lundi 18 février 2019

4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE Incipit Michel Butor

Texte 4 : Michel Butor, La Modification (1957), incipit.
Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant.
Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de l'avoir portée jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins.
Non, ce n'est pas seulement l'heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse inhabituelle, c'est déjà l'âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d'atteindre les quarante-cinq ans.
Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux qui se clairsèment et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour vous, pour Henriette et pour Cécile, ni même pour les enfants désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l'intérieur de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme baigné, dans son réveil imparfait, d'une eau agitée et gazeuse pleine d'animalcules en suspension.
Si vous êtes entré dans ce compartiment, c'est que le coin couloir face à la marche à votre gauche est libre, cette place même que vous auriez fait demandé par Marnal comme à l'habitude s'il avait été encore temps de retenir, mais non que vous auriez demandé vous-même par téléphone, car il ne fallait pas que quelqu'un sût chez Scabelli que c'était vers Rome que vous vous échappiez pour ces quelques jours.

4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE Incipit : Flaubert

Texte 3 : Gustave Flaubert, L'Éducation Sentimentale (1869), incipit.
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, prêt de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d'haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s'absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil, l'île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l'avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l'héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
Le tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaient l'eau.
La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à l'italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses où l'on pouvait s'accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes résidences, si tranquilles, enviait d'en être le propriétaire, pour vivre là jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre rive. Le plaisir tout nouveau d'une excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait des petits verres.
Frédéric pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait que le bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s'avança jusqu'au bout, du côté de la cloche ; -- et, dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard d'une quarantaine d'années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur d'étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus.



4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE Incipit : Diderot

Texte complémentaire : Denis Diderot, Jacques le Fataliste (1796), incipit.

Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
LE MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.
JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet.
LE MAÎTRE: Et il avait raison...
Après une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret!
LE MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas chrétien.
JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.
LE MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES: Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE: Tu as donc été amoureux?
JACQUES: Si je l'ai été!
LE MAÎTRE: Et cela par un coup de feu?
JACQUES: Par un coup de feu.
LE MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES: Je le crois bien.
LE MAÎTRE: Et pourquoi cela?
JACQUES: C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?
JACQUES: Qui le sait ?
LE MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours..."
Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: "Celui-là était apparemment encore écrit là-haut..."
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. Et où allaient-ils? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds: Qu'est-ce que cela vous fait? Si j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet: "Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours?


4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE incipit : Scarron


     

                        Texte complémentaire :
          Paul Scarron, Le Roman comique, 1651, incipit.






      Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux    eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force ils ne s'amusaient qu'à faire    des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et    plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument    poulinière dont le poulain allait et venait à l'entour de la charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui    faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.
Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et    la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière au bas de laquelle pendaient    par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre . Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes    couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de    grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était aussi longue qu'on ne s'en pouvait aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses    troussées à bas d'attache, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l'Antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l'antique que les boues avaient gâtés    jusqu'à la cheville du pied.
Un vieillard vêtu plus régulièrement, quoique très mal, marchait à côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole et, parce qu'il se courbait un peu    en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une    tortue à un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes et, de plus, je m'en sers de ma seule autorité. Retournons à notre caravane.




samedi 16 février 2019

4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte 4 : le dénouement


4e séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un Roi sans divertissement (1947).
4e texte : dénouement, pp.243-244



Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Il m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; ça dépend. » –
« Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses », mais il a insisté, alors j’y ai
dit : « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et j’y ai attrapé une oie.
Comme elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
Eh bien, parle.
Bien, voilà, dit Anselmie…
C’est tout.
Comment, c’est tout ?
Bien oui, c’est tout. Il me dit :
« Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie.
Où ?
Où quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
Où qu’il était ce billot ?
Sous le hangar, pardi.
Et Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
Se tenait à l’écart.
Où ?
Dehors le hangar.
Dans la neige ?
Oh ! il y en avait si peu.
Mais parle. Et on la bouscule.
Vous m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : « Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie. Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors, je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée, monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé. Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter, mais, quand je suis sortie, il était parti.

Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.
Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.
Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?
                                                                               Manosque, 1er sept.-10 oct. 46.
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Introduction texte 4 : le dénouement

Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans divertissement du 1er septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe dans un petit village, dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un narrateur sur un fait divers intervenu dans les années 1843 à 1846. Une série de meurtres résolue quant à l’identité de l’assassin par Frédéric II et qui se termine par l’exécution de M.V. de deux balles dans le ventre tirées par le capitaine de gendarmerie, Langlois. S’ensuit une partie très longue sur la battue au loup qui voit le retour de Langlois en commandant de Louveterie et qui abat le loup. « La conclusion tragique de l’histoire » a été annoncée à la page 151 : « Nous avions vu mourir Langlois » ou plutôt « entendu ». Restait à savoir quelle forme prendrait la mort de Langlois. Giono a proposé lui-même, dans le Carnet du roman, un résumé possible de l'intrigue d'Un Roi sans divertissement à travers le portrait moral de Langlois, son protagoniste central : « C'est le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu'il punit chez les autres. Il se tue quand il sait qu'il est capable de s'y livrer. [...] Quelqu'un qui connaîtrait le besoin de cruauté de tous les hommes, étant homme, et, voyant monter en lui cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.»L’extrait que nous nous proposons d’étudier et qui se situe à la fin du roman et donc de la troisième partie du livre va nous apporter la révélation sur la fin tragique de Langlois. L’extrait que nous étudions se compose de deux parties, d’une part de la transcription d’un interrogatoire mené par un groupe de villageois avide d’informations sur les derniers moments de Langlois auprès d’Anselmie et une deuxième partie qui est une possible reconstitution de ce qui a précédé la fin tragique de Langlois. En quoi cet excipit qui apporte finalement plus de questions que de réponses demande au lecteur d’avoir un acte de lecture créatif ? Nous verrons une enquête bâclée sur une fin tragique et annoncée et qui se révèle féconde pour le lecteur attentif.

I une enquête bâclée
a) Une Anselmie rétive à communiquer
Beaucoup de voix; trop de voix.
En effet, celle qui aurait dû assumer la paternité de la narration des derniers instants de Langlois, Saucisse, parce que c'est elle qui en est la plus intime, a disparu du roman pour laisser place à un groupe de villageois anonymes. Cet anonymat est marqué par l'absence de caractérisation (ds les lignes 3 à 19, on ne sait pas qui parle; personne n'est nommé; de simples tirets et un simple retour à la ligne marquent le changement de narrateur) et par l'utilisation du
pronom personnel on à valeur indéterminée (l.1, on lui dit; l.18, Et on la bouscule).
Très rapidement, et par effet d'enchâssement, le récit va être mené par Anselmie, à partir de la ligne 19, ds ce qui peut constituer un monologue. Or Anselmie est un personnage plus que secondaire dans le roman. Elle n'apparaît qu'une fois et ce qui est souligné à ce moment-là, c'est son extrême bêtise (p.47 : tête de chèvre, des yeux de mammifère antédiluvien, [...] Plus têtue qu'une mule ! Têtue comme une statue de mule.).
Contre toute attente, au lieu de progresser vers la lumière, la narration semble progresser vers l'obscurité, passant de la voix blanche du groupe à la voix la plus “animale” du village !
Le dernier narrateur qui semble être plus “éclairé” reste lui aussi ds une sorte de flou : on suppose que c'est le même narrateur qu'au début et qu'il nous est possible d'assimiler à l'auteur lui-même puisque les circonstances d'écriture qui sont citées à la fin (Manosque, 1er sept-10 oct.46) sont celles de Giono. Pour autant, il ne nous offre pas la vérité
(puisqu'il n'a pas assisté à la mort de Langlois) mais de simples supputations (voilà ce qu'il dut faire, l.41); et en définitive non pas une reconstitution fidèle (contrairement à ce qui nous était promis ds l'incipit, on ne trouve pas ici de traces de recherches et de travail d'historien) mais une reconstitution imaginaire
b) des blancs et des lacunes
Les narrateurs ne sont pas les seuls à déconcerter le lecteur. L'organisation et le contenu de ces dernières pages sont déroutants parce que marqués par la vacuité.
On peut noter la présence du blanc ds la rupture typographique entre la ligne 40 et 41.
Le premier tiers du passage est une succession de courtes répliques au discours direct qui, visuellement parlant, semblent envahies par le blanc. Et lorsqu'on se penche sur le contenu de ce dialogue, on se rend vite compte de son caractère inepte : la discussion entre Anselmie et les villageois tourne essentiellement sur les efforts des uns (utilisation systématique de phrases interrogatives, pour faire parler l'autre qui se refuse à le faire (économie
de paroles ds les réponses d'Anselmie, essentiellement nominales et limitées à de courts GN,
Alors que, ds un roman, les paroles au discours direct en général et les dialogues en particulier sont utilisés pour mettre en relief des propos importants ou porteurs de sens, ici c'est l'inverse. Giono rapporte volontairement ce qu'il y a de moins intéressant et ne fait rien pour stimuler l'intrigue ou intéresser le lecteur.
Même constat pour le monologue d'Anselmie. Elle rapporte une scène qui en aurait surpris plus d'un (Langlois lui demande d'égorger une oie et regarde des heures durant son sang ds la neige) sur un mode laconique, sans jamais marquer ni surprise ni sentiment quelconque. On ne trouve aucun champ lexical de l'émotion. Seulement des détails purement factuels (ne sont rapportées que les actions de Langlois, sans aucun commentaire de la part d'Anselmie). En fait, et de manière tout à fait paradoxale, on a un point de vue interne qui équivaut à un point de vue externe ! Le lecteur est frustré.


II une fin tragique et annoncée
a) une mort escamotée
La mort du héros principal constitue généralement une fin canonique par excellence. Beaucoup de romans s'achèvent avec la mort du personnage principal (Le Père Goriot, Emma Bovary, Les Liaisons dangereuses, l'Etranger, etc) et c'est pour le romancier l'occasion d'un final généralement à la hauteur du personnage qui part : les derniers instants sont minutieusement décrits, les dernières paroles soigneusement rapportées, la mise en scène est travaillée de façon à magnifier la grandeur du héros.
Or ici, c'est l'exact inverse qui se produit. Sur les 57 dernières lignes, seule une dizaine est consacrée à la mort proprement dite de Langlois. Et si l'on veut être vraiment rigoureux, on peut même ajouter que seules 4 lignes constituent véritablement le récit de la mort de Langlois (l.52 à 55). Certes le narrateur “se fend” d'une jolie métaphore poétique : « l'énorme éclaboussement d'or qui éclairé la nuit pendant une seconde » mais c'est la seule que nous ayons et le texte se clôt deux lignes plus loin . Qui plus est par une morale, certes, mais sous forme d'une question énigmatique : «  Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ? Pascal est cité sans l'être (son nom n'apparaît pas),
de manière assez désinvolte.
C'est d'autant plus paradoxal que la mort de Langlois possédait tous les ingrédients pour constituer un final “en fanfare” : ce n'est pas une mort banale puisqu'il se suicide; de plus, son suicide est des plus spectaculaires puisqu'il se fait exploser la tête avec un bâton de dynamite ! Comme si le narrateur (ou l'auteur) faisait exprès d'avorter ou de râter ce final, alors qu'il avait lui-même inventé tous les éléments pour le réussir !
En définitive, le plaisir du lecteur est gâché : au lieu de s'intéresser au personnage principal, la narration s'arrête sur des dialogues creux racontés par des narrateurs obtus. Et quand enfin un narrateur a priori plus éclairé que les autres arrive pour narrer l'épisode capital de la mort du héros, il semble refuser de s'y attarder et se précipite pour finir le roman.

b) la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée :

En effet, et ce depuis le tout début du roman d'ailleurs, Langlois est un personnage finalement toujours isolé par rapport au groupe et à la communauté villageoise, parce que différent et complètement atypique ds sa façon de penser et de percevoir la vie. Seul un petit groupe capble de le comprendre le fréquente, des amateurs d’âme : Saucisse, Mme Tim et le procureur, les trois gros.
Sa solitude se ressent fortement dans cette dernière scène.
Chez Anselmie, Langlois est isolé physiquement puisqu'il se « tenait à l'écart »; « Dehors le hangar », loin du groupe, du village, du monde des hommes pour ainsi dire. Même le décor, extrêmement nu « Dans la neige », qui d’ailleurs annonce la tragédie, souligne cette solitude.
Langlois est aussi celui qui, dans ces dernières pages, parle paradoxalement le moins. Seules trois répliques lui sont accordées sur les 57 lignes essentiellement discursives (moins de 2%). Et lorsqu'il parle, là encore, c'est avec parcimonie et rudesse (Courtes phrases injonctives souvent réduites au seul impératif).
Noter que cette économie de parole est aussi doublée d'une économie de geste : Anselmie insiste à plusieurs reprises sur son immobilité : « Il était toujours au même endroit. Planté; » « ... n'a pas bougé » «  Il était toujours au même endroit » « Il n'a pas bougé. »
De la même façon que la mort de l'oie préfigure la morte imminente de Langlois (les deux mots riment d'ailleurs !), sa place à l'écart du groupe, son silence et son immobilité préfigurent aussi sa mort.
On peut d'ailleurs remarquer que Langlois quitte progressivement le roman : il est d'abord à l'écart; puis le monologue d'Anselmie se termine par « il était parti »  enfin, dans le dernier paragraphe, Langlois est vu de très loin : on ne voit plus de lui que l »a petite braise », « le petit fanal de voiture » . C'est un procédé très cinématographique de zoom arrière. Le roman porte la trace de l'évacuation progressive de son héros.

c) incompréhension du groupe :
La solitude du Langlois est perceptible aussi ds les réactions des villageois (ou absence de réaction d'ailleurs). Les premiers narrateurs d'abord. C'est un groupe d'hommes rustres, bourrus voire brutaux « on lui dit un peu rudement ». « Et on la bouscule ». Leur conversation avec Anselmie ressemble à un interrogatoire policier un peu musclé. Ils ne parlent que sous forme interrogative ou injonctive. C'est la force brute du groupe qui s'exprime avec une absence de finesse, de psychologie ou tout bonnement de coeur. La visite qu'ils font à Anselmie ne semble dictée ni par le chagrin, ni par le désarroi ni par une quelconque empathie. Ils paraissent avides de sensationnel tant leurs questions sont courtes, brèves, factuelles. Ils sont là pour savoir comment cela s'est passé mais non pourquoi cela s'est passé. Curieux
tout simplement, parce qu'ils ont besoin, comme tous les hommes, d'un dérivatif à leur ennui et que le sensationnel provoqué par la mort de Langlois en est un de taille
La réaction d'Anselmie est voisine de la leur. Elle aussi ne souligne que les gestes de Langlois (cf l'utilisation systématique de verbes d'action ds le monologue : « il m'a dit; j'y ai donné; il l'a tenue... » sans jamais s'intéresser à ses sentiments (dans tout cet extrait, à aucun moment on ne relève de champ lexical de l'émotion !), comme si elle était indifférente, comme si cette scène pourtant singulière ne soulevait chez elle ni interrogation, effroi, dégoût, rejet voire culpabilité ; c'est en effet la dernière à avoir vu Langlois. Elle aurait pu légitimement s'en vouloir de ne pas avoir perçu ou anticipé son suicide !). On aurait pu s'attendre au moins à ce qu'elle commente la demande saugrenue de Langlois
(pour une personnalité telle qu'Anselmie, et mm pr ns d'ailleurs, demander à voir saigner une bête est la demande d'un fou !). Or rien. Rien d'autre qu'une énumération de faits (ce que souligne l'utilisation exclusive de phrases simples et juxtaposées). Bien sûr, sa retenue peut s'expliquer par le respect qu'elle devait porter à Langlois. Mais quoi ? Pas une larme, pas un soupir ? En fait Anselmie, comme les autres villageois, n'est pas un être insensible et sans coeur mais plutôt l'archétype de la paysanne, tout entière accaparée par son quotidien « j'ai fait ma soupe »; « j'ai fait du bois » qui ne s'intéresse qu'au nécessaire et à l'utile (elle ne comprend pas que Langlois ne veuille pas de l'oie; parce que pour elle une oie n'a d'intérêt que nutritif !).
Langlois et elle n'appartiennent pas au même monde. Un abîme intellectuel et psychologique les sépare.
Même attitude, bien qu'atténuée, chez Delphine et Saucisse, incapables de comprendre et d'anticiper le geste de fatal de celui dont elles sont pourtant si proches : « Il attendit que Saucisse ait prit son tricot d'attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux » Ce qui les caractérise, l'une et l'autre, ce sont des gestes mornes et creux. D'ailleurs le narrateur/chroniqueur souligne par deux fois le caractère monotone du quotidien de Langlois : « Il ouvrit, comme d'habitude »; « Delphine et Saucisse regardèrent, comme d'habitude ». Même Saucisse finalement est engluée par le quotidien et la répétition; et est donc incapable de comprendre vraiment le désespoir fondamental de Langlois.
On peut supposer que, pour les autres membres de la communauté, au mieux Langlois reste une énigme, au pire c'est un fou.

d) La mort de l’oie : ce qu’elle permet de comprendre :
En définitive, bien que cela soit gommé par cette narration “blanche”, la fin de héros est particulièrement tragique.
Langlois se suicide par désespoir, parce que l'ennui et les pulsions mortifères ont été les plus forts. Ce qui a déclenché la mort de l'oie, et par voie de fait la mort de Langlois, c'est l'arrivée (pourtant discrète et presque inoffensive) de l'hiver et donc de l'ennui. (Rappel > tous les crimes de M. V sont commis pendant l'hiver; le printemps est une période d'accalmie. On n'a pas envie de tuer parce qu'on est tout simplement occupé à autre chose) : « Mais, dès la première chute de neige (une toute petite neige d'automne qui tomba le 20 octobre. [...]) Anselmie vit arriver Langlois chez elle, p.240.
La relation de causalité souligne bien l'espèce de fatalité dans laquelle est pris Langlois et contre laquelle il ne peut rien.
Cette écriture pudique dit mieux que la plus lourde des emphases la tragédie personnelle du héros.
Lorsque le narrateur/chroniqueur prend enfin la main pour narrer la mort de Langlois, il commence par un Eh bien » qui sonne comme un glas funéraire. De plus, on sent l'importance des efforts faits par Langlois à travers l'emploi d'expressions telles que « il tint le coup jusqu'après la soupe » et le simple petit adverbe « enfin » qui marque le soulagement et la paix qu'a dû éprouver Langlois en se donnant la mort. Tout le roman n'est en définitive qu'une succession de vaines tentatives pour vaincre le mal de vivre.
Et l'épisode de la mort de l'oie reflète encore une fois, et de la même manière que la mort du loup, la fascination de Langlois pour la mort.L’oie, un substitut de Delphine (blanche et naïve) + volonté de préserver le village : grandeur du héros. Rien ne semble l'intéresser que le spectacle du sang sur la neige puisqu'il rend l'oie à Anselmie une fois qu'elle s'est vidée de son sang et puisqu'il reste des heures en contemplation malgré le froid et la nuit (il est arrivé chez Anselmie avant cinq heures, et n'en est reparti qu'après, . Ce n'est pas la première fois que Langlois est fasciné par la beauté du crime mais on sent bien que cette fois, c'est différent. Langlois a passé un cap; d'abord parce que, pour la première fois, il tue une victime innocente (l'oie, à la différence de M.V et du loup, ne constituait pas un danger pour la communauté); ensuite parce que cette mise à mort n'est précédée d'aucun cérémonial et que Langlois
semble indifférent; il n'y a pas notamment l'excitation de la traque que l'on pouvait ressentir dans la poursuite de M.V ou la chasse au loup. La fascination morbide de Langlois semble être doublée de désespoir; il est autant absorbé par le spectacle que par ses pensées; il vient de comprendre ou d'admettre que lui aussi était victime de pulsions meurtrières et donc potentiellement un assassin.

III Une leçon ?
a) une mort ordonnée

En effet, Langlois reste ds son rôle de chef jusqu'au bout, ne s'exprimant que sur le mode injonctif (Coupe-lui la tête, l.5-6; Donne, l.22; Tiens, la voilà. Et va-t-en, l.25); et ses ordres ne tolèrent aucune contestation. Anselmie s'exécute immédiatement, ce que souligne la parenté formelle entre les paroles de l'un et les actes de l'autre « Coupe-lui la tête/j'ai coupé la tête; Donne/j'y ai donné; Et va-t-en/Et je suis rentrée ».
Son silence, son immobilité et les heures passées à contempler le sang de l'oie peuvent aussi se lire comme des moments d'intense réflexion, de méditation. Toujours dans l'extrême maîtrise de soi, qui sait s'il n'était pas en train d'analyser avec courage ce qui était en train de se produire en lui ? Peut-être que le Planté (l.29) ne signifie pas qu'il était résigné, hébété ou hypnotisé mais tout bonnement claivoyant et lucide ?
Quel que soit le narrateur, on peut remarquer qu'il place toujours Langlois dans la position de sujet de verbes d'action, signe que le personnage garde jusqu'au bout le contrôle de ses actes (Anselmie : « Il m'a dit; il l'a tenue, il était parti »
Narrateur/chroniqueur > Il remonta; Il attendit; il sortit, etc)
Même constat dans les derniers moments. Les actes de Langlois traduisent là encore beaucoup de maîtrise de soi puisqu ' « il tint le coup jusqu'après la soupe et Il attendit ». On peut même dire qu'il fait preuve à la fois de stratégie et d'une certaine délicatesse envers les femmes de son entourage : il fait semblant d'accomplir des gestes anodins et habituels de manière à les tromper ou à adoucir son suicide « Il ouvrit, comme d'habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer ». Saucisse avait déjà avoué un peu avant, p. 236, qu'il « ménageait tout le monde et son père. »
Il y a même fort à parier que son suicide a été calculé depuis bien longtemps, à partir même du moment où il a substitué le cigare à la pipe, anticipant symboliquement la forme qu'il donnerait à sa mort.

b) l’apothéose de Langlois, qui a épuisé tous les divertissements possibles, prend enfin « les dimensions de l’univers » > sortir de l’humain, dépasser sa condition. L’ « énorme éclaboussement d’or » reprend le motif du meurtre et du sang versé, ainsi que la couleur automnale omniprésente dans RSD. La beauté de cette mort qui est comme une fête, un divertissement de roi (cf. les feux d’artifices.
La mort de Langlois est aussi une fin spectaculaire. On voit bien d'abord que Langlois a soigné la mise en scène de sa mort, d'une part parce qu'il l'a anticipée et élaborée, comme nous l'avons vu, ensuite parce qu'il choisit un mode opératoire des plus originaux et marquants (explosion d'un bâton de dyanmite emprunté au chantier) de façon à ce que sa fin reste dans toutes les mémoires.
Le narrateur aussi théâtralise ces derniers moments , même rapidement, avec l'effet de zoom arrière que nous avons déjà précédemment évoqué; et avec un suspense et une tension ménagés jusqu'au bout
(effet de chute, l. 48 > il fumait une cartouche de dynamite).
Giono souhaite donc que le lecteur fasse travailler son imaginaire et se représente un final grandiose. D'une certaine façon, il offre à son personnage principal la mort que lui attribuait le titre et sa fonction symbolique : c'est bien en roi que meurt Langlois. Le narrateur a voulu aussi donner une dimension esthétique à sa mort, en faire à proprement parler une oeuvre d'art (éclaboussement d'or).
On peut considérer aussi que, d'une certaine façon, Langlois a réussi à réaliser le grand oeuvre et le grand fantasme des alchimistes, à savoir la pierre philosophale permettant la transmutation des métaux “vils” (comme le plomb par ex) en métaux nobles (comme l'argent ou l'or). L'obtention de la pierre philosophale était censée permettre en outre d'accéder à la panacée (médecine universelle) et la prolongation de la vie via un élixir de longue vie.
Ainsi, plus encore qu'une figure de roi, on peut même aller jusqu'à dire que Langlois a ici une figure de dieu. En effet, avec le parallèle, dans l'avant dernière phrase, entre Langlois et « l'univers » , la mort de Langlois devient cosmique.
L’éclatement de la tête est évoqué par le biais d’une métaphore : « l’énorme éclaboussement d’or » qui inverse la représentation de la mort. Le jaillissement du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion du corps de Langlois avec les forces de la nature. Il rejoint le hêtre, lui aussi cosmique, ainsi que les formes solaires et finalement positives.
L’image de la lumière « or , éclaira la nuit, » suggère une apothéose, c'est-à-dire, au sens premier du terme, un acte de déification, l'admission posthume de héros parmi les Dieux, l'ascension et la glorification posthume des saints (selon que l'on se place ds l'Antiquité Romaine ou dans la religion catholique).
Dans une sorte de panthéisme, le héros se fond avec le cosmos et la nature. D'ailleurs, les mots “mort” ou “suicide” ne sont jamais prononcés. On n'est pas certain que le personnage meure vraiment tellement l'évocation de sa mort est animée et paradoxalement vivante (verbes de mouvement + lexique de la lumière). Langlois se transforme, renaît, plus qu'il ne meure. Et le lexique de la démesure est bien présent (énorme, univers).

Conclusion :
Selon Pascal, se détourner du divertissement permet d’atteindre dieu ; ici, pas de sens final, si ce n’est la mort : pessimisme de Giono.
Giono nous délivre une idée assez optimiste, somme toute, dans ce roman pourtant extrêmement sombre : pour lutter contre les pulsions meutrières qui habitent les hommes, il y a une alternative au crime ou à la mort > c'est la littérature.
En écrivant, en créant des personnages et en les faisant mourir, le romancier sublime et transcende ses instincts meutriers. L'art console; et surtout l'art est fécond. D'une certaine manière, l'écrivain est un alchimiste qui transforme le mal (son désespoir, sa face obscure ...) en or (un magnifique roman).
Mais c'est un processus créatif auquel le romancier convie le lecteur, ce qui est particulièrement moderne et jouissif aussi pour nous : Giono nous demande de ne pas réagir comme les villageois qui n'ont que leur curiosité malsaine et leur esprit étroit pour combattre leur ennui. Ils sont frustrés, dépités ou ébêtés devant la mort de M.V, du loup ou de Langlois. Ne recherchant que le sensationnel ou l'explication simpliste, ils sont déçus comme nous pourrions l'être si nous nous contentions de lire Un Roi sans divertissement pour les ressorts de son intrigue Giono nous demande de changer nos habitudes de (mauvais) lecteur et de mener l'enquête du sens, d'aller à sa recherche
avec patience et minutie. De faire en définitive acte créateur nous aussi. Et, étonnamment, le temps de notre lecture est aussi un temps hors de notre propre ennui.



I une enquête bâclée
a) Une Anselmie rétive à communiquer
b) des blancs et des lacunes

II une fin tragique et annoncée
a) une mort escamotée
b) la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée 
c) incompréhension du groupe 

III Une leçon ?
a) une mort ordonnée
b) l’apothéose de Langlois


Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Il m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; ça dépend. » –
« Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses », mais il a insisté, alors j’y ai
dit : « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et une oie.
Comme elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
Eh bien, parle.
Bien, voilà, dit Anselmie…
C’est tout.
Comment, c’est tout ?
Bien oui, c’est tout. Il me dit :
« Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie.
Où ?
Où quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
Où qu’il était ce billot ?
Sous le hangar, pardi.
Et Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
Se tenait à l’écart.
Où ?
Dehors le hangar.
Dans la neige ?
Oh ! il y en avait si peu.
Mais parle. Et on la bouscule.
Vous m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : « Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie. Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors, je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée, monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé. Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter, mais, quand je suis sortie, il était parti.

Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.
Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.
Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?
Manosque, 1er sept.-10 oct. 46.







4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte 3 : La mort du loup


4e séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un Roi sans divertissement (1947).

                               3e texte : la mort du loup, pp.141-144

  Les foulées, naturellement toujours d'une fraîcheur exquise et si claires que tout le monde les voit, ne dénotent aucune inquiétude. Elles sont franches et sans retour. Peut-être que le Monsieur joue au plus fin ? Tout le monde y joue : Dieu lui-même. Mais le Monsieur y joue avec un sacré estomac. Qu'est-ce qu'il espère ? Qu'une porte de sortie s'ouvrira dans le mur ? A point nommé ? Et, dites donc, est-ce qu'il ne serait pas beaucoup plus instruit que nous ? Est-ce que nous ne serions pas les dindons de la farce, nous autres, dans cette histoire, avec nos cors et nos fanfreluches ? Et nos pas pelus et (pour nous on peut le dire) notre angoisse ?
  Est-ce que, par hasard, le Monsieur n'attendrait pas tout simplement la mort que nous lui apportons sur un plateau ? Ça, comme porte, vous avouerez que ça serait même un portail, un arc de triomphe ! Et ça expliquerait pourquoi, d'après les foulées que nous suivons, il est allé tout simplement se placer de lui-même au pied du mur, sans esquiver, ni de droite ni de gauche. Que ce soit ce que ça voudra, nous avançons. Et brusquement nous dépassons les derniers taillis. nous sommes devant cette aire nue qui va jusqu'au pied du mur.
   D'abord, nous ne voyons rien. Langlois, en trois pas rapides, s'est mis devant nous. De ses bras étendus en croix et qu'il agite lentement de haut en bas comme des ailes qu'il essaie, il nous fait signe : stop et, tranquille !
Nous entendons craquer les pantalons des porteurs de torches qui traversent les taillis derrière nous. La lumière monte. Nous entendons crisser derrière nous, dans les taillis, les grosses ouatines de la capitaine et de Saucisse.
Le voilà, là-bas ! Nous le voyons ! Il est bien à l'endroit où je craignais qu'il soit. A l'endroit vers lequel, depuis ce matin, à grand renfort de fanfares, de télégraphes et de cérémonies, nous nous sommes efforcés de le pousser.
Eh bien, il y est. Et, si c'était un endroit qu' il ait choisi lui-même, il n'y serait pas plus tranquille.
Il est couché dans cet abri que l'aplomb même du mur fait à sa base. Il nous regarde. Il cligne des yeux à cause des torches ; et, tout ce qu' il fait, c'est de coucher deux ou trois fois ses longues oreilles.
Sans Langlois, quel beau massacre ! Au risque de nous fusiller les uns les autres. Au risque même, au milieu de la confusion des cris, des coups, des fumées et (nous nous serions certainement rués sur lui de toutes nos forces) des couillonnades, au risque même de lui permettre le saut de carpe qui l'aurait fait retomber dans les vertes forêts.
Paix ! dit Langlois.
Et il resta devant nous, bras étendus, comme s'il planait.
Oh ! Paix ! Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches-colombes.
Langlois s'avance. Nous n'avons pas envie de le suivre. Langlois s'avance pas à pas.
Au milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis, un fait nous éclaire sur l'importance de ce petit moment pendant lequel Langlois s'avance lentement pas à pas : c'est la légèreté aéronautique avec laquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à son ventre.
   Nous voyons aussi que, devant les pattes croisées du loup, il y a le chien de Curnier, couché, mort, et que la neige est pleine de sang.
Il s'en est passé des choses pendant le silence !
Langlois s'avance ; le loup se dresse sur ses pattes. Ils sont face à face à cinq pas. Paix !
Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l'air aussi endormi que nous.
Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains ; en même temps.
Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre l'expéditeur et l'encaisseur de mort subite !


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Introduction Texte 3 : La mort du loup

Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans divertissement du 1er septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe à Saint-Baudille, dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un narrateur sur un fait divers intervenu dans les années1843 à 1846. Une série de meurtres résolue quant à l’identité de l’assassin par Frédéric II et qui se termine par l’exécution de M.V. de deux balles dans le ventre tirées par le capitaine de gendarmerie, Langlois. L’extrait que nous étudions se situe à la fin de la deuxième partie. Un énorme loup sème la terreur chez les habitants de Saint-Baudille. C’est l’occasion pour Langlois de revenir au village comme commandant de Louveterie et d’organiser une battue avec quatre-vingt-trois villageois. Le loup finit par se retrouver acculé au fond de Chalamont, c’est l’hiver 1846. Un des villageois, raconte la derniers moments de la battue et l’exécution du loup. En quoi cette fin de battue s’inscrit-elle parfaitement dans l’économie du roman ? Nous verrons un récit d’une battue face à un loup qui remet en question la définition de l’humanité et qui se clôt par une exécution ritualisée.

I Un récit d’une battue
a) un langage oral :
Le narrateur est un villageois qui nous propose un récit marqué par l'oralité, ce qui nous le rend à la fois accessible, familier et vivant. On notera par exemple l'emploi d'une série de questions/réponses Ou encore des reprises anaphoriques propres à la langue orale « Est ce que nous ne serions pas les dindons de la farce, nous autres », des expressions familières comme « Ça, comme porte, vous avouerez ..., Il s'en est passé des choses pendant le silence; des couillonnades. » Ou encore des interjections ou des exclamatives qui ponctuent certains moments forts du récit : « Le voilà, là-bas ! Nous le voyons ! l.49-50; Sans Langlois, quel beau massacre ! l.60; Oh ! Paix, » ; « Ainsi donc, […] encaisseur de mort subite ! ».
Ici, cette oralité porte la marque du parler relâché ou plus imagé de la campagne, comme en témoignent certaines expressions savoureuses : « un sacré estomac, » ; « les dindons de la farce, » ; « des couillonnades, »; le saut de carpe »; « l'encaisseur de mort subite, »
Le narrateur manie l'humour et à l'occasion le jeu de mots : « Ça, comme porte, vous avouerez que ce serait même un portail, un arc de triomphe ! » et sait camper avec art le grotesque d'une certaine humanité, qui détonne avec la noblesse du loup et la solennité du moment. Il saisit le détail pittoresque : « Nous autres, dans cette histoire, avec nos corps et nos fanfreluches, » ; « nous entendons crisser derrière nous, dans les taillis, les grosses ouatines de la capitaine et de Saucisse, » ; « A l'endroit vers lequel, depuis ce matin, à grand renfort de fanfares, de télégraphes et de cérémonies, nous nous sommes efforcés de le pousser » poussant la stylisation jusqu'à la caricature : « c'est la légèreté aéronautique à laquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à son ventre » (son ventre >
métonymie).
b) un récit limité par une vision interne :
Le récit de la battue est mené à la première personne, par un narrateur unique, participant à la battue, ce qui permet déjà une facile plongée dans le cœur de l'action mais aussi dans la psychologie des personnages puisque le narrateur commente fréquemment ce qu'il voit. La focalisation interne nous montre l'avancée progressive des hommes vers le loup puis quasiment l'arrêt sur image lors de la mort du loup.
-- Ensuite, l'action est constamment retardée, notamment la découverte ultime du loup, soit par des descriptions soit par des commentaires du narrateur. Et même quand elle avance, elle le fait en différant les informations, maintenant constamment le lecteur dans une espèce de frustration: d'abord les hommes sont dans le noir : nous ne voyons rien; ensuite on nous parle de ce qu'ils entendent (grand chose, ou de la lumière qui se fait (mais pour ne rien dévoiler au lecteur ! ); enfin le narrateur voit le loup mais le lecteur non; ce n'est qu'à la fin qu'une description du loup est ébauchée, avec une certaine parcimonie de détails quand même (trois lignes seulement).
Au moment du face à face ultime, là encore le temps s'étire : sur les 15 dernières lignes, le narrateur se contente de répéter trois fois la même chose (Langlois s'avance, ; Langlois s'avance pas à pas,; Langlois s'avance lentement pas à pas, ); s'il y a bien une gradation (on passe d'un GN de 4 syllabes > 7 syllabes> 10 syllabes), elle l'est d'un point de vue formel mais pas au niveau du contenu !
-- Enfin, comme dans une nouvelle à chute, la mise à mort expéditive du loup arrive sans que rien ne nous y ait préparé.
De plus, l'action est rendue plus concrète par l'utilisation du présent de l'indicatif (à la fois présent d'énonciation et présent de narration).
II Un loup qui interroge sur la définition d’humanité
a) un loup humanisé voire royalisé :
Le loup comme figure de l’âme humaine, métaphore souvent reprise (La Fontaine, Vigny,… + cf. homo homini lupus ? …)
La grandeur du loup a été aussi soulignée par le substantif Monsieur, (Monsieur : une figure du roi (cf. le duc d’Orléans, frère de Louis XIV, appelé « Monsieur »),employé plusieurs fois et souligné par l'emploi des italiques et son caractère est magnifié avec son courage (« sacré estomac »), sa ruse (« joue au plus fin »)…:, lui est élégant, jusque dans le pas : « les foulées [...] aucune inquiétude »
  • (Même portrait chez Vigny : la battue dans les bois (« nous »), lucidité, chien égorgé, sang qui se répand, silence, le dernier regard qui apporte une connivence avec le chasseur (« je »), la « stoïque fierté » comme leçon de vie (et non le goût du sang et son esthétisme !)
  • Les villageois par contre sont animalisés, ils sont gauches et veules
b) des villageois animalisés voire grotesques ( camenbert)
Parallèlement, de façon à ménager la tension du récit et l'attention du lecteur jusqu'au bout, Giono se sert habilement de la personnalité du narrateur pour injecter ds le récit des touches de légèreté, de comique ou de grotesque.

Les villageois ne sont jamais individualisés mais désignés par le pluriel (nous); ce qui les caractérise c'est le plus souvent la maladresse, la gaucherie, la stupidité. Sans Langlois, quel beau massacre ! [...] vertes forêts, l. 60-65. C'est une pauvre humanité ridicule et pitoyable, surtout comparée à la personnalité courageuse et altière du loup. On a l'impression d'assister à une parodie de chasse à cour ou d'épopée
La description des villageois par l’un des leur : « dindons de la farce », « pas pelus »,
c) La dignité de Langlois s’oppose à l’animalité des villageois :
La battue est l'occasion pour tous les participants de laisser s'exprimer leurs instincts sadiques.
D'abord ceux générés par le groupe. On voit bien dans tout le passage l'excitation provoquée par la chasse (le grand nombre de phrases exclamatives en témoigne). A plusieurs reprises, Langlois tente de canaliser l'impatience des hommes : « stop et, tranquille ! » ; « -Paix ! dit Langlois ». Le groupe se comporte de manière animale et c'est comme on s'adresse à des animaux (impératifs, phrases nominales) que Langlois leur parle.
Le narrateur est d'ailleurs capable de reconnaître rétrospectivement que « Sans Langlois, quel beau massacre ! ».
Les instincts sadiques du groupe veulent s'exprimer dans la confusion des cris, des coups, des fumées (énumération qui marque l'agitation). Pour eux, la mise à mort de la bête parachève et justifie la battue. Elle en est le point culminant et la jouissance extrême.
En revanche, Langlois ne réagit pas de la même façon : il est tout en contrôle de la situation et en maîtrise de lui-même (cf extrême lenteur de ses déplacements + position de chef incontesté au sein de la troupe villageoise). Et paradoxalement, son plaisir sadique ne semble pas s'exprimer dans la mise à mort du loup. En effet, il expédie cette mort, au grand désespoir des villageois. On dirait justement qu'il essaie d'éviter au loup à la fois les souffrances d'une mort barbare et une mort indigne d'un être d'exception comme lui. Il a reconnu dans le loup du courage, de la dignité, de la noblesse (c'est un roi, comme lui) et il ne veut pas le laisser en pâture aux villageois. C'est peut-être pour cela qu'il tire deux fois, pour être certain que le loup est mort et qu'il ne peut plus souffrir.
Chez Langlois (comme chez M.V certainement), le plaisir sadique est en amont, dans la chasse et dans la quête ; vraisemblablement pas dans l'accomplissement du meurtre proprement dit. Et s'il y a plaisir de tuer, il vient de la contemplation esthétique du sang sur la neige. Le loup et Langlois partagent d'ailleurs ce même plaisir puisque Le loup regarde le sang du chien sur la neige.
III Une exécution ritualisée
a) le sacré à l’œuvre :
Une consécration solennelle. La « muraille à pic » est comme un mur de scène, les couleurs (rouge, blanc, les lumières qui montent…), le cortège et le silence rappellent une cérémonie religieuse : un divertissement, comme la messe de minuit. Atmosphère de rêve éveillé rompue par les coups de feu > retour au récit. Le mot « paix » est repris plusieurs fois, d'abord dans la bouche de Langlois, de manière ambiguë d'ailleurs (-Paix ! Dit Langlois, > cela peut vouloir aussi dire “Taisez-vous !”), ensuite dans la bouche du narrateur, avec une acception plus religieuse cette fois (Oh ! Paix ! Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches colombes » puis encore une fois dans la narration qq lignes plus loin (Au milieu de cette paix, l.74). Le mot revient encore sous la forme discursive ss qu'on sache véritablement qui le prononce.
Cette répétition du mot « paix », essentiellement sous forme discursive, fait penser à une litanie incantatoire lors d'un rituel ou sacrifice expiatoire.
Ensuite, le temps est extrêmement dilaté dans les derniers moments, comme nous l'avons vu en I.b). Et les mouvements des participants sont d'une extrême lenteur, légèreté ou poésie : qu'il agite lentement de haut en bas » ; « voltiger » ; « s'avance pas à pas » ; « la légèreté aéronautique » et paradoxale du gros procureur, Les bruits évoqués sont ténus ou étouffés : un bruit d'ailes l.6 ; craquer, l.44 ; crisser, l46. Ensuite, l'accent est mis sur la pureté et la lumière qui tranchent avec l'obscurité environnante : la neige, l.3 ; des colombes, l.7 ; les foulées d'une fraîcheur exquise et si claires, l.13-14 ; l'évocation de torches à de nombreuses reprises.
Cette dualité ombre-lumière peut renvoyer à l'opposition classique Bien-Mal (Langlois ne tire-t-il pas d'ailleurs à la diable »?) les colombes + la position christique de Langlois et même du loup : de ses bras étendus en croix » ( < Langlois) ; « devant les pattes croisées du loup, ».
A noter que s'y interfèrent aussi des évocations moins « catholiques », liées à la religion aztèque (Langlois représenté dans la figure habituelle du grand-prêtre ordonnateur, sous la forme d'un homme-oiseau ; le sacrifice du loup > sacrifices humains).
b) Une tragédie antique :
Bien sûr, comme dans une tragédie, la mort est présente. Contrairement à la tragédie classique, elle est « représentée » puisque le récit nous rapporte qu' il y a le chien de Cunier, mort, et que la neige est pleine de sang, l.81-82 ; et plus loin que Langlois tire … deux coups de pistolet dans le ventre du loup (l. 88). Pour autant, elle est pour ainsi dire escamotée
car rien ne nous est vraiment décrit, le loup encore moins que le reste. (Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre, l. 88-89 > le loup est en position d'objet et « disparaît » grammaticalement de la phrase ). Comme dans la plus classique des tragédies où la mort ne doit pas être représentée sur scène ?
Ensuite, le lieu fait penser à une scène de théâtre de par son aspect clos (au fond de Chalamont, l.1; cette aire nue qui va jusqu'au pied du mur, l.37-38).
Les villageois sont à la fois dans la position du choeur antique (ils sont toujours désignés par le pluriel nous) et dans celle des spectateurs : à partir du moment où ils voient enfin le loup, ils ne bougent plus (Langlois s'avance. Nous n'avons pas envie de le suivre, l.72-73). L'accent est mis sur leur position contemplative : D'abord nous ne voyons rien,
l.39; Nous le voyons ! l.59; Nous voyons aussi que, l.80 (répétition du même verbe, voir)
Le face à face entre le loup et Langlois fait penser à un duel tragique : silence, comme déjà évoqué, + attitude du loup.
Il est digne, se tient couché (l.56) mais sans avilissement; il accepte au contraire son sort avec fatalité, dignité (les pattes croisées, l.80) et courage (Il nous regarde, l.57).
c) La répétition des motifs :
la poursuite du loup // celle de M.V. par Frédéric II : les traces dans la neige, « aucune inquiétude »,
Les deux coups de pistolet tirés à la diable :
La mort du loup est construite comme la répétition de la mort de M.V : dans les deux cas,
-la narration consacre une grande part à la traque (M.V > Frédéric le suit sur dix pages; puis c'est au tour de Langlois et de ses hommes sur dix pages encore. Ici l'épisode proprement dit de la battue au loup dure quarante pages);
-Langlois s'empare des derniers instants et effectue la mise à mort pendant que le reste du groupe assiste en spectateur;
-la mort est précédée d'un face à face silencieux (M.V > ils eurent l'air de se mettre d'accord [...] sans paroles, l.p.85 //
loup > Il s'en est passé des choses pendant le silence !, l.83)
- l'exécution est rigoureusement identique; Giono emploie exactement les mêmes mots et le même temps (passé simple, alors que le récit de la mort du loup est, à cette exception près, uniquement au présent ) : M.V> Langlois lui avait tiré deux coups de pistolet dans le ventre; des deux deux mains, en même temps, p.86; loup > Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre; des deux mains, en même temps, l.88-89. Le narrateur le souligne d'ailleurs avec dépit, l.90- 93.
Permanence des instincts meurtriers qui s'expriment de la même façon. On peut en conclure que le destin bégaie et enchaîne l'homme dans un processus de répétition névrotique (ou pathologique).
Le « petit conciliabule muet » comme celui de M.V. et Langlois : la confrontation à la mort, et stt la connivence des deux êtres autour du sang sur la neige.
d) un divertissement :
violence de tous prise en charge par Langlois (pour combler son ennui, n’a-t-il pas organisé dans ce but toute cette battue ?). Le sang du chien est le divertissement du loup, celui du loup est le divertissement de Langlois… la logique nous permet d’attendre la mort de Langlois.
  • l’attente de la mort, la mort comme porte de sortie et même « arc de triomphe »…
  • la mort du chien de Curnier : le motif du sang sur la neige, le plaisir du loup.
Tous les participants partagent pourtant le même plaisir : celui d'assister à un divertissement.
Notion à prendre dans toute sa globalité puisque cette battue est d'abord un amusement (on ne reviendra pas sur le caractère comique de certains passages). C'est ensuite un spectacle et une cérémonie (les femmes ont revêtu des tenues très particulières, qui n'ont rien à voir avec une tenue de chasse. Elle se sont faites belles comme pour une sortie exceptionnelle). Là encore, on ne développe pas ; ça a déjà été vu en II..
De plus, tous les participants (loup compris) tombent dans une espèce de sommeil hypnotique provenant de la fascination déjà évoquée de la beauté du sang sur la neige : au milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis » ; Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l'air aussi endormi que nous, l.86-87.
Ils sont véritablement « happés » par le spectacle qui les fait « sortir » de l'état de conscience et d'eux-mêmes, en quelque sorte. C'est un divertissement au sens gionien et pascalien du terme.
La mise à mort du loup est un acte de substitution qui « détourne » les instincts meurtriers des hommes : ils tuent ici le loup pour ne pas tuer d'autres hommes (comme M.V et Langlois l'ont fait) ou pour ne pas se tuer eux-mêmes (comme Langlois le fera). On peut dire aussi que qu'elle a un effet cathartique.
En profiter pour rappeler la différence de la notion de divertissement chez Pascal et Giono : Pascal est un philosophe chrétien pour lequel se divertir est une erreur (il ne faut pas se « voiler la face » mais se tourner vers Dieu).

Conclusion :
Cette battue au loup qui se termine par son exécution est remarquable par l’utilisation d’un narrateur-témoin, qui raconte ce qu’il voit. Sa vision limitée si elle crée un suspens et un dynamisme ne permet pas au lecteur de comprendre parfaitement la situation. Nous pensons à Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme qui bien qu’au coeur de la bataille, ne voit rien et ne comprend rien. Giono se refuse à l'emploi de narrateurs trop savants, trop intelligents ou simplement omniscients pour laisser au lecteur sa liberté d'interprétation. C'est la lecture qui crée le sens et non le récit. Deuxième idée, la battue au loup permet à Langlois de canaliser la violence des villageois en leur offrant un divertissement. Un divertissement utile cependant puisqu’il débarrasse le village d’une menace.

I Un récit d’une battue
a) un langage oral 
b) un récit limité par une vision interne 

II Un loup qui interroge sur la définition d’humanité
a) un loup humanisé :
b) des villageois animalisés voire grotesques ( camenbert)
c) La dignité de Langlois s’oppose à l’animalité des villageois :

III Une exécution ritualisée
a) le sacré à l’œuvr
b) Une tragédie antique 
c) La répétition des motifs 

d) un divertissement