mars, ces taureaux n'étaient pas seulement redoutables par la force de leurs cornes ; leur haleine terrible était de feu, et leurs pieds d'airain massif. On t'ordonne en outre de répandre au loin, dans les campagnes, d'une main obéissante, les semences qui doivent engendrer des peuples destinés à t'attaquer toi-même, avec des traits nés en même temps qu'eux : moisson formidable pour celui dont les soins l'ont produite. Ta dernière épreuve est de tromper, à l'aide de quelque ruse, les yeux du gardien, qui ont appris à ne pas succomber au sommeil.
Æétès avait parlé : vous vous levez tous consternés. Que tu étais loin alors et du royaume, la dot de Créüse, et de ton beau-père, et de la fille du grand Créon ! Tu pars en proie à la tristesse ; mes yeux mouillés de larmes suivent tes pas ; et, dans un faible murmure, ma langue te dit : "Adieu." Lorsque, blessée d'un trait fatal, j'eus touché le lit dressé dans mon appartement, la nuit, dans toute sa durée, se passa pour moi au milieu des pleurs. Devant mes yeux se présentaient et les taureaux farouches, et cette horrible moisson ; devant mes yeux s'offrait le dragon vigilant. Je m'abandonnais tantôt à l'amour, et tantôt à la crainte ; la crainte même augmentait mon amour. C'était le matin ; et ma sœur chérie, introduite dans mon appartement, me trouve les cheveux épars, et le visage attaché sur ma couche, que j'inondais tout entière de mes larmes. Elle demande protection pour les Argonautes: ce que l'une demande, une autre devait l'avoir : ce qu'elle sollicite, nous l'accordons au jeune fils d'Æson.
Il est un bois dont les sapins font une obscure retraite : les rayons du soleil peuvent à peine y pénétrer. Il y a dans ce bois, et depuis un longtemps, un temple consacré à Diane ; une main barbare a fait d'or l'image qu'on v voit de cette déesse. Te rappelles-tu ces lieux, ou bien en as-tu perdu le souvenir avec le mien ? Nous tous y rendîmes, et ta bouche perfide parla ainsi la première : "La fortune t'a donné le droit de régler à ton gré ma destinée ; ma vie et ma mort sont dans tes mains. Pouvoir perdre un mortel, c'est assez pour l'orgueil de qui possède une telle puissance ; mais me sauver te donnera plus de gloire. Je t'en conjure par nos maux que tu peux alléger ; par ta race et la divinité de ton aïeul, dont le regard embrasse tout ; par le triple visage et les mystères sacrés de Diane ; par les autres dieux de ce pays, prends pitié de moi, prends pitié de mes compagnons ! Que tes bienfaits m'enchaînent à toi pour tout le temps de notre vie ! Que si tu ne dédaignes pas un Grec pour époux , mon dernier souffle s'exhalera dans les airs, avant qu'une autre que toi partage ma couche comme épouse. J'en prends à témoin Junon, qui préside à la sainteté du mariage, et la déesse qui nous voit dans son temple de marbre."
Ces mots (et ils furent le moindre de tes artifices) touchèrent le cœur d'une jeune fille naïve, et ta main fut jointe à ma main. J'ai vu jusqu'à tes larmes couler : savent-elles donc tromper aussi ? Je fus ainsi bientôt prise à tes paroles. Tu domptes les taureaux aux pieds d'airain, sans que ton corps soit brûlé par leurs feux ; tu fends avec la charrue le sol dur qu'on t'a prescrit d'ouvrir, et tu remplis les sillons, en guise de semence, de dents envenimées : il en naît des soldats avec des glaives et des bouclier. Je devins pâle et immobile, quand je vis ces guerriers naître tout armés, jusqu'à ce que ces enfants de la terre eussent tourné les uns contre les autres leurs épées fratricides.
Mais voici que le dragon vigilant, hérissé d'écailles retentissantes, siffle, et creuse avec son poitrail qui se replie, un sillon dans la terre. Où étaient alors tes richesses dotales ? Où étaient ta royale épouse, et l'isthme qui sépare les eaux d'une double mer ? Moi qui, à tes yeux, suis maintenant devenue une barbare, moi qui maintenant te parais pauvre et coupable, j'ai soumis au sommeil, par la puissance de mes charmes, ses yeux flamboyants ; tu as pu, grâce à moi, enlever sans danger la Toison. J'ai trahi mon père ; j'ai quitté mon royaume et ma patrie : l'exil, où que ce fût, je l'ai accepté comme une faveur. Ma virginité est devenue la proie d'un ravisseur étranger ; j'ai abandonné la meilleure des sœurs. Mais, en fuyant, ô mon frère ! je ne t'ai pas laissé sans moi ; et là seulement ma lettre s'arrête : ce que ma main a osé exécuter, elle n'ose l'écrire ; j'aurais dû moi-même, mais avec toi, être aussi déchirée.
Je n'ai pas craint cependant (que pouvais-je en effet craindre après cela ?) de me confier à la mer, moi femme et déjà coupable. Où est la divinité ? Où sont les dieux ? Subissons dans l'abîme le châtiment que nous méritons, toi pour ta perfidie, moi pour ma crédulité. Plût au ciel que l'avide Scylla nous eût donné à dévorer à ses chiens ! Scylla devait tirer vengeance de l'ingratitude des hommes. Et celle qui vomit autant de flots qu'elle en engloutit, que ne nous a-t-elle aussi précipités dans les ondes ! Tu retournes sain et sauf et vainqueur dans les villes de l'Hémonie ; la laine d'or est offerte aux dieux de ta patrie. Pourquoi rappellerai-je les filles de Pélias, criminelles par piété, et les membres d'un père coupés par une main virginale ? Que les autres m'accusent ; il te faut me louer, toi, pour qui j'ai été si souvent forcée d'être coupable.
Tu as osé (les paroles manquent à mon juste ressentiment), tu as osé me dire : "Quitte le palais d'Aeson." J'ai obéi, j'ai quitté le palais, accompagnée de mes deux enfants et de ton amour, qui me suit partout. Aussitôt que les chants de l'hymen vinrent frapper mes oreilles, que brilla la flamme des torches allumées, que la flûte célébra cette union par des sons plus lamentables pour moi que ceux de la trompette funéraire, je fus saisie d'épouvante, sans toutefois penser encore que le crime fût aussi odieux ; cependant ma poitrine était glacée. La foule accourt : "Hymen" s'écrie-t-on, "Hyménée" répète-t-on à l'envi. Plus les voix approchent, plus mon mal est cruel. Mes serviteurs s'éloignaient pour pleurer, et me cachaient leurs larmes. Qui eût voulu m'annoncer un malheur aussi grand ? Mieux valait pour moi que j'ignorasse ce qui se passait, mais, comme si je le savais, mon âme était attristée. Alors le plus jeune de mes fils, s'arrêtant, par mon ordre et par curiosité, sur le seuil de la porte ouverte à deux battants : "Quitte ces lieux, me dit-il, ô ma mère ! C'est Jason mon père qui préside à la pompe, et qui, tout couvert d'or, presse les coursiers attelés à son char." Soudain je déchirai mes vêtements, je me frappai la poitrine ; mon visage même ne fut pas à l'abri de mes coups, Je voulais, n'écoutant que mon ressentiment, fendre les flots de la foule, et arracher les festons qui servaient d'ornement à ma chevelure. Je pus à peine me contenir assez pour ne pas m'écrier ainsi échevelée : "C'est mon époux," et pour ne point te retenir avec mes mains.
Ô mon père ! que j'ai outragé, réjouis-toi ; réjouissez-vous, Colchide que j'ai abandonnée ; ombre de mon frère, recevez-moi comme victime expiatoire. On m'abandonne, et j'ai perdu mon royaume, ma patrie, mon palais, un époux, qui seul était tout pour moi. Un dragon et des taureaux furieux, je les ai domptés, et je ne puis rien contre un seul homme ! Moi qui, par de savants breuvages, ai repoussé des feux terribles, je ne saurais échapper à ma propre flamme ! Mes enchantements, mes simples, mon art, me laissent sans pouvoir. Le jour n'a plus d'attraits pour moi ; mes nuits, mes veilles sont amères. Mon âme infortunée ne goûte plus les douceurs du repos. Je ne puis me donner à moi-même le sommeil dont j'ai pu endormir un dragon ; mon art me sert mieux pour les autres que pour moi. Celui dont j'ai protégé la vie, une rivale l'embrasse : c'est elle qui recueille le fruit de mes peines.
Peut-être même, tandis que tu cherches à te faire valoir auprès de la compagne superbe, et que tu parles à ses coupables oreilles un langage digne d'elles, peut-être inventes-tu de nouvelles accusations contre ma figure et mes mœurs. Qu'elle rie, et qu'elle soit joyeuse de mes vices. Qu'elle rie, et que, fière, elle s'étale sur la pourpre de Tyr : elle pleurera, et elle brûlera de feux qui surpasseront les miens. Tant qu'il y aura du fer, de la flamme et des sucs vénéneux, aucun ennemi de Médée n'échappera à sa vengeance.
Si les prières ne peuvent toucher ton cœur de fer, écoute maintenant des paroles bien humiliantes pour une âme fière. Je suis avec toi suppliante, autant que tu le fus souvent avec moi, et je n'hésite pas à tomber à tes pieds. Si je te semble méprisable, songe à nos enfants communs ; une marâtre cruelle poursuivra de ses rigueurs ce que mes flancs ont porté. Ils ne te ressemblent que trop ; cette ressemblance me touche ; et chaque fois que je les regarde, mes yeux se mouillent de larmes. Au nom des dieux, par la flamme et la lumière que répand ton aïeul, par mes bienfaits, par mes deux enfants, ces gages de notre amour, rends-moi, je t'en conjure, cette couche pour laquelle, insensée ! j'ai abandonné tant de choses. Que je croie à la vérité de tes paroles, et reçoive à mon tour des secours de toi. Ce n'est pas contre des taureaux ni des guerriers que je t'implore, ni pour qu'un dragon sommeille, vaincu par ton art. Je te réclame, toi que j'ai mérité, toi qui t'es donné à moi ; c'est par toi que je suis devenue mère, en même temps que je te rendais père.
Tu demandes où est ma dot ? Je l'ai comptée dans ce champ qu'il te fallait labourer, pour enlever la toison. Ce bélier d'or, tout brillant de cette riche toison, voilà ma dot. Si je te dis : "Rends-la moi," tu me la refuseras. Ma dot, c'est la vie que je t'ai conservée ; ma dot, c'est la jeunesse grecque . Va maintenant, perfide. Si tu vis, si tu as une épouse, un beau-père puissant, si même tu peux être ingrat, c'est à moi que tu le dois. Je veux bientôt... Mais que sert d'annoncer d'avance les châtiments ? La colère enfante d'effroyables menaces ; j'irai où me conduira la colère. Peut-être me repentirai-je de ce que j'aurai fait ; mais je me repens aussi d'avoir veillé sur les jours d'un époux infidèle. Je laisse à faire au dieu qui maintenant agite mon cœur ; je ne sais quel projet affreux médite mon âme.

Ovide, Les Héroïdes, « Epitre XII, lettre de Médée à Jason


mercredi 13 décembre 2017

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : José-Maria de Hérédia : "Jason et Médée"



« Jason et Médée »

A Gustave Moreau.



En un calme enchanté, sous l'ample frondaison
De la forêt, berceau des antiques alarmes,
Une aube merveilleuse avivait de ses larmes,
Autour d'eux, une étrange et riche floraison.

Par l'air magique où flotte un parfum de poison,
Sa parole semait la puissance des charmes ;
Le Héros la suivait et sur ses belles armes
Secouait les éclairs de l'illustre Toison.

Illuminant les bois d'un vol de pierreries,
De grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries,
Et dans les lacs d'argent pleuvait l'azur des cieux.

L'Amour leur souriait, mais la fatale
Épouse
Emportait avec elle et sa fureur jalouse
Et les philtres d'Asie et son père et les Dieux.


José Maria De HEREDIA, « Jason et Médée »,

Les Trophées, (1893)

lundi 11 décembre 2017

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Corneille, Médée (1635)

Corneille, Médée (1635)

« Et dans ce grand malheur que vous reste-t-il ? — Moi, moi, dis-je, et c’est assez »
********************************************************************************************************


Pierre Corneille, Médée (1635),
Acte V scène 5

MÉDÉE, en haut sur un balcon
Lâche, ton désespoir encore en délibère ?
Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui t'a déjà vengé de ces petits ingrats ;
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t-en Jason, va posséder Créuse :
Tu n'auras plus ici personne qui t'accuse ;
Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
De reproches secrets à ton manque de foi.

JASON
Horreur de la nature, exécrable tigresse !

MÉDÉE
Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :
À cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler encore à moi, c'est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures,
Et contre mes effets ne combats point d'injures.

JASON
Quoi ! Tu m'oses braver, et ta brutalité
Penser encore échapper à mon bras irrité ?
Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

MÉDÉE
Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent de mon secours ce qu'ils ont de lauriers.

JASON
Ah ! C'est trop en souffrir ; il faut qu'un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que des bourreaux soudain m'en fassent la raison :
Ta tête répondra de tant de barbaries.

MÉDÉE, en l'air dans un char tiré par deux dragons
Que sert de t'emporter à ces vaines furies ?
Épargne cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois les chemins de l 'air qui me sont tous ouverts ;
C'est par là que je fuis, et que je t'abandonne
Pour courir à l'exil que ton change m'ordonne.
Suis-moi Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin, je n'ai pas mal employé la journée
Que la bonté du roi, de grâce, m'a donnée.
Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec cette douceur j'en accepte le blâme.
Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois,
Lequel est plus à craindre ou d'elle ou de deux rois.

Acte V scène 6
JASON
Ô dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
La dérobe à sa peine, aussi bien qu'à ma vue ;
Et son impunité triomphe arrogamment
Des projets avortés de mon ressentiment.
Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance,
Où dois-je, désormais, chercher quelque allégeance ?
Où suivre l'inhumaine, et dessous quels climats
Porter les châtiments de tant d'assassinats ?
Va, furie exécrable, en quelque coin de terre
Que t'emporte ton char, j'y porterai la guerre.
J'apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
Et te suivrai partout au bruit de mes forfaits.
Mais que me servira cette vaine poursuite,
Si l'air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si toujours tes dragons sont prêts à t'enlever,
Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
Malheureux, ne perds point contre une telle audace
De ta juste fureur l'impuissante menace ;
Ne cours point à ta honte, et fuis l'occasion
D'accroître ta victoire, et ta confusion.
Misérable ! Perfide ! Ainsi donc ta faiblesse
Épargne la sorcière, et trahit ta princesse !
Est-ce là le pouvoir qu'ont sur toi ses désirs,
Et ton obéissance à ses derniers soupirs ?
Venge-toi pauvre amant, Créuse le commande ;
Ne lui refuse point un sang qu'elle demande ;
Écoute les accents de sa mourante voix,
Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
A qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible,
Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,
Tigresse, tu mourras ; et malgré ton savoir,
Mon amour te verra soumise à son pouvoir ;
Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine :
Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine.
Mais quoi ? Je vous écoute impuissantes chaleurs,
Allez, n'ajoutez plus de comble à mes malheurs.
Entreprendre une mort que le ciel s'est gardée,
C'est préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne avec plus d'effet sur toi-même ton bras,
Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas,
Vains espoirs où sans fruit mon désespoir s'amuse,
Cessez de m'empêcher de rejoindre Créuse,
Ma Reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,
M'a laissé la vengeance et je la laisse aux Dieux,
Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice
Peuvent de la sorcière achever le supplice,
Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux
Si je te vais revoir plus tôt que tu ne veux.

Il se tue





FIN


----------------------------------------------------------------------------------------------------------- __Introduction 

Médée est la première tragédie de Corneille, dramaturge de l'époque classique, jouée pour la première fois en 1635. Elle retrace la fin tragique de l'histoire d'amour entre Médée et Jason. Médée, répudiée par Jason au profit de Créuse, ivre de jalousie et de colère, empoisonne cette dernière et tue ses propres enfants. L'extrait étudié est est la scène 5 et la scène 6 de l'Acte V. Médée apparaît au balcon, éprise de vengeance, et annonce à Jason que ses enfants sont morts et qu'elle prend la fuite. Jason, dans un long monologue qui clôt la pièce,  partagé entre son désir de vengeance et fait l'aveu de sa propre impuissance, décide de rejoindre Créuse dans la mort. Nous allons nous demander comment ce dénouement tragique permet à Corneille de faire de Médée l'incarnation de la vengeance. Pour cela, nous verrons dans un premier temps que ce dénouement est celui d'une tragédie, nous étudierons ensuite la violence de l'affrontement entre les deux amants avant de réfléchir à la mise en scène de ces deux scènes.

I Dénouement de tragédie
II Violence de l'affrontement
III Mise en scène de ces deux scènes
    a) La fuite de Médée :  l’acte V scène 6 fait quitter la scène à Médée sur un char ailé tiré par des dragons.
   b) Le suicide de Jason sur scène

__________________________________________________________________________________




Monsieur,
Je vous donne Médée, toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. (…) Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela de commun, entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition, qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter : elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne. (…)

Corneille.

EXAMEN

Cette tragédie a été traitée en grec par Euripide, et en latin par Sénèque ; et c’est sur leur exemple que je me suis autorisé à en mettre le lieu dans une place publique, quelque peu de vraisemblance qu’il y ait à y faire parler des rois, et à y voir Médée prendre les desseins de sa vengeance. Elle en fait confidence, chez Euripide, à tout le chœur, composé de Corinthiennes sujettes de Créon, et qui devaient être du moins au nombre de quinze, à qui elle dit hautement qu’elle fera périr leur roi, leur princesse et son mari, sans qu’aucune d’elles ait la moindre pensée d’en donner avis à ce prince.
Pour Sénèque, il y a quelque apparence qu’il ne lui fait pas prendre ces résolutions violentes en présence du chœur, qui n’est pas toujours sur le théâtre, et n’y parle jamais aux autres acteurs ; mais je ne puis comprendre comme, dans son quatrième acte, il lui fait achever ses enchantements en place publique ; et j’ai mieux aimé rompre l’unité exacte du lieu, pour faire voir Médée dans le même cabinet où elle a fait ses charmes, que de l’imiter en ce point.
Tous les deux m’ont semblé donner trop peu de défiance à Créon des présents de cette magicienne, offensée au dernier point, qu’il témoigne craindre chez l’un et chez l’autre, et dont il a d’autant plus de lieu de se défier, qu’elle lui demande instamment un jour de délai pour se préparer à partir, et qu’il croit qu’elle ne le demande que pour machiner quelque chose contre lui, et troubler les noces de sa fille.
J’ai cru mettre la chose dans un peu plus de justesse, par quelques précautions que j’y ai apportées : la première, en ce que Créüse souhaite avec passion cette robe que Médée empoisonne, et qu’elle oblige Jason à la tirer d’elle par adresse ; ainsi, bien que les présents des ennemis doivent être suspects, celui-ci ne le doit pas être, parce que ce n’est pas tant un don qu’elle fait qu’un payement qu’on lui arrache de la grâce que ses enfants reçoivent ; la seconde, en ce que ce n’est pas Médée qui demande ce jour de délai qu’elle emploie à sa vengeance, mais Créon qui le lui donne de son mouvement, comme pour diminuer quelque chose de l’injuste violence qu’il lui fait, dont il semble avoir honte en lui-même ; et la troisième enfin, en ce qu’après les défiances que Pollux lui en fait prendre presque par force, il en fait faire l’épreuve sur une autre, avant que de permettre à sa fille de s’en parer.

CORNEILLE

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Sénèque, Médée (60 ap. J.-C.)


Sénèque, Médée (60 apr. J.-C.)


SCÈNE XI, 978-1027
Médée, Jason.


JASON
À moi mes fidèles sujets
Si vous compatissez aux malheurs du roi À moi
Emparons-nous de la coupable
Saisissons-nous de sa personne
Ici, ici, les braves
Armez-vous! À la garde!
Apportez des pics et des pioches
Qu'on rase la maison

MÉDÉE
Maintenant, oui maintenant
J'ai retrouvé mon sceptre, mon frère, mon père
La toison du bélier d'or a regagné l'Arménie
Mon royaume m'est revenu avec ma virginité perdue
Dieux enfin vous m'êtes favorables
Jour de fêtes
Jour de noces
Marche, continue
Tu as réalisé un crime
Mais tu n'es pas encore au bout de ta vengeance
Continue
Tant que tes mains sont brûlantes
Pourquoi attendre? Courage
Tu en as la force et l'occasion
Pourquoi hésiter?
Déjà la colère est retombée
Honte et remords
Pauvre de moi qu'ai-je fait?
Pauvre de moi?
Le remords ne change rien
Je l'ai fait
Une jouissance s'empare de moi
Une vague de plaisir me submerge malgré moi
Elle grandit
Je suis comblée car maintenant tu es là
et tu assistes au spectacle
Ce que j'ai fait jusqu'ici à mes yeux ne compte pas
Les crimes commis sans toi s'effacent aussitôt
sans laisser de traces

JASON
Elle est là-haut
Sa silhouette se détache au bord du toit
Qu'on apporte des torches
Et qu'elle tombe dans l'incendie qu'elle a allumé

MÉDÉE
Jason entasse du bois pour tes fils
C'est leur bûcher que tu construis
Leur tombeau que tu élèves
Ta femme et ton beau-père ont déjà reçu les honneurs
funèbres
que l'on doit aux trépassés
Je les ai ensevelis sous les décombres
L'un de tes fils est allé au bout de son destin
L'autre va connaître le même sort sous tes yeux

JASON
Par tous les dieux
Par nos communes errances
Par le lit partagé que je n'ai jamais trahi
Épargne cet enfant
S'il y a un coupable c'est moi
Je me livre à la mort
Tranche ma tête criminelle

MÉDÉE
C'est là où tu renâcles
Dans la plaie qui te fait souffrir
Que je remuerai le fer
Va donc bel orgueilleux
Va courtiser les jeunes filles
Et abandonne la mère de tes enfants

JASON
Un seul suffit à la justice

MÉDÉE
Si un seul meurtre suffisait à ma vengeance
Je n'en aurais commis aucun
Je vais les égorger tous les deux
Mais cela ne suffira pas à ma douleur
Elle est trop grande
Si dans mon ventre peut se trouver encore quelque foetus
Je m'ouvrirai le corps d'un coup d'épée
Et j'arracherai l'embryon

JASON
Va
Achève ton entreprise criminelle
Je cesse mes prières
Évite seulement de prolonger mon supplice

MÉDÉE
Douleur
Jouis lentement du crime
Ne te presse pas
Ce jour est le mien
J'utilise le temps accordé

JASON
Tue-moi, horrible femme

MÉDÉE
Tu me demandes pitié
Alors tout est bien
Nous avons touché au but
Douleur
Je ne pouvais te faire plus belle offrande
Jason lève tes yeux gonflés de larmes
Jason tu m'avais oubliée
Reconnais maintenant ton épouse
Je pars comme j'en ai l'habitude
Une route s'est ouverte dans le ciel
Il y a pour moi deux serpents attelés
Je vois leurs cous écailleux
Tiens, père, garde tes enfants
Moi je m'envole emportée par le char ailé

JASON
Va
Parcours le ciel et les espaces légers de l'éther
Va témoigner partout où tu iras
Que les dieux n'existent pas

________________________________________________________________________________

SÉNÈQUE, Médée -
(traduction Florence Dupont, Ed. Imprimerie Nationale, Coll. Spectateur Français, 1997)
LE MYTHE : L'histoire de Médée se rattache à la légende des Argonautes. Quand ceux-ci débarquèrent sur le littoral du Pont, en Colchide, pour conquérir la Toison d'or, ils se heurtèrent à l'hostilité du roi Aiétès, gardien du précieux trésor. Cependant ils reçurent l'appui de Médée, la fille du roi, qui s'était éprise de Jason. Experte en l'art de la magie, la jeune fille donna à son amant un onguent dont il devait s'enduire le corps pour se protéger des flammes du dragon qui veillait sur la Toison d'or. Elle lui fit aussi présent d'une pierre, qu'il jeta au milieu des hommes armés, nés des dents du dragon : aussitôt, les guerriers s'entretuèrent et le héros put s'emparer de la Toison. Pour remercier Médée, Jason lui accorda le titre d'épouse. La magicienne s'enfuit alors avec lui, et, afin d'empêcher Aiétès de les poursuivre, elle tua et dépeça son frère Absyrtos, dont elle sema les membres sanglants sur la mer. Parvenue à Iolcos en Thessalie et reçue en grande pompe, par amour pour Jason, elle incita les filles de Pélias qui avait usurpé le trône d’Aeson (le père de Jason), à tuer leur père, sous prétexte de le rajeunir en le découpant en morceaux et en le jetant dans un chaudron d'eau bouillante. Puis, chassés par Acaste, le fils de Pélias, les deux époux se réfugièrent à Corinthe, où Médée donna le jour à deux fils, Phérès et Merméros. Au bout de quelques années de bonheur, Jason abandonna Médée pour Créüse, la fille de Créon, roi de Corinthe. Répudiée et bafouée, Médée médita une vengeance exemplaire. Elle offrit à Créüse une tunique qui brûla le corps de la jeune épousée et incendia le palais ; puis elle égorgea ses propres enfants.
Après ces crimes, elle s'enfuit à Athènes sur un char attelé par deux dragons ailés, et épousa le roi Egée, dont elle eut un fils. Bannie par Thésée, qu'elle avait vainement tenté de faire périr, elle retourna enfin auprès de son père en Colchide et, selon une tradition, descendit aux champs Elysées, où elle s'unit à Achille.

SCÈNE I
1.55
Médée.
MÉDÉE
Dieux du mariage
Et toi Lucine, déesse du lit où s'engendre la race
Et toi déesse qui donnas à Tiphys le premier gouvernail pour qu'il bride son navire et dompte les vagues
Et toi dieu sauvage, maître des mers
Et toi Titan qui dans ta course distribues la lumière au monde
Et toi déesse des mystères célébrés dans ta clarté complice Hécate au triple corps
Vous tous, vous les dieux par qui Jason me jura sa foi
Vous toutes, puissances que Médée seule a le .droit d'invoquer
Chaos à la nuit éternelle
Royaume de l'Autre Monde
Fantômes sauvages
Souverain du sombre empire
Souveraine enlevée toi aussi mais jamais répudiée
Dieux je vous implore
Écoutez la voix du malheur
Venez en ce jour, déesses de la vengeance et du crime
Venez à mon secours
Les serpents s'agitent dans vos cheveux hérissés
Vos mains sanglantes se crispent sur des torches noires
Échevelées, sinistres, comme vous étiez le jour de mes noces
Venez offrir le trépas à la jeune mariée, le trépas à son père et à la lignée royale
Mais pour le marié je demande un cadeau pire que la mort
La vie
Qu'il erre étranger de ville en ville, misérable, exilé, craintif et redoutable, sans feu ni lieu
Qu'il revienne frapper à une porte étrangère où on ne le connaît que trop
Qu'il soit réduit à me demander en mariage
Enfin je ne peux dire plus
Que ses enfants ressemblent à leur père
Que ses enfants ressemblent à leur mère
Ma vengeance est déjà là
Ma vengeance est déjà née
J'ai des enfants
Des mots
Je sème plaintes et mots dans un désert
Quand passerai-je à l'attaque ?
J'éteindrai les flambeaux dans les mains de mes ennemis Le jour dans le ciel
Le soleil nous regarde, l'ancêtre de ma race
Et nous ici
Nous le regardons parcourir indifférent sur son char la pure clarté de la voûte céleste
Sans refluer vers l'Orient
Sans arrêter le jour
Ancêtre de ma race accorde-moi une grâce
Laisse-moi voler dans le ciel, confie-moi les guides de ton char
Donne-moi les chevaux de feu aux rênes étincelantes
Que Corinthe brûle, la ville entre deux mers
Que l'isthme s'effondre dans les flammes et que les flots se rejoignent
Il ne me reste plus qu'à porter moi-même dans la chambre la torche nuptiale
A égorger moi-même après les prières rituelles
Les victimes consacrées sur les autels
Courage
Tu chercheras toi-même dans leurs entrailles la voie de la vengeance
Si tu es encore en vie
Si tu gardes quelque trace de ton énergie d'antan
Oublie que tu es une femme, un être craintif
Retrouve ton âme de Caucasienne
Cuirasse-toi de violence
Toutes les horreurs dont la Crimée et la mer Noire ont été le théâtre se répéteront à l'isthme de Corinthe
Sauvages, inouïes, terribles, effroyables sur la terre comme au ciel
Des images de malheur s'agitent dans ma tête
Plaies, massacres, cadavres mis en pièces et jetés çà et là
Non, voilà des souvenirs trop innocents
Je n'étais encore qu'une petite fille
La douleur d'une femme est exigeante
Il me faut des crimes supérieurs
Aujourd'hui je suis mère
Arme-toi de colère
Prépare-toi à une lutte à mort, un combat de furieuse
On se raconte déjà l'histoire de tes noces
Médée répudiée doit devenir légendaire
Comment quitteras-tu ton homme?
À ta manière? Comme tu es partie avec lui?
Mais assez tergiversé
Ce foyer tu l'as construit sur le crime
C'est par le crime qu'il te faut en partir
CHOEUR I
56-115
LE CHOEUR
Dieux du ciel Dieux de la mer Venez assister à ces noces royales
Et bénissez-les
Et vous aussi peuples de la terre
Venez à nous selon le rite
Un taureau blanc sera la première victime
Et offrira sa gorge aux maîtres du tonnerre
Pour Lucine une génisse au corps de neige
Encore indemne du joug
Encore intacte du mâle
Déesse qui arrêtes Mars hérissé de fer
Et enchaînes ses mains sanglantes
Déesse qui apportes la trêve aux peuples en guerre
Déesse qui tiens la corne d'abondance Douce déesse de la paix reçois un tendre sacrifice

Et toi dieu qui tiens le flambeau des noces légitimes
Dieu qui dissipes la nuit Sois notre témoin Viens garçon Viens ici ivre et titubant Couronné de roses
Et toi qui brilles trop tard pour le désir des amants Amenant la nuit Puis ramenant le jour Ce matin des épouses t'appellent
Viens nous inonder de lumière
Elle est belle
Plus belle que les femmes d'Athènes
Plus belle que les filles de Sparte De la ville sans murailles Où les filles courent comme des garçons dans la montagne Et nagent dans les eaux sacrées de l'Alphée
Qu'elle paraisse dans sa beauté
Et Jason verra reculer devant lui
Dionysos le fils de l'éclair meurtrier
Dont le char est attelé de tigres
Il verra reculer
Apollon le frère de la vierge guerrière
Le dieu au trépied inspiré
Il verra reculer Castor
Et son frère Pollux, le boxeur
Maîtres du ciel
Telle est ma prière
Que cette femme soit la plus parfaite- des épouses
Que ce héros soit le plus parfait des époux
Quand elle danse au milieu des femmes
Son visage brille et les autres s'éteignent
Ainsi la splendeur du soleil fait pâlir les étoiles
Les Pléiades s'effacent les nuits de pleine lune
Quand le miroir de son disque resplendit
Ainsi la pourpre syrienne éclabousse la neige
Et le berger voit étinceler l'aurore sur le givre de l'aube
Arrache-toi à l'étreinte de la terrible Caucasienne
Tu n'as connu qu'une femme aux désirs effrénés
Une femme qui te forçait à la prendre
Une femme que tu serrais en tremblant dans tes bras
Apprends le bonheur
Prends la jeune fille des rives grecques
Retrouve la paix
En recevant ton épouse des mains de ses parents
Hymen
Noble fils de Bacchus qui porte le thyrse
Pâle Hymen il est temps
Allume rituellement le pin de la torche hérissée
Fais jaillir l'étincelle de tes doigts langoureux
Qu'on entende ricaner les chansons bouffonnes
Que la foule se déchaîne en plaisanteries obscènes
Quant à elle
L'étrangère
Qu'elle parte dans la nuit
Sans un mot
Qu'elle parte à l'aventure
Comme une qui s'est fait enlever par un homme de passage
SCÈNE II
116-178
Médée, la nourrice.
MÉDÉE
Nous sommes perdus
Un chant nuptial a frappé mes oreilles
Moi! Un malheur pareil
Non! Je ne peux pas y croire
Jason aurait pu
Faire cela
Après m'avoir volé un père, une patrie, un royaume
M'abandonner seule chez des étrangers
M'abandonner sans un geste
Sans égard pour sa dette
Sans égard pour mes crimes
Il m'a vu vaincre les flammes et les flots
Croit-il donc éteint le feu des sortilèges ?
Mon esprit s'égare et m'emporte sans but et sans raison
D'où me viendra la vengeance ?
Si seulement il avait un frère
Il a une femme
C'est à elle qu'il faut m'en prendre
Je l'égorgerai
Suffira-t-elle à ma douleur ?
Des cités grecques, des villes barbares
Savent des façons de faire que tes mains ignorent
C'est le moment de t'y mettre
Et que tes crimes te servent de guides
Qu'ils reviennent te conseiller
Tous
L'illustre emblème du royaume
Que tu as volé
Un enfant
Ce frère, ce compagnon de ta jeunesse criminelle
Poignardé
Sous les yeux de son père
Son corps mis en pièces et jeté à la mer
Le vieux Pélias
Coupé en morceaux
Et précipité dans une chaudière bouillante
Deuils et sacrilèges
Le sang coulait, coulait
Mais j'agissais sans haine
J'aimais
D'un amour malheureux et sauvage
Oui
Que Jason pouvait-il faire
Soumis à des lois étrangères
Et aux caprices d'un autre?
Il devait se plonger une épée dans le coeur
Tu as mieux à dire ma douleur
Tu as mieux à dire ma folie
Que Jason vive
Si c'est encore possible
Qu'il vive
Le Jason d'autrefois
Le mien
Et même s'il a changé
Qu'il vive
En mémoire de nous
Et m'épargne en retour
C'est Créon le coupable
Le seul coupable
Abusant de son pouvoir de roi
Il a défait un mariage
Enlevé des enfants à leur mère
Détruit ce lien que légitimait leur naissance
C'est lui seul qu'il faut atteindre
Lui qui doit payer
De sa maison je ferai un monceau de cendres
De l'incendie montera une fumée sombre
Que verront encore les marins doublant le cap Malée
LA NOURRICE
Tais-toi
Je t'en prie
Pleure mais en secret
Cache ta douleur
Il faut savoir encaisser les coups les plus rudes
Sans un mot
Rester impassible
Afin de pouvoir ensuite riposter
Seule la colère qui se cache est efficace
Avouer sa haine c'est perdre sa vengeance
MÉDÉE
Il faut bien peu souffrir
Pour pouvoir encore ruser et calculer Il n'est de grandes douleurs qu'exhibées
Je passe à l'attaque
LA NOURRICE
Arrête
C'est une folie
Arrête mon enfant
Même muette, même sans bouger
3
Tu es déjà menacée
MÉDÉE
La Fortune ménage les forts
Mais écrase les faibles
LA NOURRICE
Pour briller la valeur doit-elle encore en avoir l'occasion?
MÉDÉE
La valeur trouve toujours l'occasion de briller
LA NOURRICE
Il n'y a plus d'espoir, plus d'issue
Il n'y a plus que le malheur
MÉDÉE
Perdre l'espoir c'est perdre aussi le désespoir
LA NOURRICE
Loin de Colchos
Trahie par ton époux
Ta puissance n'est plus
Il ne te reste rien
MÉDÉE
Il me reste Médée
Regarde-moi
Je suis la mer et la terre
Le feu et le fer
Les dieux et la foudre
LA NOURRICE
Le roi est redoutable
MÉDÉE
Mon père aussi avait été roi
LA NOURRICE
Tu ne crains pas les soldats?
MÉDÉE
Non, pas même ceux qui jaillissent du sol
LA NOURRICE
Tu mourras
MÉDÉE
C'est ce que je veux
LA NOURRICE
Sauve-toi
MÉDÉE
J'ai regretté jadis de m'être sauvée
LA NOURRICE
Médée
MÉDÉE
Je serai Médée
LA NOURRICE
Tu es mère
MÉDÉE
Tu vois pour quel époux
LA NOURRICE
Tu hésites à partir?
MÉDÉE
Je partirai
Mais avant je me serai vengée
LA NOURRICE
Un autre vengeur se lancera à ta poursuite
MÉDÉE
Je saurai peut-être le retarder
LA NOURRICE
Assez de paroles
Tu es folle
Maintenant arrête tes menaces
Rabats ton orgueil
Il faut te soumettre aux circonstances
MÉDÉE
La Fortune peut tout me prendre
Sauf mon orgueil
Mais j'entends grincer une porte
Quelqu'un sort du Palais Royal
Qui est-ce?
C'est Créon
Le maître des Grecs
Tout bouffi d'importance
SCÈNE III
179-300
Créon, Médée.
CRÉON
Médée, la fille d'Aétès, l'enfant de l'Arménie
Cette créature malfaisante
N'est pas encore sortie de mon royaume
Il y a quelque piège qui se prépare
On connaît sa façon de faire et ses manières sournoises
Avec elle tu n'es jamais à l'abri d'un mauvais coup
J'allais nous débarrasser de cette peste en tranchant dans le vif Mon gendre m'a supplié et ses prières m'ont fléchi
Elle a eu la vie sauve
Mais à condition qu'elle délivre le pays de sa présence terrifiante
Elle s'en irait sans qu'on lui fasse de mal
Elle marche sur moi, roulant des yeux furieux, l'air mauvais
Elle veut me parler, elle approche
Arrière
Retenez-la
Qu'elle reste à distance
Qu'elle ne me touche pas
Et faites-la taire
Il faudra qu'elle apprenne un jour à obéir aux rois
Va t'en
Vite
Pars d'ici
Monstre
Tu es horrible
Disparais
MÉDÉE
De quoi suis-je accusée? Quelle faute me condamne à l'exil?
CRÉON
L'innocente qui demande pourquoi on la condamne à l'exil
MÉDÉE
Si c'est le juge qui me condamne, instruis ma cause
Si c'est le tyran, donne tes ordres
CRÉON
Juste ou injuste il faut te plier à la volonté royale
MÉDÉE
L'injustice des rois ne porte pas chance à leur trône
CRÉON
Va pleurer en Arménie
MÉDÉE
J'y retourne
Mais celui qui m'avait emmenée doit m'y reconduire
CRÉON
Trop tard ma décision est prise
MÉDÉE
Avant de juger d'une affaire
Il faut écouter aussi l'autre partie
Ton verdict est peut-être juste
Mais le procès n'a pas été correct
CRÉON
Avais-tu écouté Pélias avant de l'exécuter?
Mais parle
Une aussi belle cause doit se faire entendre
MÉDÉE
Ma tâche est ardue
Calmer un coeur brûlant de colère
4
Installé orgueilleusement sur le trône, un roi s'imagine qu'il ne peut sans déchoir revenir sur une décision
Je le sais, j'ai grandi dans une cour royale
Même si aujourd'hui je suis déchue et lamentable
Si je suis une fugitive, une mendiante solitaire
Une femme abandonnée
Un monceau d'afflictions
Je brillais autrefois aux côtés de mon père
J'étais une noble héritière
La petite fille du Soleil
Les terres qu'arrosent les méandres de la Volga
Tout le pays au-delà de la mer Noire
Les marais saumâtres de Chersonnèse
Les rivages de Cappadoce que tyrannise l'armée des Amazones
Les femmes sans hommes
Tel est l'empire sur lequel règne mon père
Noble, heureuse, puissante
Mon rang était celui d'une reine
Je brillais
Les prétendants me courtisaient
Et c'est moi aujourd'hui qui courtise les hommes
Rapide est la Fortune
Et changeante
Elle m'a précipitée de mon trône et jetée en exil
Faites donc confiance à la royauté
La puissance va à l'un, quitte l'autre, au hasard et sans crier gare
Il n'est pas de splendeurs ni de privilèges royaux qu'un jour n'emportera
Sinon le pouvoir de secourir les affligés et d'accueillir les mendiants
Voilà la seule gloire que j'aie emportée avec moi d'Arménie
L'honneur insigne d'avoir sauvé l'élite de votre jeunesse
Le rempart du pays grec
Les enfants des dieux
Grâce à moi Orphée est vivant
Son chant attendrit les pierres et entraîne les forêts
Grâce à moi ils sont vivants les divins jumeaux
Castor et Pollux
Et aussi les fils du Vent
Et Lyncée
Dont le regard perçant porte loin sur la mer
Et tous les rois Minyens
Je ne parlerai pas du roi des rois
Pour lui on ne me doit rien
Pour lui je ne demande rien à personne
Les autres je vous les ai ramenés
Lui je l'emmenai avec moi
Maintenant à ton tour de parler
Accumule les reproches
J'avouerai tout
Mais je n'ai qu'un seul crime à avouer
J'ai sauvé la nef Argô et je l'ai ramenée
Que je reste à ma place de petite fille
Que je reste aux côtés de mon père
Et c'en était fini des rois pélages et de tout le pays grec
La première victime devait être ton gendre
Terrassé par un taureau sauvage aux naseaux de feu
Qu'importe le sort qui m'attend et l'issue de mon procès
Je ne regrette pas d'avoir sauvé l'honneur de tant de rois
Celui que j'avais eu pour seule récompense de mon crime
Tu me l'as pris
Condamne l'accusée si tu veux
Mais rends-lui sa faute
Je suis coupable, Créon, je l'avoue
Mais tu le savais quand je me traînais à tes pieds
Et que je venais autrefois mendier ta protection
De nouveau je t'implore
Aujourd'hui je ne demande qu'un coin
Un trou infect pour cacher ma misère
Si tu ne veux plus de moi dans la ville
Trouve-moi un asile au fin fond du royaume
CRÉON
Je ne suis pas un de ces potentats tyranniques qui piétinent orgueilleusement les miséreux
J'ai fait mes preuves
Je me suis illustré en choisissant pour gendre un exilé
Un homme dans le malheur
Terrorisé
Poursuivi par Acaste le roi de Thessalie
Qui veut se venger et le tuer
Pour le meurtre de son père
Un vieillard sans défense
Tremblant
Exténué par l'âge
Qui fut coupé en morceaux
Il demande justice
Pour ses soeurs
Trompées dans leur amour filial
Et poussées par tes ruses
Au plus horrible des parricides
Jason peut plaider l'innocence
Si tu sépares ta cause de la sienne
Il n'a pas de sang sur les mains
Il n'a pas tué
Il est resté pur
Il ne fut pas ton complice
C'est toi la coupable
Toi qui as monté ces affreuses machines
Tu as la malignité d'une femme
Et toutes leurs audaces
Tu as la force d'un homme
Sans honneur et sans mémoire
Va-t'en
Débarrasse le royaume
Emporte tes herbes de mort Libère mes sujets de la peur
Va t'installer en d'autres lieux
Va ailleurs inquiéter d'autres dieux
MÉDÉE
Tu me forces à partir
Rends à la fugitive son navire
Rends-lui son compagnon
Pourquoi suis-je la seule que tu expulses?
Je n'étais pas venue seule
Si c'est la guerre que tu redoutes il faut nous jeter dehors tous les deux
Pourquoi distinguer entre les deux coupables?
C'est pour lui que Pélias est mort
Pas pour moi
Ajoute la fuite, le pillage
Un père abandonné
Un frère assassiné
Et tout ce que fait faire mon mari à ses jeunes épouses
Tous ces crimes ne m'appartiennent pas
Même si je les ai commis
Ce n'est pas à moi qu'ils profitaient
CRÉON
Il te faudrait déjà être partie
Pourquoi gagner du temps par des paroles?
MÉDÉE
Je pars
Mais je te fais humblement cette dernière prière
Que la faute de la mère ne retombe pas sur des fils innocents
CRÉON
Va
Je prendrai soin d'eux comme si j'étais leur père
MÉDÉE
Moi
Au nom de la couche légitime dans la chambre royale
Au nom des espoirs à venir
Au nom de ces royaumes que la Fortune inconstante fait et défait tour à tour
Je t'en prie
Donne-moi du temps
Un peu de temps avant de partir
Que j'embrasse mes fils pour la dernière fois
Peut-être en mourrai-je
5
CRÉON
Tu veux du temps pour tendre tes pièges
MÉDÉE
Quels pièges? En quelques instants
CRÉON
Quelques instants suffisent aux criminels pour faire le mal
MÉDÉE
A une malheureuse tu refuses même un instant pour pleurer?
CRÉON
Une peur au fond de moi me dit de repousser tes prières
Pourtant tu auras un jour de grâce
Un seul jour pour préparer ton départ
MÉDÉE
C'est trop
Tu peux encore rogner sur ce temps que tu m'accordes
Moi-même j'ai hâte d'en finir
CRÉON
Ce sera la peine capitale
Si tu n'as pas quitté l'isthme avant le lever du jour
Mais les cérémonies du mariage réclament ma présence
Le dieu Hymen un jour de noces exige son dû de prières
CHOEUR II
301-379
LE CHOEUR
L'audace
De celui qui le premier sur une barque fragile
A franchi les flots mouvants
L'audace
De celui qui le premier vit sa terre derrière lui
Et confia sa vie aux vents insaisissables
L'audace
De celui qui le premier traça sur la mer un sillon hésitant
Il crut pouvoir se fier à une mince coque de bois
Fragile frontière
Entre les routes de la vie
Et celles de la mort
Trop d'audace
Personne alors ne connaissait les étoiles
On ignorait encore la science des constellations
Dessinées sur la voûte céleste
Les navires ne savaient éviter ni les pluies du Taureau
Ni la saison de la Chèvre
Ou le Bouvier
Quand son char se détourne lentement vers le pôle
Les vents n'avaient pas de noms
Ils ne s'appelaient pas encore Zéphyr ou Borée
Tiphys fut l'audacieux
Tiphys fut le premier à déployer ses voiles sur la vaste mer
Il maîtrisa les vents
Tantôt par vent arrière il naviguait grand largue
Tantôt il louvoyait dans les brises
En avançant le point d'écoute
Tantôt il laissait prudemment la flèche à mi-hauteur
Tantôt il la hissait en tête de mât
Comme le marin qui prend des risques
Pour ne rien perdre du vent
Et là-haut dans les huniers claquent les rouges perroquets
Nos ancêtres ont connu le temps de l'innocence
Ils étaient sans malice
Chacun restait paisiblement chez soi
Vieillissant sur le champ de ses aïeux
Un rien les rendait riches
On ne connaissait d'autres biens
Que ceux produits par la terre natale
En ce temps-là le monde était multiple
Ailleurs était vraiment ailleurs
Mais le vaisseau thessalien a rompu l'ordre établi
Et réduit le monde à n'être plus qu'un
Il a frappé la mer qui dut souffrir ses coups de rame
À nous il apprit l'océan
La crainte
Et les mystérieux horizons
Ce bateau était criminel
Le châtiment fut terrible
Il courut longtemps de danger en danger
Quand les portes de la mer
Les deux montagnes
Qui de part et d'autre surplombent les flots
S'ébranlèrent dans un fracas de tonnerre
Et se fermèrent soudain
Quand l'eau refoulée jaillit en écume
Éclaboussant les étoiles
Et se mêlant aux brumes du ciel
Tiphys est devenu blême
Tiphys l'audacieux
Sa main a molli, il a lâché les écoutes
Orphée est resté sans voix et sa lyre muette
Argô elle-même ne disait rien
Quand Scylla, la jeune Sicilienne
Qui autour du ventre a une ceinture de chiens enragés
Quand elle les fit hurler tous ensemble
Quel est le marin d'Argô qui n'a pas tremblé?
Quand les monstres de l'Italie,
Les sombres Sirènes
Bercèrent la mer de leurs chants
Orphée le Thrace prit sa cithare
Et joua
A son tour il les enchaînait à sa voix
Et les entraînait dans le sillage du navire
Et pour quoi ce voyage?
Et pour quoi ce périple?
Pour une toison d'or
Et une femme plus dangereuse que la mer
Médée
Elle était le prix de la course
Le prix à payer par le premier navire
Le juste prix
Maintenant l'océan est vaincu
Et tout entier soumis à la loi des hommes
Pour construire Argô
Nul besoin désormais des mains habiles d'Athéna Il n'y a plus d'Argô Plus de gloire à ramer
Plus de rois qui fassent équipage
La première barcasse venue affronte la haute mer
Toutes les barrières ont été bousculées
Sur les terres vierges on édifie des villes
Le monde est sillonné de routes
Tout bouge
Rien n'est resté de l'ordre de jadis
Les Indiens boivent l'eau glacée du Don
Les Perses se baignent dans l'Elbe et dans le Rhin
Bientôt viendra le siècle où sautera la dernière barrière
L'océan révélera un continent immense
Sur l'horizon marin se lèvera un nouveau monde
Au-delà de l'Islande il y aura d'autres terres
SCÈNE IV
380-430
Médée, la nourrice.
LA NOURRICE
Où cours-tu si vite, si loin de la maison?
Ma petite, reste
Maîtrise ta colère, contiens-toi
La voici titubante
Comme une possédée
Une de ces Bacchantes qui ont le dieu en elles
Ces folles qui courent dans la neige
Sur le Pinde et les montagnes de Nysa
La voici comme ces femmes
Galopant sans but
Le corps disloqué
Avec sur le visage tous les signes de la fureur
Les joues enflammées
6
Un souffle profond et haletant
Une voix puissante
Ses larmes ruissellent
Elle rit
Elle passe d'un extrême à l'autre
De quel côté va basculer son coeur?
Qui sera sa victime?
Elle hésite
Menaces, cris de rage, plaintes et pleurs
La fureur déborde
Où la vague va-t-elle déferler?
Elle mijote un crime
Et pas un crime médiocre
Pas un crime de rien du tout
Elle va se vaincre elle-même
Je reconnais les signes de sa colère d'antan
Il y a là qui se prépare quelque chose de grand, de fou, de sauvage, de monstrueux
Je le vois
C'est le visage de la fureur
Grands dieux! Pourvu que je m'égare sur de fausses craintes!
MÉDÉE
Malheureuse
Tu voudrais savoir jusqu'où laisser aller ta haine
Prends modèle sur l'amour
Moi
Je vais supporter sans rien dire ces noces royales
Ce jour s'écoulera comme un autre
Ce jour qu'un ambitieux a tant appelé de ses voeux
Et qu'un autre ambitieux lui a offert
Tant que la terre et le ciel l'un sur l'autre s'équilibreront
Tant que la voûte étincelante tournera égrenant le temps
Tant qu'innombrables seront les grains du sable
Tant qu'avec le soleil se lèvera le jour
Qu'avec la nuit se lèveront les étoiles
Tant que l'ourse brillera au pôle sans tomber dans la mer
Tant que les fleuves iront à l'océan
Jamais ne cessera ma fureur
Jamais ne faiblira ma rage de vengeance
La sauvagerie des fauves
Scylla
Charybde avalant la mer au détroit de Messine
L'Etna écrasant le Titan qui suffoque
Rien n'égale le feu qui couve en moi
Ni les flots d'un torrent
Ni la mer démontée
Ni la tempête quand le mistral se lève
Ni les incendies qu'il attise
Ne pourraient arrêter ma violence
Contenir ma colère
Ce sera un massacre, un holocauste
Il redoutait Créon et les armées du roi de Thessalie?
La crainte n'effleure pas un amour véritable
Mais même contraint, même prisonnier
Il aurait pu venir et parler à sa femme
Une dernière fois
Il a eu peur le terrible Jason
Une fois de plus
Il pouvait puisqu'il est le gendre du roi retarder l'heure affreuse de mon exil
Un seul jour pour deux enfants
Mais je ne pleure pas sur ces instants trop brefs
De ces instants je ferai une éternité
Et de ce jour, un jour à jamais mémorable
Jour de profanation
Jour de chaos
LA NOURRICE
Maîtrise ton coeur ravagé par le malheur
Retrouve des sentiments plus doux
Calme-toi
MÉDÉE
Il n'y a d'autre repos pour moi
Que dans le spectacle d'un monde s'effondrant pour accompagner ma ruine
La mort est plus douce quand elle n'est pas solitaire
LA NOURRICE
Regarde d'abord les périls qui t'attendent Innombrables
Si tu t'obstines dans cette voie
On ne s'attaque pas impunément au pouvoir
SCÈNE V
431-559
Médée, Jason.
JASON
Favorable ou hostile
Le sort toujours sur moi s'acharne
Quand les dieux m'envoient des amis pour me secourir
Ils sont pires que des ennemis
Si je voulais rester fidèle à ma femme
Elle le méritait
C'était la mort
Et si je refusais de périr
Je devais trahir ma foi et me conduire comme un misérable
J'ai trahi
Ce n'est pas la peur qui l'a emporté
Mais l'amour de mes enfants
J'ai tremblé pour eux
Ils les auraient tués après nous
Sainte Justice
Si tu as une place dans le ciel
J'invoque ta puissance
Je te prends à témoin
Le père n'a cédé que devant ses fils
Elle-même
Avec sa sauvagerie et son coeur rebelle
Elle-même préfère ses enfants à son époux
Je me suis armé de courage
Et j'ai décidé de venir la voir
J'affronterai sa colère avec mes seules prières
La voici
Elle m'a vu et elle a bondi
Une furieuse avec un masque de haine
Sa douleur est tout entière sur son visage
MÉDÉE
Je pars Jason oui je pars
J'ai l'habitude des voyages
Jusqu'ici c'était toi qu'en partant je protégeais
Mais aujourd'hui j'ai de nouvelles raisons de fuir
Je m'en vais
Je quitte notre maison
Parce que tu me répudies
Mais chez qui me renvoies-tu?
Retournerai-je à Colchos et sur les rives de la Volga?
Au royaume de mon père et sur les terres que mon frère a inondées de son sang?
Où veux-tu que j'aille et quelles mers dois-je franchir?
Par le Bosphore j'ai reconduit une noble troupe de rois
Pour suivre un infidèle j'ai passé les Dardanelles
Irai-je dans la petite Iolchos?
Irai-je en Thessalie?
Les voies que pour toi j'ai ouvertes
Pour moi je les fermais
Où me renvoies-tu?
Tu m'ordonnes l'exil mais à l'exilée tu ne donnes pas d'asile
Qu'elle aille!
Le gendre du roi a parlé
Je ne refuse pas d'obéir
Ajoute des châtiments affreux
Je les ai mérités
Que le roi tourmente la concubine
Qu'il la brutalise jusqu'au sang
C'est sa colère de roi
Qu'il charge mes mains de chaînes
Qu'il m'enferme pour toujours dans un cachot obscur
J'endurerai tout, je mérite pire
7
Mais toi
Tu ne te souviens pas
Rappelle-toi
Les taureaux aux naseaux de feu
Puis la horde terrifiante et sauvage
La meute flamboyante d'Aétès
Surgie tout armée du champ labouré
Les enfants belliqueux de la terre qui sur mon ordre s'entretuèrent
Rappelle-toi
La toison d'or
La peau du bélier d'Aétès que tu venais chercher
Un monstre la gardait qui ne dormait jamais
Je l'ai plongé dans le sommeil
J'ai trahi mon frère et je l'ai tué
Les crimes succédaient aux crimes
Rappelle-toi ces filles que je prenais au piège
Qui découpèrent en morceaux leur vieux père
Dans le faux espoir de le ressusciter
Jason rappelle-toi
J'avais laissé mon royaume pour aller reconquérir celui d'un autre
Au nom de ces enfants qui te viendront peut-être
Au nom de ce foyer que maintenant tu possèdes
Par les monstres vaincus
Par ces mains qui ne t'ont jamais rien refusé
Par tes peurs passées
Par le ciel et la mer témoins de mes noces
Pitié
Tu es un homme comblé
Je suis une mendiante
A ton tour de donner
Pitié
Là-bas il y avait des richesses
Cet or que les Russes vont razzier dans des contrées lointaines
Et rapportent par les Indes brûlées de soleil
Le palais en regorge
Et nous en ornons les arbres des forêts
Dans mon exil je n'ai rien emporté
Que le cadavre de mon frère
Et encore je l'ai jeté morceau après morceau
Pour protéger ta fuite
Pour toi j'ai perdu ma patrie, mon frère et mon honneur
Telle fut ma dot quand je t'épousais
Rends-la-moi puisque tu me répudies
JASON
Créon qui te hait voulait ta mort
J'ai pleuré, je l'ai fléchi
Il a consenti à l'exil
MÉDÉE
Je pensais que l'exil était un châtiment
Voilà que c'est un cadeau
JASON
Pars tant que tu le peux encore
Enfuis-toi, va-t'en d'ici vite,
La colère des rois ne retombe jamais
MÉDÉE
Tes conseils ne profitent qu'à Créüse
Tu te débarrasses d'une concubine qui la gêne
JASON
Voici que Médée m'accuse d'aimer
MÉDÉE
Médée t'accuse de meurtre et de trahison
JASON
Quels crimes peux-tu me reprocher?
MÉDÉE
Tous les miens
JASON
Tu en oublies un
Celui que tu commets aujourd'hui en me rendant coupable de tout
MÉDÉE
C'est toi
Ces crimes sont les tiens
A qui ont-ils profité?
Tous peuvent convaincre ton épouse d'infamie
Seul tu dois encore la défendre
Seul tu dois la déclarer innocente
Quand quelqu'un commet un crime pour toi
Tu dois l'innocenter
JASON
Une vie est bien triste si on la doit à la honte
MÉDÉE
Il suffit de refuser et cette vie et cette honte
JAsON
Tu ferais mieux de te calmer
Domine ta colère
Pense aux enfants
MÉDÉE
Je les refuse Je les repousse Je les renie
Mes enfants à qui Créüse donnera des frères
JASON
La reine est puissante
Eux sont des fils d'exilés
Des miséreux
MÉDÉE
Que jamais ne vienne ce jour de malheur
Qui à ma noble progéniture unirait une descendance infâme
Mêlerait aux fils d'Apollon les enfants de Sisyphe
JASON
Tu veux, misérable, m'entraîner dans ta chute?
Pourquoi?
Va-t'en je t'en prie
MÉDÉE
Créon, lui, a écouté les prières d'une mendiante
JASON
Dis-moi ce que je peux faire
MÉDÉE
Pour moi? tu commettrais un crime?
JASON
Je suis pris entre deux rois
MÉDÉE
Il y a plus redoutable que ces rois
Il y a Médée
Engageons la lutte, laisse-moi me battre
L'enjeu sera Jason
JASON
Non
Je n'en peux plus
Je suis vaincu et je me rends au malheur
Toi-même prends garde
Tu connais les coups que réserve le sort
MÉDÉE
J'ai toujours surmonté la Fortune
JASON
Acaste s'obstine et menace
MÉDÉE
Créon est encore plus près
Fuis l'un et l'autre
Non Médée ne te demande pas de t'armer contre ton beau-père ni de te souiller du meurtre d'un parent
Reste innocent
Pars avec moi
JASON
Et qui tiendrait tête aux deux armées convergeant contre nous?
Que faire si Acaste et Créon réunissent leurs forces?
MÉDÉE
Ajoute l'Arménie, ajoute Aétès menant son armée scythe aux côtés des Grecs
Je les engloutirai
JASON
J'ai peur des rois, des sceptres menaçants
8
MÉDÉE
Veille plutôt à ne pas les envier
JASON
Arrête
On va nous surprendre
Voilà trop longtemps que nous sommes ensemble à parler
MÉDÉE
C'est le moment
Jupiter, tonne, emplis le ciel de ta puissance
Lève la main droite
Prépare tes feux vengeurs
Déchire les nuées
Ébranle l'univers
Ne mesure pas ta violence à l'aune de la justice
Ne cherche pas lequel punir de lui ou de moi
Quelle que soit ta victime ce sera la bonne
Elle sera coupable
Ta foudre ne peut se tromper de cible
JASON
Viens
Retrouve la raison
Parle calmement
Si quelque chose se trouve dans la maison de mon beau-père
Qui puisse adoucir ton départ
Demande-le
MÉDÉE
Tu le sais
J'ai assez de courage pour mépriser la puissance royale
J'en ai l'habitude
Je ne demande que mes enfants
Qu'ils m'accompagnent dans mon exil
Que je puisse pleurer contre leur poitrine
Tu auras d'autres fils
JASON
Je voudrais bien accéder à ta prière
Mais mon amour de père me l'interdit
Et l'amour paternel est sacré
Le roi lui-même, le père de ma femme ne pourrait m'y contraindre
Je ne le supporterais pas
Ils sont ma raison de vivre
Le réconfort de mon coeur usé par les soucis
Plutôt perdre la vue, l'usage de mes membres
Plutôt perdre la vie
MÉDÉE
Il aime donc à ce point ses fils
C'est bien
Le voici dans le piège
Je connais son point faible
Laisse-moi les voir avant de partir
Leur donner mes derniers conseils
Les serrer contre moi pour la dernière fois C'est aussi un réconfort
Enfin
Et ce sera mes derniers mots
Je te demande d'oublier tout ceci
Ce flot de paroles désespérées
Souviens-toi de mes bontés
Efface de ta mémoire ma colère d'aujourd'hui
JASON
J'ai déjà tout oublié
Et je t'en prie
Toi aussi maîtrise le bouillonnement de ton esprit
Sois calme
La sérénité adoucit la misère
SCÈNE VI
560-578
Médée, la nourrice.
MÉDÉE
Il est parti
Est-ce-possible?
Il va et m'oublie
Il m'oublie
Moi et mes crimes innombrables
Nous sommes sortis de toi
Non jamais nous n'en sortirons
Jamais nous ne te laisserons
Fais-le maintenant
Fais appel à toutes tes forces, à toutes tes ruses
Un crime ne profite que si on le commet avec bonne conscience
Il va être difficile de ruser car on se méfie de moi
Il me faut donc attaquer par une voie à laquelle personne ne peut s'attendre
Allons il est temps Médée, de l'audace
Tente tout ce qui est possible
Et tout ce qui est impossible
Toi
Ma nourrice fidèle
La compagne de mon chagrin
L'amie de l'heur et du malheur
Aide-moi
Mes projets sont ceux d'une misérable
Nous avons ici un manteau
Un cadeau qui vient du ciel
Le Soleil l'avait donné à Aétès pour qu'on le reconnût comme son fils
Il ornait la maison, il ornait le royaume
J'ai aussi un collier en mailles d'or
Et un diadème dont l'or se colore aux reflets des pierres qui l'ornent
Mes fils les porteront à la jeune mariée
Et les lui donneront en cadeaux
Mais auparavant je les aurai chargés de maléfices
Qu'on invoque Hécate
Qu'on prépare le rituel de mort
Dressez les autels
Que les flammes crépitent jusqu'au toit
CHOEUR III
579.669
LE CHOEUR
Nulle force au monde
Ni incendie ni ouragan
Ou machine de guerre
N'a la violence d'une femme abandonnée
N'a son ardeur et sa haine
Nulle force au monde
Ni le vent d'ouest
Qui charrie les nuages et les pluies de l'hiver
Ni le Danube en crue
Qui emporte les ponts et inonde la plaine
Ni le Rhône qui refoule la mer
Ni les torrents des montagnes grecques
À la fonte des neiges au printemps sous le soleil brûlant
C'est un feu aveugle
Attisé au vent de sa colère
Elle ne connaît ni maître ni freins
Sans crainte de la mort
Elle brûle d'affronter des épées nues
Dieux épargnez-nous
Dieux faites-nous grâce
Laissez vivre en paix le conquérant des mers
Mais il y a la fureur du dieu vaincu
Du roi de l'autre empire
Du maître des profondeurs
Un garçon eut l'audace de conduire le char du temps
Il oublia les bornes du domaine paternel
Dans sa fureur il incendia le ciel
Et périt dans le brasier qu'il avait allumé
On ne risque rien à emprunter une voie toute tracée
9
Va par où les gens sont toujours passés
Le chemin est sûr Sans profaner l'ordre sacré du monde
Sans violer l'univers
Ils ont payé les audacieux
Tous
Ils avaient tenu les fameuses rames
Volé la forêt sacrée du Pélion
Saccagé son ombre épaisse
Pour leur fabuleux navire
Ils avaient passé les écueils mouvants
Vaincu les dangers de la mer
Et jeté l'ancre à une rive barbare
Pour piller l'or étranger
Ils devaient revenir
Mais en expiant par une sombre fin
L'offense faite aux lois de l'océan
Ils avaient défié la mer
Et ils ont payé
Tiphys fut le premier
Il avait vaincu les profondeurs
Mais il laissa son gouvernail à un barreur novice
Et sur une plage étrangère
Loin du royaume de son père
Il mourut Un simple tertre l'a recouvert
Il gît sans gloire parmi les ombres anonymes
Depuis en mémoire de son roi perdu
Aulis garde prisonniers
Les navires venus relâcher dans son port
Que maudissent les marins encalminés
Puis ce fut Orphée le fils de la Muse
Quand il touchait les cordes de sa lyre
La mélodie arrêtait les torrents
Les vents se taisaient
Et les oiseaux oubliaient de chanter
Venant à lui avec les arbres de la forêt
Orphée fut mis en pièces
Et ses membres jonchèrent la campagne thrace
Pendant que sa tête partait au fil de j'eau
C'est ainsi qu'il redescendit dans le Styx et le Tartare
Mais cette fois il n'en revint pas
Hercule massacra les enfants du vent du Nord
Étouffa le fils de Neptune aux innombrables métamorphoses
Mais après avoir pacifié la terre et la mer
Après avoir pénétré dans le sinistre royaume de Pluton
Le maître de l'or
Il se fit brûler au sommet de l'OEta
S'offrant tout vivant à la morsure des flammes
Le sang mêlé du centaure lui rongeait les chairs
C'était le cadeau de son épouse
Ancée tomba sous les coups violents d'un sanglier
Méléagre profanant les liens du sang
Tua les frères de sa mère
Elle les vengea
Tous ont mérité leur mort
Mais quel était le crime de ce tendre garçon
Qu'Hercule cherchait en vain?
Noyé, pauvre enfant
Dans les eaux tranquilles d'une source
Les héros s'en vont parcourir les mers
Et il leur faut prendre garde à l'eau des fontaines
Idmon connaissait les destins
Un serpent pourtant l'a dévoré dans les sables de l'Afrique
Il disait vrai pour les autres
Mais se trompait pour lui
Mopsus est tombé sans revoir Thèbes
Si le chant de Pélée dit bien la vérité à venir
L'époux de Thétis connaîtra l'exil et l'errance
Nauplius le naufrageur périra noyé Ajax foudroyé tombera dans la mer Payant la faute de son père Oilée
La femme du roi de Phères devra racheter au prix de sa vie
Le destin de son époux
Et lui
Lui qui fut à l'origine de tout
Lui qui donna l'ordre de conquérir la Toison d'Or
Et de construire le premier navire
Pélias
Il a fini bouilli
Cuit dans un petit chaudron mijotant sur le feu
Dieux vous avez bien vengé la mer
Épargnez Jason
Il ne faisait qu'obéir aux ordres
SCÈNE VII
670.739
La nourrice.
LA NOURRICE
Horreur et épouvante
La catastrophe est là
Monstrueuse sa douleur grandit et se nourrit d'elle-même
Médée retrouve intacte sa puissance passée
Je l'ai souvent vue en proie à la fureur
Elle s'attaquait aux dieux
Faisait plier le ciel
Mais ce que Médée prépare est encore plus terrible
Médée va faire des prodiges
Elle est sortie de la maison en dansant comme une folle
Et s'est ruée dans son antre sinistre
Elle a étalé ses trésors
Elle a extrait ce qu'elle possédait de plus affreux
Avant elle n'osait même pas y toucher
Elle a fait surgir du secret des profondeurs tous ses mystérieux maléfices
Elle lève la main gauche
Et prononce les mots du sombre rituel
Elle invoque toutes les Pestes
Depuis les fléaux qui viennent des déserts brûlants d'Afrique Jusqu'à ceux que recèle dans ses neiges éternelles le Caucase figé par un froid polaire
Elle invoque tous les monstres
Voici qu'attirés par la magie de son chant
Les serpents sortent de leurs trous
Un immense cobra étire son corps
Et darde sa langue fourchue
Cherchant sur qui cracher son venin de mort
Mais le chant le fige sur place
Son corps gonflé se replie
Et il reste lové
« Que font là ces bestioles?
Ces calamités calamiteuses?
Tout ceci ne vient que du fond de la terre
Pour mes poisons je puiserai dans le ciel
Le temps est venu de la vraie grandeur
Et il me faut un monstre sublime
Pas un vulgaire reptile
Ici
Ici le Grand Serpent qui rampe dans le ciel comme un fleuve immense et tumultueux
Que descende le Dragon qui enlace de ses énormes méandres la Grande et la Petite Ourse
Sur l'une se guident les marins grecs, sur l'autre les syriens
Que le Serpentaire relâche son étreinte
Et lui laisse cracher son venin
Que mes chants fassent venir Python
Qui osa s'attaquer aux dieux jumeaux
Que vienne l'Hydre aux têtes renaissantes terrassée par Hercule
Toi aussi viens du fond de l'Arménie
Viens m'assister
Toi le Dragon aux yeux toujours ouverts
Et que j'endormis jadis pour la première fois de mes chants »
Ainsi elle évoqua toutes les races de serpents
Puis elle rassembla toutes les plantes maléfiques
Et en fit un seul tas
Celles qui poussent parmi les rochers inaccessibles de Sicile Celles qui sont nées du sang de Prométhée et croissent dans les neiges éternelles du Caucase
10
Celles qui arment les carquois des soldats perses et des libres cavaliers mongols
Celles dont les tribus germaines recueillent la sève dans le nord glacé, les nobles tribus de la Forêt.Noire
Elle entasse
Les herbes qui sortent de la terre au printemps, à la saison des nids
Celles qui poussent dans le froid du solstice quand les forêts dénudées sont corsetées par la rigueur du gel
Les plantes qui fleurissent en corolles vénéneuses
Celles dont on broie les racines pour en extraire le poison
Elle les prend à pleines mains
Elle a les herbes du mont Athos
Les herbes du Pinde
Les herbes du Pangée
Du sang a coulé quand le fer les a fauchées
Les unes ont poussé sur les bords du Tigre aux profonds tourbillons
Celles-ci près du Danube
D'autres sur les rives de l'Indus dont les eaux tièdes charrient des diamants à travers les déserts
Celles-là viennent du Guadalquivir qui se jette paresseusement
dans le golfe de Cadix
Certaines furent cueillies juste à l'aube
Sur cette autre un surgeon fut prélevé au milieu de la nuit
Pour celle-là l'épi fut coupé après une formule rituelle
Elle récolte les herbes de mort
Fait cracher leurs venins aux serpents
Elle mélange
Puis elle se tourne vers les oiseaux de malheur
Ajoute le coeur d'un hibou lugubre
Et étripe toute vive une chouette hurlante
Elle travaille dans les règles de l'art
Fait des tas séparés selon la nature du poison
Ici, la violence destructrice du feu
Là, la force paralysante du gel
Aux choses elle ajoute les mots
Tout aussi redoutables
Tout aussi efficaces
Mais elle vient
J'ai entendu son pas
Elle titube comme une démente
Elle chante
Aux premiers accents
Le ciel a frémi
SCÈNE VIII
740-848
Médée, la nourrice, les fils de Médée.
MÉDÉE
C'est vous que j'implore
Peuple du silence
Dieux infernaux
Chaos aveugle
Demeure obscure du dieu de l'Ombre
Âmes enchaînées aux rives du Tartare
Dans la grotte de la Mort décharnée
Renoncez aux supplices
Et venez
Venez vite à des noces comme vous n'en avez jamais vu
Que s'arrête la roue d'Ixion
Que cesse sa torture
Et qu'il mette pied à terre
Laissez boire Tantale
Laissez-le boire tout son saoul à la source Pirène
Seul Créon le beau-père de mon époux doit souffrir enfer et damnation
Que Sisyphe une fois pour toutes laisse tomber sa pierre
Et qu'elle roule jusqu'en bas au milieu des rochers
Vous les Danaïdes avec vos tonneaux sans fonds
Vous vous agitez vainement en un travail absurde
Venez
Ce jour a besoin de votre concours
Maintenant
Toi que j'ai rituellement convoqué
Astre de la nuit
Viens
Avec ta face des mauvais jours
Ton masque cornu et menaçant
Viens
Pour toi
Selon la coutume de mon peuple
J'ai dénoué mes cheveux
J'ai dénudé mes pieds
Et au coeur de la forêt
J'ai accompli le parcours rituel
J'ai fait pleuvoir dans un ciel sans nuage
J'ai vidé la mer et refoulé ses eaux au fond des abysses
J'ai arrêté le flux des marées
Et l'océan a reculé
Écrasé sous le poids des flots
Un semblable désordre a bouleversé le ciel
Les étoiles ont rencontré le soleil
Les Ourses ont touché à la mer interdite
J'ai faussé la marche du temps
La terre s'est couverte de fleurs dans l'ardeur de l'été
Par la force de mon chant
Cérès a vu son blé mûr en plein hiver
Par la force de ma volonté
Les eaux tumultueuses de la Volga ont reflué vers leur source
Le Danube s'est calmé
Et son cours s'est étalé sagement
Dans les bras d'un delta
Les flots ont résonné
Dans le silence des vents
La mer sans raison s'est gonflée
La voûte d'une forêt vénérable
A perdu son ombre
Par le seul pouvoir de ma voix
J'y ai ramené le jour Phoebus s'est arrêté au milieu du ciel Les Hyades vacillent
Par le pouvoir de mon chant
Il est temps
Phébé, il est temps
Viens m'assister
Ce sacrifice est pour toi
Pour toi ces guirlandes de serpents
Tressés neuf par neuf de mes mains sanglantes
Pour toi ces vipères arrachées au corps de Typhée le rebelle
Qui ébranla le pouvoir de Jupiter
Voici le sang du passeur, le sang du traître Nessus
Le cadeau de sa mort
Voici des cendres du bûcher de l'OEta
Tout imprégnées du poison herculéen
Voici des plumes trouvées dans la grotte des Harpyes Quand Zétès les chassa de leur retraite inaccessible
Ajoute enfin les plumes d'un oiseau de Stymphale
Atteint d'une flèche trempée dans le poison de Lerne
Autels vous avez grondé, les trépieds ont bougé
Je reconnais les signes, la déesse acquiesce à ma prière
Le char d'Hécate
Je le vois
Le char rapide de la déesse des triples carrefours
Ce n'est pas le disque lumineux
Qui parcourt le ciel les nuits de pleine lune
C'est la face blême et sinistre
Qui descend à l'appel menaçant des sorcières thessaliennes
Bien
Astre blafard
Répands un jour funèbre
Terrorise les peuples comme jamais
Les gongs retentissent en vain
Le bronze précieux ne pourra rien pour toi
Les Corinthiens ne te libéreront pas
11
Pour toi le sacrifice rituel
Pour toi le sang versé sur l'autel de terre
Pour toi le feu volé sur un bûcher funèbre
Allumé dans la nuit
Pour toi j'ai secoué la tête
Et pour toi la nuque renversée
J'ai dit les paroles
Pour toi selon l'usage funéraire
J'ai défait mes cheveux
Je les ai liés d'une bandelette pendante
Pour toi
J'agite une branche trempée dans l'eau noire du Styx
J'ai les seins nus comme une Ménade
Pour toi
Je vais m'entailler les bras avec le couteau sacrificiel Que mon sang coule sur l'autel
Ma main
Apprends à manier le poignard
Apprends à verser le sang de ta race Le coup a porté
J'ai offert le liquide sacré
Artémis
Si trop souvent je t'importune de mes prières
Pardonne-moi, je t'en prie
Fille de Persès
Bien souvent j'ai invoqué ton arc
Toujours pour la même cause
Toujours pour Jason
Aujourd'hui
Voici le manteau de Créüse
Empoisonne-le
Dès qu'elle s'en sera revêtue
Qu'une flamme rampante pénètre au fond de ses moelles
Et les brûle
Enferme une ardeur obscure dans l'éclat fauve de l'or
Un feu invisible qui couve
Je veux y cacher le cadeau de Prométhée
Le feu volé au ciel
Et qu'il paya de son ventre bourgeonnant
Il m'apprit l'art d'enfouir les braises sans les éteindre
Je veux y cacher le cadeau de Vulcain
Le feu qui rampe sous la croûte de soufre
Je veux y cacher des étincelles
Prises au brasier éternel de mon oncle Phaéthon
Les dons que la Chimère m'a crachés du fond de son ventre
J'ai les flammes volées à la gueule brûlante du taureau
Pour en conserver secrètement la puissance maléfique
Je les ai mêlées à du fiel de Méduse
Hécate réveille ces poisons
N'en garde que les germes
Et cache-les dans ce présent de noces
Il faut qu'ils échappent à la vue
Qu'indécelables au toucher
Leur chaleur pénètre dans ses veines et atteigne son coeur
Il faut que ses membres se liquéfient
Que ses os fument
Il faut que sa chevelure s'embrase
Et que la fiancée éclipse de sa flamme les torches nuptiales
La prière est exaucée
Hécate a aboyé trois fois
Hécate n'a pas reculé
Trois fois du feu sacré
Une flamme a jailli
En signe de mort
Tout est accompli
Toutes les forces sont conjuguées
Fais venir mes enfants
Je veux leur confier les précieux cadeaux et qu'ils les portent à la fiancée
Allez mes fils
La fortune abandonne votre mère
Allez trouver l'autre
Allez l'attendrir avec des cadeaux
La submerger de prières
C'est elle la maîtresse
C'est elle la marâtre
Partez et revenez vite à la maison
Que je puisse une dernière fois
Connaître le bonheur de vous serrer dans mes bras
CHOEUR IV
849-878
LE CHOEUR
Où va-t-elle la Ménade couverte de sang
Où court-elle tête baissée l'amoureuse sauvage?
Quel crime prépare-t-elle?
Furieuse et déchaînée?
Son visage grimace de colère
Elle a le regard fixe
Elle secoue la tête comme une bête
La relève avec arrogance pour provoquer le roi
Qui croirait qu'il vient de la chasser?
Ses joues brûlent d'un éclat rutilant
Le blanc chasse le rouge
Elle devient livide
Passe par toutes les couleurs
Prend toutes les apparences sans jamais en conserver aucune
Elle tourne comme une tigresse du Gange
Qui a perdu ses petits
Et que sa course folle entraîne à travers la jungle
Médée ne sait dompter ni ses colères ni ses amours
Et aujourd'hui son amour et sa colère ont un même objet
Que va-t-il arriver?
La terrible Arménienne quittera-t-elle la campagne grecque? Délivrera-t-elle de la peur
Les princes et le royaume?
Phoebus fouette ton attelage
Lance-le à bride abattue
Que la tendre nuit enferme la lumière
Que sombre avec Vesper qui amène le soir Un jour redoutable
SCÈNE IX
879-890
Le messager, le choeur.
LE MESSAGER
C'est la catastrophe
Il n'y a plus de royaume
Il n'y a plus d'État
Le père et la fille gisent confondus sous les décombres de l'incendie
LE CHOEUR
Comment se sont-ils laissé surprendre?
LE MESSAGER
Comme tous les rois
Ils ont accepté des cadeaux
LE CHOEUR
Et le piège était dedans?
Comment est-ce possible?
LE MESSAGER
Moi-même je n'y comprends rien
Tout est fini et pourtant je n'arrive pas à y croire
LE CHOEUR
Comment est arrivé le drame?
LE MESSAGER
Un feu furieux a embrasé en même temps toute la maison du roi
Comme au même signal
Déjà le palais est entièrement détruit
Et on craint pour la ville
LE CHOEUR
Il faut éteindre les flammes avec de l'eau
12
LE MESSAGER
C'est là le plus extraordinaire de ce drame
L'eau nourrit le feu
Et plus on combat le brasier plus il brûle avec force
Il retourne nos armes contre nous
SCÈNE X
891-977
Médée, la nourrice.
LA NOURRICE
Médée va-t'en! Va-t'en vite!
Quitte la Grèce! Pars!
N'importe où
MÉDÉE
Moi? Abandonner le terrain?
Si j'étais déjà partie je reviendrais
Pour voir ça
Ces noces vraiment extraordinaires
Pourquoi hésiter? Courage
Suis ton premier mouvement
C'était le bon
Cette vengeance qui te réjouit n'est qu'un début
Il y aura d'autres épisodes
Ta fureur est encore de l'amour s'il te suffit que Jason ne se remarie pas
Invente un châtiment nouveau
Des tourments inouïs
Désormais prépare-toi à être toi-même
Viole tous les interdits
Débarrasse-toi de tout respect humain
On ne se fait pas justice en gardant les mains pures
Vautre-toi dans la colère
Tu dors, réveille-toi
Va chercher au fond de ta poitrine
Tes passions et tes violences de jadis
Tout ce que tu t'es permis jusqu'ici
Tu ne dois plus y voir qu'innocence et piété filiale
Va
Et que les hommes comprennent que tes crimes passés étaient peu de chose
Quelques petits services que tu rendais à d'autres
Tu ne sortais pas de l'humanité ordinaire
Ma douleur en était au prélude
Que pouvaient entreprendre de grand des mains sans expérience?
Que pouvait une fureur enfantine?
C'est maintenant que je suis Médée
Mon génie a grandi dans le mal
Le bonheur! Le plaisir!
D'avoir arraché la tête de mon frère
Le bonheur de l'avoir coupé en morceaux!
D'avoir volé à mon père le dépôt sacré!
Le plaisir d'avoir mis le couteau dans la main de ses filles pour qu'elles tuent leur père!
Douleur cherche ton argile
Maintenant tes mains savent façonner toute sorte de crimes
Colère où te lances-tu?
Quelle flèche destines-tu à l'infidèle
À mon ennemi?
Mon coeur au fond de moi a déjà décidé
Je ne sais quoi de sauvage et d'affreux
Mais il n'ose encore se l'avouer
Quelle sottise d'avoir agi si vite
Si seulement j'avais su attendre
Mon ennemi aurait eu des enfants avec la putain
Tout ce qui est à toi et qui vient de lui
C'est Créüse qui l'a enfanté
Voici un genre de châtiment qui me va tout à fait
Et j'ai raison
C'est le crime suprême, je le sais
Il faut que mon coeur s'y prépare
Enfants qui fûtes un jour les miens
À vous de payer pour les crimes de votre père
Mon coeur horrifié a battu la chamade
Je suis glacée, je ne sens plus mon corps, ma poitrine a tremblé
La colère cède la place
L'épouse a disparu
La mère revient tout entière
Moi? Répandre le sang de mes enfants?
Fureur et folie
Je n'irai pas jusque-là Jusqu'à cet acte inouï
Ce meurtre impossible
Ce crime de nuit
Quelle faute les malheureux expieraient-ils?
Ils sont pourtant criminels
Leur crime est d'avoir Jason pour père
Et pis encore Médée, pour mère
Qu'ils meurent, ce ne sont pas mes fils
Qu'ils meurent, ils sont à moi
Criminels sans faute et sans reproche
Criminels innocents
Je l'avoue
Mon frère aussi était innocent
Et alors? Tu vacilles? Courage!
Pourquoi des larmes sur ton visage?
Pourquoi ces hésitations?
Tantôt l'amour, tantôt la colère
Un double tourbillon t'entraîne dans ses incertitudes
Comme lorsque des vents violents s'affrontent sur l'océan et soulèvent les flots les uns contre les autres
Comme la mer qui bouillonne sans réussir à se former
Mon coeur est ballotté par le flux et le reflux
La colère repousse l'amour maternel
L'amour repousse la colère
Douleur cède à l'amour d'une mère
Venez enfants, venez ma postérité
Seule consolation d'une maison à l'agonie
Venez sur moi et serrez-moi dans vos bras
Que m'importe si votre père vous garde sains et saufs
Pourvu que votre mère vous conserve aussi
D'un instant à l'autre on va me chasser
D'un instant à l'autre je vais devoir partir
Et on les arrachera de mes bras pour me jeter dehors
Ils pleureront, ils gémiront
Qu'ils meurent pour leur père
Pour leur mère ils sont déjà morts
La douleur revient et grandit
La haine bouillonne
L'antique Érinys est de retour
Elle guide ma main sans que j'y puisse rien
Colère je vais où tu me" conduis
Si seulement mon ventre avait accouché d'une progéniture aussi nombreuse que celle de l'arrogante Niobé!
Avoir porté quatorze enfants!
Je n'ai pas assez de fils pour me venger
L'un pour mon père
L'autre pour mon frère
Le compte y est
J'ai assez de mes deux enfants
Que veut cette meute de Furies déchaînées?
Qui sera leur proie?
Où leurs feux vont-ils frapper?
Qui la troupe infernale menace-t-elle de ses torches sanglantes?
Elles font siffler leurs longs fouets de serpents tressés
Sur qui Mégère va-t-elle jeter son flambeau?
Quel est ce vague fantôme aux membres disloqués?
13
Mon frère
Il réclame vengeance
Accordé
Je les vengerai tous
Plante tes torches dans mes yeux
Déchire
Brûle
Voici ma poitrine offerte aux Furies
Dis-leur mon frère
Dis-leur aux déesses de la vengeance
Elles peuvent me lâcher
Et redescendre en paix au fond des Enfers
Laisse-moi à moi-même mon frère
Et laisse faire cette main qui tient l'épée
Voici la victime que j'offre à ton ombre
Quel est ce bruit soudain?
On court aux armes, on me cherche pour me tuer
Je n'ai pas fini mon oeuvre
Je n'ai pas fini mon massacre
Là-haut! Je vais monter sur le toit de ma maison
Toi viens et accompagne-moi
Et toi aussi, je vais prendre ton corps avec moi, je le porterai moi-même
Allons, courage
Il n'y a plus à agir dans l'ombre
Il faut prouver publiquement ta valeur
Montre ta main au peuple
SCÈNE XI
978-1027
Médée, Jason.
JASON
À moi mes fidèles sujets
Si vous compatissez aux malheurs du roi À moi
Emparons-nous de la coupable
Saisissons-nous de sa personne
Ici, ici, les braves
Armez-vous! À la garde!
Apportez des pics et des pioches
Qu'on rase la maison
MÉDÉE
Maintenant, oui maintenant
J'ai retrouvé mon sceptre, mon frère, mon père
La toison du bélier d'or a regagné l'Arménie
Mon royaume m'est revenu avec ma virginité perdue
Dieux enfin vous m'êtes favorables
Jour de fêtes
Jour de noces
Marche, continue
Tu as réalisé un crime
Mais tu n'es pas encore au bout de ta vengeance
Continue
Tant que tes mains sont brûlantes
Pourquoi attendre? Courage
Tu en as la force et l'occasion
Pourquoi hésiter?
Déjà la colère est retombée
Honte et remords
Pauvre de moi qu'ai-je fait?
Pauvre de moi?
Le remords ne change rien
Je l'ai fait
Une jouissance s'empare de moi
Une vague de plaisir me submerge malgré moi
Elle grandit
Je suis comblée car maintenant tu es là et tu assistes au spectacle
Ce que j'ai fait jusqu'ici à mes yeux ne compte pas
Les crimes commis sans toi s'effacent aussitôt sans laisser de traces
JASON
Elle est là-haut
Sa silhouette se détache au bord du toit
Qu'on apporte des torches
Et qu'elle tombe dans l'incendie qu'elle a allumé
MÉDÉE
Jason entasse du bois pour tes fils
C'est leur bûcher que tu construis
Leur tombeau que tu élèves
Ta femme et ton beau-père ont déjà reçu les honneurs funèbres
que l'on doit aux trépassés
Je les ai ensevelis sous les décombres
L'un de tes fils est allé au bout de son destin
L'autre va connaître le même sort sous tes yeux
JASON
Par tous les dieux
Par nos communes errances
Par le lit partagé que je n'ai jamais trahi
Épargne cet enfant
S'il y a un coupable c'est moi
Je me livre à la mort
Tranche ma tête criminelle
MÉDÉE
C'est là où tu renâcles
Dans la plaie qui te fait souffrir
Que je remuerai le fer
Va donc bel orgueilleux
Va courtiser les jeunes filles
Et abandonne la mère de tes enfants
JASON
Un seul suffit à la justice
MÉDÉE
Si un seul meurtre suffisait à ma vengeance
Je n'en aurais commis aucun
Je vais les égorger tous les deux
Mais cela ne suffira pas à ma douleur
Elle est trop grande
Si dans mon ventre peut se trouver encore quelque foetus
Je m'ouvrirai le corps d'un coup d'épée
Et j'arracherai l'embryon
JASON
Va
Achève ton entreprise criminelle
Je cesse mes prières
Évite seulement de prolonger mon supplice
MÉDÉE
Douleur
Jouis lentement du crime
Ne te presse pas
Ce jour est le mien
J'utilise le temps accordé
JASON
Tue-moi, horrible femme
MÉDÉE
Tu me demandes pitié
Alors tout est bien
Nous avons touché au but
Douleur
Je ne pouvais te faire plus belle offrande
Jason lève tes yeux gonflés de larmes
Jason tu m'avais oubliée
Reconnais maintenant ton épouse
Je pars comme j'en ai l'habitude
Une route s'est ouverte dans le ciel
Il y a pour moi deux serpents attelés
Je vois leurs cous écailleux
Tiens, père, garde tes enfants
Moi je m'envole emportée par le char ailé
JASON
Va
Parcours le ciel et les espaces légers de l'éther
Va témoigner partout où tu iras
Que les dieux n'existent pas

_____________________________________________________________________________
L’infanticide, chez Sénèque, est double et a lieu sur scène. Après une longue tirade où Médée expose son déchirement entre ses sentiments de mère (pietas pour ses enfants) et d’épouse (offensée et jalouse), tirade que l’on retrouve chez Euripide22 , elle recouvre sa détermination (v. 965) et, en proie à des visions, devient l’instrument de la vengeance de son frère, à qui elle dit prêter sa main (vv. 969-970). C’est doncmoins la mère qui tue son enfantque la sœur qui répare le crime de son frère (vv. 970-971). L’acte lui-même se fait très rapidement et passe presque inaperçu: Médée dégaine son arme (elle dit plus exactement que c’est sa main qui le fait: strinxit ensem, v. 970a) etdit apaiser les Mânes de son frère (uictima manes tuos / placamus ista, «grâce à cette victime, nous apaisons tes mânes», v. 970b-971a). on comprend après coup que c’est 21noter: meis sacris v. 750, euocaui v. 754, flexi v. 759, uota tenentur v. 840 et peracta uis est omnis v. 843. 22 Cfr. C. GiLL pour la comparaison de ces deux passages: Two monologues of self-division: Euripides, Medea 1021-80 and Seneca, Medea 893-977, in M. WHitBy-P. HArdie-M. WHitBy (eds.), Homo Viator, Classical Essays for John Bramble, Bristol 1987, pp. 25-37.  Pascale Paré-Rey fait, qu’elle tient un enfant mort, désigné parce démonstratifista. Le second meurtre a lieu un peu plus loin. Médée dit alors simplement: «c’est bien, c’est fait» (bene est; peractum est, v. 1019). C’est même une ellipse puisqu’elle dit seulement que c’est fini: il y a une totale discrétion sur l’acte lui-même, dont on ne peut que supposer qu’il est commis selon les mêmes modalités que le premier, avec l’épée. La formule reprendce que l’on disait pour commenter la mort d’un gladiateur : Médée est à la fois actrice et spectatrice de son acte, se dédoublant comme elle l’a déjà fait auparavant. ouvrons ici une parenthèse sur un problème important, c’est-à-diresur le fait que ces meurtres aient lieu sur scène. normalement, c’est-à-dire selon les prescriptions horatiennes ou conformément à la pratique, certaines actions ne sont pas montrées sur scène. il peut y avoir deux types de justification à cela: soit des questions de dé- cence, qui proscrivent meurtres, actes horribles (Œdipe se crevant les yeux) ou impies (et justement Horace dit dans son Ars v. 185 Ne pueros coram populo Medea trucidet, «que Médée ne mette pas à mort ses enfants aux yeux de tous»), soit des questions de vraisemblance, qui interdisent les représentations de monstra, métamorphoses, etc. mais aussi des événements ayant eu lieu dans un temps antérieur ou dans un lieu autre que celui de l’action scénique. Comment alors faire exister ces événements? divers degrés de présence ou d’absence scénique existent en réalité : soit les événements n’ont pas lieu sur scène et sont ou décrits de façon très détaillée (morts des deux enfants dans les Troyennes) ou très rapidement évoqués (incendie du palais dans Médée); soit ils ont quand même lieu sur scène et peuvent être ou décrits (folie d’Hercule) ou non. C’est de ce dernier cas de figure que relèvent les morts de deux enfants de Médée, soit un type intermédiaire, finalement, de présence scénique: le meurtre a lieu sous les yeux de la nourrice puis sous les yeux de Jason (te uidente, v. 1001) mais n’est que très rapidement signifié, dans des vers lapidaires. en outre la tragédie s’achève très vite ensuite (v. 1027), presque brusquement, contrairement à ce qui se passe chez euripide, et laisse le spectateur pour le moins désemparé. L’horreur est ici psychologique, créée par un acte à la limite du possible, inversant le cours des choses (une mère devient matricide; elle regarde comme pieux un acte impie), mais non créée par un spectacle sanglant. elle demeure dans les mots et les représentations qu’ils font surgir. L’infanticide apparaît particulièrement cruel moins à cause de son mode de pré- sence que par l’accent mis sur la réception de cet acte: sénèque a choisi de le faire commettre sur scène, mais surtout il a voulu souligner, par la relation entre l’acteur du crime (Médée) et le spectateur de la scène (Jason), la souffrance du second, proportionnelle à la jouissance de la première, puisqu’il la nourrit  .