lundi 18 février 2019
4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE Incipit : Flaubert
Texte
3 : Gustave Flaubert, L'Éducation
Sentimentale (1869), incipit.
Le
15 septembre 1840, vers six heures du matin, la
Ville-de-Montereau, prêt de partir, fumait à gros tourbillons
devant le quai Saint-Bernard.
Des
gens arrivaient hors d'haleine ; des barriques, des câbles, des
corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne
répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre
les deux tambours, et le tapage s'absorbait dans le bruissement de la
vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout
d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait
sans discontinuer.
Enfin
le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de
chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on
déroule.
Un
jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album
sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le
brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne
savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil,
l'île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris
disparaissant, il poussa un grand soupir.
M.
Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à
Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant
d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable,
l'avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour
lui, l'héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se
dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant
sa province par la route la plus longue.
Le
tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns,
debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait
avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des
gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait
sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant
rapidement, battaient l'eau.
La
rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des
trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues,
ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis
les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui
suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en
surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des
arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à
l'italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des
murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et
des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses
où l'on pouvait s'accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes
résidences, si tranquilles, enviait d'en être le propriétaire,
pour vivre là jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard, une
chaloupe, une femme ou quelque autre rive. Le plaisir tout nouveau
d'une excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les
farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On
était gai. Il se versait des petits verres.
Frédéric
pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame, à
des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait que le
bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se
déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas
rapides ; il s'avança jusqu'au bout, du côté de la cloche ; -- et,
dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui
contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix
d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard d'une
quarantaine d'années, à cheveux crépus. Sa taille robuste
emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à
sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur
d'étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins
bleus.
4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE Incipit : Diderot
Texte
complémentaire : Denis
Diderot, Jacques le
Fataliste (1796),
incipit.
Comment
s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment
s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le
plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va?
Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que
son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal
ici-bas était écrit là-haut.
LE
MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.
JACQUES:
Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait
son billet.
LE
MAÎTRE: Et il avait raison...
Après
une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le
cabaretier et son cabaret!
LE
MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas
chrétien.
JACQUES:
C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de
mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se
fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un
peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp
devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille
se donne.
LE
MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES:
Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes
et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent
ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de
feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie,
ni boiteux.
LE
MAÎTRE: Tu as donc été amoureux?
JACQUES:
Si je l'ai été!
LE
MAÎTRE: Et cela par un coup de feu?
JACQUES:
Par un coup de feu.
LE
MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES:
Je le crois bien.
LE
MAÎTRE: Et pourquoi cela?
JACQUES:
C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE
MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?
JACQUES:
Qui le sait ?
LE
MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours..."
Jacques
commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il
faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit
au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans
une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son
valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: "Celui-là
était apparemment encore écrit là-haut..."
Vous
voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait
qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit
des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur
faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait.
Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire
cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son maître?
de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il
est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et
l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L'aube
du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant
leur chemin. Et où allaient-ils? Voilà la seconde fois que vous me
faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds:
Qu'est-ce que cela vous fait? Si j'entame le sujet de leur voyage,
adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en
silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître
dit à son valet: "Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes
amours?
4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte COMPLEMENTAIRE incipit : Scarron
Texte
complémentaire :
Paul
Scarron, Le
Roman comique,
1651, incipit.
Le
soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char,
ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne
voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de
la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en
moins d'un demi-quart d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur
force ils ne s'amusaient qu'à faire des
courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les
avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître
se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et
plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une
charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était
attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument
poulinière dont le poulain allait et venait à l'entour de la
charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine
de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui
faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une
demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.
Un
jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à
côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage,
qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue,
et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné
plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une
bandoulière au bas de laquelle pendaient par les
pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été
pris à la petite guerre . Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un
bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes
couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban
qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore
donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de
grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à
soutenir une épée qui était aussi longue qu'on ne s'en pouvait
aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses
troussées à bas d'attache, comme celles des comédiens quand ils
représentent un héros de l'Antiquité, et il avait, au lieu de
souliers, des brodequins à l'antique que les boues avaient gâtés
jusqu'à la cheville du pied.
Un
vieillard vêtu plus régulièrement, quoique très mal, marchait à
côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole et,
parce qu'il se courbait un peu en marchant, on
l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les
jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à
cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à
un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent
dans les Indes et, de plus, je m'en sers de ma seule autorité.
Retournons à notre caravane.
samedi 16 février 2019
4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte 4 : le dénouement
4e
séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un
Roi sans divertissement (1947).
4e
texte : dénouement,
pp.243-244
—
Bon.
Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
—
Il
m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui,
j’ai des oies ; ça dépend. » –
«
Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses »,
mais il a insisté, alors j’y ai
dit
: « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et j’y ai
attrapé une oie.
Comme
elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
—
Eh
bien, parle.
—
Bien,
voilà, dit Anselmie…
C’est
tout.
—
Comment,
c’est tout ?
—
Bien
oui, c’est tout. Il me dit :
«
Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête
à l’oie.
—
Où
?
—
Où
quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
—
Où
qu’il était ce billot ?
—
Sous
le hangar, pardi.
—
Et
Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
—
Se
tenait à l’écart.
—
Où
?
—
Dehors
le hangar.
—
Dans
la neige ?
—
Oh !
il y en avait si peu.
—
Mais
parle. Et on la bouscule.
—
Vous
m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je
vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il
m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par
les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand
elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : «
Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie.
Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors,
je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai
regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait
à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée,
monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé.
Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il
la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est
venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était
toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est
plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas
bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter,
mais, quand je suis sortie, il était parti.
Eh
bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le
coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son
tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses
genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il
sortit pour fumer.
Seulement,
ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de
dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude,
la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le
grésillement de la mèche.
Et
il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui
éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois
qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui
a dit : « Un
roi sans divertissement est un homme plein de misères »
?
Manosque,
1er
sept.-10
oct. 46.
_______________________________________________________________________________
Introduction texte
4 : le dénouement
Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans
divertissement
du 1er
septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe dans
un petit village,
dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un
narrateur sur un fait divers intervenu dans les années 1843 à 1846.
Une série de meurtres résolue quant à l’identité de l’assassin
par Frédéric II et qui se termine par l’exécution de M.V. de
deux balles dans le ventre tirées par le capitaine de gendarmerie,
Langlois. S’ensuit
une partie très longue sur la battue au loup qui voit le retour de
Langlois en commandant de Louveterie et qui abat le loup. « La
conclusion tragique de l’histoire » a été annoncée à la
page 151 : « Nous avions vu mourir Langlois » ou
plutôt « entendu ». Restait à savoir quelle forme
prendrait la mort de Langlois. Giono
a proposé lui-même, dans le Carnet du
roman, un
résumé possible de l'intrigue d'Un
Roi sans divertissement à
travers le portrait moral de Langlois, son protagoniste central : «
C'est le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes
qu'il punit chez les autres. Il se tue quand il sait qu'il est
capable de s'y livrer. [...] Quelqu'un qui connaîtrait le besoin de
cruauté de tous les hommes, étant homme, et, voyant monter en lui
cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.»L’extrait
que nous nous proposons d’étudier et
qui
se situe à la fin du roman et
donc de la troisième partie du livre va
nous apporter la révélation sur la fin tragique de Langlois.
L’extrait
que nous étudions se
compose de deux parties, d’une part de
la
transcription d’un interrogatoire mené par un groupe de villageois
avide
d’informations
sur les derniers moments de Langlois auprès
d’Anselmie et une deuxième partie qui est une possible
reconstitution de ce
qui a précédé
la fin tragique de Langlois.
En
quoi cet excipit qui apporte finalement plus de questions que de
réponses demande au lecteur d’avoir un acte de lecture créatif ?
Nous verrons
une enquête bâclée sur une fin tragique et annoncée et qui se
révèle féconde pour le lecteur attentif.
I une enquête bâclée
a)
Une Anselmie rétive à communiquer
Beaucoup
de voix; trop de voix.
En
effet, celle qui aurait dû assumer la paternité de la narration des
derniers instants de Langlois, Saucisse, parce que c'est elle qui en
est la plus intime, a disparu du roman pour laisser place à un
groupe de villageois anonymes. Cet anonymat est marqué par l'absence
de caractérisation (ds les lignes 3 à 19, on ne sait pas qui parle;
personne n'est nommé; de simples tirets et un simple retour à la
ligne marquent le changement de narrateur) et par l'utilisation du
pronom
personnel on à valeur indéterminée (l.1, on lui dit;
l.18, Et on la bouscule).
Très
rapidement, et par effet d'enchâssement, le récit va être mené
par Anselmie, à partir de la ligne 19, ds ce qui peut constituer un
monologue. Or Anselmie est un personnage plus que secondaire dans le
roman. Elle n'apparaît qu'une fois et ce qui est souligné à ce
moment-là, c'est son extrême bêtise (p.47 : tête de chèvre,
des yeux de mammifère antédiluvien, [...] Plus têtue qu'une mule !
Têtue comme une statue de mule.).
Contre
toute attente, au lieu de progresser vers la lumière, la narration
semble progresser vers l'obscurité, passant de la voix blanche du
groupe à la voix la plus “animale” du village !
Le
dernier narrateur qui semble être plus “éclairé” reste lui
aussi ds une sorte de flou : on suppose que c'est le même narrateur
qu'au début et qu'il nous est possible d'assimiler à l'auteur
lui-même puisque les circonstances d'écriture qui sont citées à
la fin (Manosque, 1er sept-10 oct.46) sont celles de Giono.
Pour autant, il ne nous offre pas la vérité
(puisqu'il
n'a pas assisté à la mort de Langlois) mais de simples supputations
(voilà ce qu'il dut faire, l.41); et en définitive non pas
une reconstitution fidèle (contrairement à ce qui nous était
promis ds l'incipit, on ne trouve pas ici de traces de recherches et
de travail d'historien) mais une reconstitution imaginaire
b) des blancs et des lacunes
Les
narrateurs ne sont pas les seuls à déconcerter le lecteur.
L'organisation et le contenu de ces dernières pages sont
déroutants parce que marqués par la vacuité.
On
peut noter la présence du blanc ds la rupture typographique entre la
ligne 40 et 41.
Le
premier tiers du passage est une succession de courtes répliques au
discours direct qui, visuellement parlant, semblent
envahies par le blanc. Et lorsqu'on se penche sur le contenu de ce
dialogue, on se rend vite compte de son caractère inepte : la
discussion entre Anselmie et les villageois tourne essentiellement
sur les efforts des uns (utilisation systématique
de phrases interrogatives, pour faire parler l'autre qui se refuse à
le faire (économie
de
paroles ds les réponses d'Anselmie, essentiellement nominales et
limitées à de courts GN,
Alors
que, ds un roman, les paroles au discours direct en général et les
dialogues en particulier sont utilisés pour mettre en relief des
propos importants ou porteurs de sens, ici c'est l'inverse. Giono
rapporte volontairement ce qu'il y a de moins intéressant et ne fait
rien pour stimuler l'intrigue ou intéresser le lecteur.
Même
constat pour le monologue d'Anselmie. Elle rapporte une scène qui en
aurait surpris plus d'un (Langlois lui demande d'égorger une oie et
regarde des heures durant son sang ds la neige) sur un mode
laconique, sans jamais marquer ni surprise ni sentiment quelconque.
On ne trouve aucun champ lexical de l'émotion. Seulement des détails
purement factuels (ne sont rapportées que les actions de Langlois,
sans aucun commentaire de la part d'Anselmie). En fait, et de manière
tout à fait paradoxale, on a un point de vue interne qui équivaut à
un point de vue externe ! Le lecteur est frustré.
II une fin tragique et annoncée
a) une mort escamotée
La
mort du héros principal constitue généralement une fin canonique
par excellence. Beaucoup de romans s'achèvent avec la
mort du personnage principal (Le Père Goriot, Emma Bovary, Les
Liaisons dangereuses, l'Etranger, etc) et c'est pour le romancier
l'occasion d'un final généralement à la hauteur du personnage qui
part : les derniers instants sont minutieusement décrits, les
dernières paroles soigneusement rapportées, la mise en scène est
travaillée de façon à magnifier la grandeur du héros.
Or
ici, c'est l'exact inverse qui se produit. Sur les 57 dernières
lignes, seule une dizaine est consacrée à la mort proprement dite
de Langlois. Et si l'on veut être vraiment rigoureux, on peut même
ajouter que seules 4 lignes constituent véritablement le récit de
la mort de Langlois (l.52 à 55). Certes le narrateur “se fend”
d'une jolie métaphore poétique : « l'énorme
éclaboussement d'or qui éclairé la nuit pendant une seconde »
mais c'est la seule que nous ayons et le texte se clôt deux
lignes plus loin . Qui plus est par une morale, certes, mais sous
forme d'une question énigmatique : « Qui
a dit : « Un roi sans
divertissement est un homme plein de misères »
? Pascal est cité
sans l'être (son nom n'apparaît pas),
de
manière assez désinvolte.
C'est
d'autant plus paradoxal que la mort de Langlois possédait tous les
ingrédients pour constituer un final “en fanfare” : ce n'est pas
une mort banale puisqu'il se suicide; de plus, son suicide est des
plus spectaculaires puisqu'il se fait exploser la tête avec un bâton
de dynamite ! Comme si le narrateur (ou l'auteur) faisait exprès
d'avorter ou de râter ce final, alors qu'il avait lui-même inventé
tous les éléments pour le réussir !
En
définitive, le plaisir du lecteur est gâché : au lieu de
s'intéresser au personnage principal, la narration s'arrête sur des
dialogues creux racontés par des narrateurs obtus. Et quand enfin un
narrateur a priori plus éclairé que les autres arrive pour narrer
l'épisode capital de la mort du héros, il semble refuser de s'y
attarder et se précipite pour finir le roman.
b) la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée :
En
effet, et ce depuis le tout
début du roman d'ailleurs, Langlois est un personnage finalement
toujours isolé par rapport au groupe et à la
communauté villageoise, parce que différent et complètement
atypique ds sa façon de penser et de percevoir la vie. Seul un petit
groupe capble de le comprendre le fréquente, des amateurs d’âme :
Saucisse, Mme Tim et le procureur, les trois gros.
Sa
solitude se ressent fortement dans cette dernière scène.
Chez
Anselmie, Langlois est isolé physiquement puisqu'il se « tenait
à l'écart »; « Dehors le hangar »,
loin du groupe, du village, du monde des hommes pour ainsi dire. Même
le décor, extrêmement nu « Dans la neige », qui
d’ailleurs annonce la tragédie, souligne cette solitude.
Langlois
est aussi celui qui, dans ces dernières pages, parle paradoxalement
le moins. Seules trois répliques lui sont accordées sur les 57
lignes essentiellement discursives (moins de 2%). Et lorsqu'il parle,
là encore, c'est avec parcimonie et rudesse (Courtes phrases
injonctives souvent réduites au seul impératif).
Noter
que cette économie de parole est aussi doublée d'une économie de
geste : Anselmie insiste à plusieurs reprises sur son immobilité :
« Il était toujours au même endroit. Planté; »
« ... n'a pas bougé » « Il était
toujours au même endroit » « Il n'a pas
bougé. »
De
la même façon que la mort de l'oie préfigure la morte imminente de
Langlois (les deux mots riment d'ailleurs !), sa place à l'écart du
groupe, son silence et son immobilité préfigurent aussi sa mort.
On
peut d'ailleurs remarquer que Langlois quitte progressivement le
roman : il est d'abord à l'écart; puis le monologue d'Anselmie se
termine par « il était parti » enfin, dans
le dernier paragraphe, Langlois est vu de très loin : on ne voit
plus de lui que l »a petite braise », « le petit
fanal de voiture » . C'est un procédé très
cinématographique de zoom arrière. Le
roman porte la trace de l'évacuation progressive de son héros.
c)
incompréhension du groupe :
La
solitude du Langlois est perceptible aussi ds les réactions des
villageois (ou absence de réaction d'ailleurs). Les
premiers narrateurs d'abord. C'est un groupe d'hommes rustres,
bourrus voire brutaux « on lui dit un peu rudement ».
« Et on la bouscule ». Leur
conversation avec Anselmie ressemble à un interrogatoire policier un
peu musclé. Ils ne parlent que sous forme interrogative ou
injonctive. C'est la force brute du groupe qui s'exprime avec une
absence de finesse, de psychologie ou tout bonnement de coeur. La
visite qu'ils font à Anselmie ne semble dictée ni par le chagrin,
ni par le désarroi ni par une quelconque empathie. Ils paraissent
avides de sensationnel tant leurs questions sont courtes, brèves,
factuelles. Ils sont là pour savoir comment cela s'est passé mais
non pourquoi cela s'est passé. Curieux
tout
simplement, parce qu'ils ont besoin, comme tous les hommes, d'un
dérivatif à leur ennui et que le sensationnel provoqué par la mort
de Langlois en est un de taille
La
réaction d'Anselmie est voisine de la leur. Elle aussi ne souligne
que les gestes de Langlois (cf l'utilisation systématique de verbes
d'action ds le monologue : « il m'a dit; j'y ai donné;
il l'a tenue... » sans jamais s'intéresser à ses
sentiments (dans tout cet extrait, à aucun moment on ne relève de
champ lexical de l'émotion !), comme si elle était indifférente,
comme si cette scène pourtant singulière ne soulevait chez elle ni
interrogation, effroi, dégoût, rejet voire culpabilité ;
c'est en effet la dernière à avoir vu Langlois. Elle aurait pu
légitimement s'en vouloir de ne pas avoir perçu ou anticipé son
suicide !). On aurait pu s'attendre au moins à ce qu'elle commente
la demande saugrenue de Langlois
(pour
une personnalité telle qu'Anselmie, et mm pr ns d'ailleurs, demander
à voir saigner une bête est la demande d'un fou !). Or rien. Rien
d'autre qu'une énumération de faits (ce que souligne l'utilisation
exclusive de phrases simples et juxtaposées). Bien sûr, sa retenue
peut s'expliquer par le respect qu'elle devait porter à Langlois.
Mais quoi ? Pas une larme, pas un soupir ? En fait Anselmie, comme
les autres villageois, n'est pas un être insensible et sans coeur
mais plutôt l'archétype de la paysanne, tout entière accaparée
par son quotidien « j'ai fait ma soupe »; « j'ai
fait du bois » qui ne s'intéresse qu'au nécessaire et à
l'utile (elle ne comprend pas que Langlois ne veuille pas de l'oie;
parce que pour elle une oie n'a d'intérêt que nutritif !).
Langlois
et elle n'appartiennent pas au même monde. Un abîme intellectuel et
psychologique les sépare.
Même
attitude, bien qu'atténuée, chez Delphine et Saucisse, incapables
de comprendre et d'anticiper le geste de fatal de celui dont elles
sont pourtant si proches : « Il attendit que Saucisse ait
prit son tricot d'attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses
genoux » Ce qui les caractérise, l'une et l'autre, ce
sont des gestes mornes et creux. D'ailleurs le narrateur/chroniqueur
souligne par deux fois le caractère monotone du quotidien de
Langlois : « Il ouvrit, comme d'habitude »;
« Delphine et Saucisse regardèrent, comme d'habitude ».
Même Saucisse finalement est engluée par le quotidien et la
répétition; et est donc incapable de comprendre vraiment le
désespoir fondamental de Langlois.
On
peut supposer que, pour les autres membres de la communauté, au
mieux Langlois reste une énigme, au pire c'est un fou.
d)
La mort de l’oie : ce qu’elle permet de comprendre :
En
définitive, bien que cela soit gommé par cette narration “blanche”,
la fin de héros est particulièrement tragique.
Langlois
se suicide par désespoir, parce que l'ennui et les pulsions
mortifères ont été les plus forts. Ce qui a déclenché la mort de
l'oie, et par voie de fait la mort de Langlois, c'est l'arrivée
(pourtant discrète et presque inoffensive) de l'hiver et donc de
l'ennui. (Rappel > tous les crimes de M. V sont commis pendant
l'hiver; le printemps est une période d'accalmie. On n'a pas envie
de tuer parce qu'on est tout simplement occupé à autre chose) :
« Mais, dès la première chute de neige (une toute petite
neige d'automne qui tomba le 20 octobre. [...]) Anselmie vit arriver
Langlois chez elle, p.240.
La
relation de causalité souligne bien l'espèce de fatalité dans
laquelle est pris Langlois et contre laquelle il ne peut rien.
Cette
écriture pudique dit mieux que la plus lourde des emphases la
tragédie personnelle du héros.
Lorsque
le narrateur/chroniqueur prend enfin la main pour narrer la mort de
Langlois, il commence par un Eh bien » qui sonne comme
un glas funéraire. De plus, on sent l'importance des efforts faits
par Langlois à travers l'emploi d'expressions telles que « il
tint le coup jusqu'après la soupe » et le simple petit
adverbe « enfin » qui marque le soulagement et la
paix qu'a dû éprouver Langlois en se donnant la mort. Tout le roman
n'est en définitive qu'une succession de vaines tentatives pour
vaincre le mal de vivre.
Et
l'épisode de la mort de l'oie reflète encore une fois, et de la
même manière que la mort du loup, la fascination de Langlois pour
la mort.L’oie, un substitut de Delphine (blanche et naïve) +
volonté de préserver le village : grandeur du héros. Rien ne
semble l'intéresser que le spectacle du sang sur la neige puisqu'il
rend l'oie à Anselmie une fois qu'elle s'est vidée de son sang et
puisqu'il reste des heures en contemplation malgré le froid et la
nuit (il est arrivé chez Anselmie avant cinq heures, et n'en
est reparti qu'après, . Ce n'est pas la première fois que Langlois
est fasciné par la beauté du crime mais on sent bien que cette
fois, c'est différent. Langlois a passé un cap; d'abord parce que,
pour la première fois, il tue une victime innocente (l'oie, à la
différence de M.V et du loup, ne constituait pas un danger pour la
communauté); ensuite parce que cette mise à mort n'est précédée
d'aucun cérémonial et que Langlois
semble
indifférent; il n'y a pas notamment l'excitation de la traque que
l'on pouvait ressentir dans la poursuite de M.V ou la chasse au loup.
La fascination morbide de Langlois semble être doublée de
désespoir; il est autant absorbé par le spectacle que par ses
pensées; il vient de comprendre ou d'admettre que lui aussi était
victime de pulsions meurtrières et donc potentiellement un assassin.
III
Une leçon ?
a)
une mort ordonnée
En
effet, Langlois reste ds son rôle de chef jusqu'au bout, ne
s'exprimant que sur le mode injonctif (Coupe-lui
la tête,
l.5-6; Donne, l.22; Tiens, la voilà. Et
va-t-en, l.25); et ses ordres ne tolèrent aucune contestation.
Anselmie s'exécute immédiatement, ce que souligne la parenté
formelle entre les paroles de l'un et les actes de l'autre
« Coupe-lui la tête/j'ai coupé la tête; Donne/j'y ai
donné; Et va-t-en/Et je suis rentrée ».
Son
silence, son immobilité et les heures passées à contempler le sang
de l'oie peuvent aussi se lire comme des moments d'intense réflexion,
de méditation. Toujours dans l'extrême maîtrise de soi, qui sait
s'il n'était pas en train d'analyser avec courage ce qui était en
train de se produire en lui ? Peut-être que le Planté (l.29)
ne signifie pas qu'il était résigné, hébété ou hypnotisé mais
tout bonnement claivoyant et lucide ?
Quel
que soit le narrateur, on peut remarquer qu'il place toujours
Langlois dans la position de sujet de verbes d'action, signe que le
personnage garde jusqu'au bout le contrôle de ses actes (Anselmie :
« Il m'a dit; il l'a tenue, il était parti »
Narrateur/chroniqueur
> Il remonta; Il attendit; il sortit, etc)
Même
constat dans les derniers moments. Les actes de Langlois traduisent
là encore beaucoup de maîtrise de soi puisqu ' « il
tint le coup jusqu'après la soupe et Il attendit ».
On peut même dire qu'il fait preuve à la fois de stratégie et
d'une certaine délicatesse envers les femmes de son entourage : il
fait semblant d'accomplir des gestes anodins et habituels de manière
à les tromper ou à adoucir son suicide « Il ouvrit, comme
d'habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer ».
Saucisse avait déjà avoué un peu avant, p. 236, qu'il « ménageait
tout le monde et son père. »
Il
y a même fort à parier que son suicide a été calculé depuis bien
longtemps, à partir même du moment où il a substitué le cigare à
la pipe, anticipant symboliquement la forme qu'il donnerait à sa
mort.
b)
l’apothéose
de Langlois, qui
a épuisé tous les divertissements possibles, prend enfin « les
dimensions de l’univers » > sortir de l’humain,
dépasser sa condition. L’ « énorme éclaboussement
d’or » reprend le motif du meurtre et du sang versé, ainsi
que la couleur automnale omniprésente dans RSD. La
beauté
de cette mort qui est comme une fête, un divertissement de roi (cf.
les feux d’artifices.
La
mort de Langlois est aussi une fin spectaculaire. On voit bien
d'abord que Langlois a soigné la mise en scène de sa
mort, d'une part parce qu'il l'a anticipée et élaborée, comme nous
l'avons vu, ensuite parce qu'il choisit un mode opératoire des plus
originaux et marquants (explosion d'un bâton de dyanmite emprunté
au chantier) de façon à ce que sa fin reste dans toutes les
mémoires.
Le
narrateur aussi théâtralise ces derniers moments , même
rapidement, avec l'effet de zoom arrière que nous avons déjà
précédemment évoqué; et avec un suspense et une tension ménagés
jusqu'au bout
(effet
de chute, l. 48 > il fumait une cartouche de dynamite).
Giono
souhaite donc que le lecteur fasse travailler son imaginaire et se
représente un final grandiose. D'une certaine façon, il offre à
son personnage principal la mort que lui attribuait le titre et sa
fonction symbolique : c'est bien en roi que meurt Langlois. Le
narrateur a voulu aussi donner une dimension esthétique à sa mort,
en faire à proprement parler une oeuvre d'art (éclaboussement
d'or).
On
peut considérer aussi que, d'une certaine façon, Langlois a réussi
à réaliser le grand oeuvre et le grand fantasme des alchimistes, à
savoir la pierre philosophale permettant la transmutation des métaux
“vils” (comme le plomb par ex) en métaux nobles (comme l'argent
ou l'or). L'obtention de la pierre philosophale était censée
permettre en outre d'accéder à la panacée (médecine universelle)
et la prolongation de la vie via un élixir de longue vie.
Ainsi,
plus encore qu'une figure de roi, on peut même aller jusqu'à dire
que Langlois a ici une figure de dieu. En effet, avec le parallèle,
dans l'avant dernière phrase, entre Langlois et « l'univers »
, la mort de Langlois devient cosmique.
L’éclatement
de la tête est évoqué par le biais d’une métaphore : « l’énorme
éclaboussement d’or » qui inverse la représentation de
la mort. Le jaillissement du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion
du corps de Langlois avec les forces de la nature. Il rejoint le
hêtre, lui aussi cosmique, ainsi que les formes solaires et
finalement positives.
L’image
de la lumière « or , éclaira la nuit, » suggère
une apothéose, c'est-à-dire, au sens premier du terme, un acte de
déification, l'admission posthume de héros parmi les Dieux,
l'ascension et la glorification posthume des saints (selon que l'on
se place ds l'Antiquité Romaine ou dans la religion catholique).
Dans
une sorte de panthéisme, le héros se fond avec le cosmos et la
nature. D'ailleurs, les mots “mort” ou “suicide” ne sont
jamais prononcés. On n'est pas certain que le personnage meure
vraiment tellement l'évocation de sa mort est animée et
paradoxalement vivante (verbes de mouvement + lexique de la lumière).
Langlois se transforme, renaît, plus qu'il ne meure. Et le lexique
de la démesure est bien présent (énorme, univers).
Conclusion :
Selon
Pascal, se détourner du divertissement permet d’atteindre dieu ;
ici, pas de sens final, si ce n’est la mort : pessimisme de
Giono.
Giono
nous délivre une idée assez optimiste, somme toute, dans ce roman
pourtant extrêmement sombre : pour lutter contre les
pulsions meutrières qui habitent les hommes, il y a une alternative
au crime ou à la mort > c'est la littérature.
En
écrivant, en créant des personnages et en les faisant mourir, le
romancier sublime et transcende ses instincts meutriers. L'art
console; et surtout l'art est fécond. D'une certaine manière,
l'écrivain est un alchimiste qui transforme le mal (son désespoir,
sa face obscure ...) en or (un magnifique roman).
Mais
c'est un processus créatif auquel le romancier convie le lecteur, ce
qui est particulièrement moderne et jouissif aussi pour nous : Giono
nous demande de ne pas réagir comme les villageois qui n'ont que
leur curiosité malsaine et leur esprit étroit pour combattre leur
ennui. Ils sont frustrés, dépités ou ébêtés devant la mort de
M.V, du loup ou de Langlois. Ne recherchant que le sensationnel ou
l'explication simpliste, ils sont déçus comme nous pourrions l'être
si nous nous contentions de lire Un Roi sans divertissement pour
les ressorts de son intrigue Giono nous demande de changer nos
habitudes de (mauvais) lecteur et de mener l'enquête du sens,
d'aller à sa recherche
avec
patience et minutie. De faire en définitive acte créateur nous
aussi. Et, étonnamment, le
temps de notre lecture est aussi un temps hors de notre propre ennui.
I une enquête bâclée
a)
Une Anselmie rétive à communiquer
b)
des blancs et des lacunes
II une fin tragique et annoncée
a)
une mort escamotée
b)
la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée
c)
incompréhension du groupe
III
Une leçon ?
a)
une mort ordonnée
b)
l’apothéose de Langlois
—
Bon.
Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
—
Il
m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui,
j’ai des oies ; ça dépend. » –
«
Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses »,
mais il a insisté, alors j’y ai
dit
: « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et une oie.
Comme
elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
—
Eh
bien, parle.
—
Bien,
voilà, dit Anselmie…
C’est
tout.
—
Comment,
c’est tout ?
—
Bien
oui, c’est tout. Il me dit :
«
Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête
à l’oie.
—
Où
?
—
Où
quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
—
Où
qu’il était ce billot ?
—
Sous
le hangar, pardi.
—
Et
Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
—
Se
tenait à l’écart.
—
Où
?
—
Dehors
le hangar.
—
Dans
la neige ?
—
Oh
! il y en avait si peu.
—
Mais
parle. Et on la bouscule.
—
Vous
m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je
vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il
m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par
les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand
elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : «
Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie.
Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors,
je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai
regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait
à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée,
monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé.
Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il
la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est
venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était
toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est
plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas
bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter,
mais, quand je suis sortie, il était parti.
Eh
bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le
coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son
tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses
genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il
sortit pour fumer.
Seulement,
ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de
dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude,
la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le
grésillement de la mèche.
Et
il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui
éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois
qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui
a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de
misères » ?
Manosque,
1er sept.-10 oct. 46.
4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte 3 : La mort du loup
4e
séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un
Roi sans divertissement (1947).
3e texte : la mort du loup, pp.141-144
Les
foulées, naturellement toujours d'une fraîcheur exquise et si
claires que tout le monde les voit, ne dénotent aucune inquiétude.
Elles sont franches et sans retour. Peut-être que le Monsieur
joue au plus fin
? Tout le monde y joue : Dieu lui-même. Mais le Monsieur
y joue avec un
sacré estomac. Qu'est-ce qu'il espère ? Qu'une porte de sortie
s'ouvrira dans le mur ? A point nommé ? Et, dites donc, est-ce qu'il
ne serait pas beaucoup plus instruit que nous ? Est-ce que nous ne
serions pas les dindons de la farce, nous autres, dans cette
histoire, avec nos cors et nos fanfreluches ? Et nos pas pelus et
(pour nous on peut le dire) notre angoisse ?
Est-ce
que, par hasard, le Monsieur n'attendrait pas tout simplement
la mort que nous lui apportons sur un plateau ? Ça, comme porte,
vous avouerez que ça serait même un portail, un arc de triomphe !
Et ça expliquerait pourquoi, d'après les foulées que nous suivons,
il est allé tout simplement se placer de lui-même au pied du mur,
sans esquiver, ni de droite ni de gauche. Que ce soit ce que ça
voudra, nous avançons. Et brusquement nous dépassons les derniers
taillis. nous sommes devant cette aire nue qui va jusqu'au pied du
mur.
D'abord,
nous ne voyons rien. Langlois, en trois pas rapides, s'est mis devant
nous. De ses bras étendus en croix et qu'il agite lentement de haut
en bas comme des ailes qu'il essaie, il nous fait signe : stop et,
tranquille !
Nous
entendons craquer les pantalons des porteurs de torches qui
traversent les taillis derrière nous. La lumière monte. Nous
entendons crisser derrière nous, dans les taillis, les grosses
ouatines de la capitaine et de Saucisse.
Le
voilà, là-bas ! Nous le voyons ! Il est bien à l'endroit où je
craignais qu'il soit. A l'endroit vers lequel, depuis ce matin, à
grand renfort de fanfares, de télégraphes et de cérémonies, nous
nous sommes efforcés de le pousser.
Eh
bien, il y est. Et, si c'était un endroit qu' il ait choisi
lui-même, il n'y serait pas plus tranquille.
Il
est couché dans cet abri que l'aplomb même du mur fait à sa base.
Il nous regarde. Il cligne des yeux à cause des torches ; et, tout
ce qu' il fait, c'est de coucher deux ou trois fois ses longues
oreilles.
Sans
Langlois, quel beau massacre ! Au risque de nous fusiller les uns les
autres. Au risque même, au milieu de la confusion des cris, des
coups, des fumées et (nous nous serions certainement rués sur lui
de toutes nos forces) des couillonnades, au risque même de lui
permettre le saut de carpe qui l'aurait fait retomber dans les vertes
forêts.
— Paix
! dit Langlois.
Et
il resta devant nous, bras étendus, comme s'il planait.
Oh
! Paix ! Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des
torches-colombes.
Langlois
s'avance. Nous n'avons pas envie de le suivre. Langlois s'avance pas
à pas.
Au
milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis, un fait nous
éclaire sur l'importance de ce petit moment pendant lequel Langlois
s'avance lentement pas à pas : c'est la légèreté aéronautique
avec laquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à
son ventre.
Nous
voyons aussi que, devant les pattes croisées du loup, il y a le
chien de Curnier, couché, mort, et que la neige est pleine de sang.
Il
s'en est passé des choses pendant le silence !
Langlois
s'avance ; le loup se dresse sur ses pattes. Ils sont face à face à
cinq pas. Paix !
Le
loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l'air aussi endormi
que nous.
Langlois
lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains ; en
même temps.
Ainsi
donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de
pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre
l'expéditeur et l'encaisseur de mort subite !
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Introduction Texte 3 :
La mort du loup
Giono, au sortir de la
guerre, écrit Un roi sans divertissement
du 1er
septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe à
Saint-Baudille, dans une région montagneuse, est une espèce
d’enquête d’un narrateur sur un fait divers intervenu dans les
années1843 à 1846. Une série de meurtres résolue quant à
l’identité de l’assassin par Frédéric II et qui se termine par
l’exécution de M.V. de deux balles dans le ventre tirées par le
capitaine de gendarmerie, Langlois. L’extrait
que nous étudions se situe à la fin de la deuxième partie. Un
énorme loup sème la terreur chez les habitants de Saint-Baudille.
C’est l’occasion pour Langlois de revenir au village comme
commandant de Louveterie et d’organiser une battue avec
quatre-vingt-trois villageois. Le loup finit par se retrouver acculé
au fond de Chalamont, c’est l’hiver 1846. Un des villageois,
raconte la derniers moments de la battue et l’exécution du loup.
En
quoi cette fin de battue s’inscrit-elle parfaitement dans
l’économie du roman ? Nous
verrons un récit d’une battue face à un loup qui remet en
question la définition de l’humanité et qui se clôt par une
exécution ritualisée.
I Un récit d’une battue
a)
un langage oral :
Le
narrateur est un villageois qui nous propose un récit marqué par
l'oralité, ce qui nous le rend à la fois accessible,
familier et vivant. On notera par exemple l'emploi d'une série de
questions/réponses Ou encore des reprises anaphoriques propres à
la langue orale « Est
ce que nous ne serions pas les dindons de la farce, nous autres »,
des expressions familières comme « Ça,
comme porte, vous avouerez ..., Il s'en est passé des choses pendant
le silence; des couillonnades. »
Ou encore des interjections ou des exclamatives qui ponctuent
certains moments forts du récit : « Le
voilà, là-bas ! Nous le voyons ! l.49-50;
Sans Langlois, quel beau
massacre ! l.60; Oh
! Paix, » ; « Ainsi
donc, […] encaisseur de mort subite ! ».
Ici,
cette oralité porte la marque du parler relâché ou plus imagé de
la campagne, comme en témoignent certaines expressions savoureuses :
« un sacré estomac, »
; « les dindons de la
farce, » ; « des
couillonnades, »; le
saut de carpe »;
« l'encaisseur de mort
subite, »
Le
narrateur manie l'humour et à l'occasion le jeu de mots : « Ça,
comme porte, vous avouerez que ce serait même un portail, un arc de
triomphe ! » et sait camper avec art le grotesque d'une
certaine humanité, qui détonne avec la noblesse du loup et la
solennité du moment. Il saisit le détail pittoresque : « Nous
autres, dans cette histoire, avec nos corps et nos fanfreluches, »
; « nous entendons crisser derrière nous, dans les taillis,
les grosses ouatines de la capitaine et de Saucisse, » ;
« A l'endroit vers lequel, depuis ce matin, à grand renfort
de fanfares, de télégraphes et de cérémonies, nous nous sommes
efforcés de le pousser » poussant la stylisation jusqu'à
la caricature : « c'est la légèreté aéronautique à
laquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à son
ventre » (son ventre >
métonymie).
b)
un
récit limité par une vision
interne :
Le
récit de la battue est mené à la première personne, par un
narrateur unique, participant à la battue, ce qui permet déjà une
facile plongée dans le cœur de l'action mais
aussi dans
la psychologie des personnages puisque le narrateur commente
fréquemment ce qu'il
voit. La
focalisation interne nous montre l'avancée progressive des hommes
vers le loup puis quasiment l'arrêt sur image lors de
la mort du loup.
--
Ensuite, l'action est constamment retardée, notamment la découverte
ultime du loup, soit par des descriptions soit par des commentaires
du narrateur. Et même quand elle avance, elle le fait en différant
les informations, maintenant constamment le lecteur dans une espèce
de frustration: d'abord les hommes sont dans le noir : nous
ne voyons rien; ensuite on nous parle de ce qu'ils entendent
(grand chose, ou de la lumière qui se fait (mais pour ne rien
dévoiler au lecteur ! ); enfin le narrateur voit le loup mais le
lecteur non; ce n'est qu'à la fin qu'une description du loup est
ébauchée, avec une certaine parcimonie de détails quand même
(trois lignes seulement).
Au
moment du face à face ultime, là encore le temps s'étire : sur les
15 dernières lignes, le narrateur se contente de répéter trois
fois la même chose (Langlois s'avance, ; Langlois s'avance
pas à pas,; Langlois s'avance lentement pas à pas, );
s'il y a bien une gradation (on passe d'un GN de 4 syllabes > 7
syllabes> 10 syllabes), elle l'est d'un point de vue formel mais
pas au niveau du contenu !
--
Enfin, comme dans une nouvelle à chute, la mise à mort expéditive
du loup arrive sans que rien ne nous y ait préparé.
De
plus, l'action est rendue plus concrète par l'utilisation du présent
de l'indicatif (à la fois présent d'énonciation et présent de
narration).
II Un loup qui interroge sur
la définition d’humanité
a) un loup humanisé voire
royalisé :
Le
loup comme figure de l’âme humaine, métaphore souvent reprise (La
Fontaine, Vigny,… + cf. homo homini lupus ? …)
La
grandeur du loup a
été aussi soulignée par le substantif
Monsieur,
(Monsieur :
une figure du roi (cf. le duc d’Orléans, frère de Louis XIV,
appelé « Monsieur »),employé
plusieurs fois et souligné par l'emploi des italiques et
son caractère est magnifié
avec son courage (« sacré estomac »), sa ruse (« joue
au plus fin »)…:,
lui est élégant, jusque dans le pas : « les
foulées [...]
aucune
inquiétude »
-
(Même portrait chez Vigny : la battue dans les bois (« nous »), lucidité, chien égorgé, sang qui se répand, silence, le dernier regard qui apporte une connivence avec le chasseur (« je »), la « stoïque fierté » comme leçon de vie (et non le goût du sang et son esthétisme !)
-
Les villageois par contre sont animalisés, ils sont gauches et veules
b)
des villageois animalisés voire
grotesques ( camenbert)
Parallèlement,
de façon à ménager la tension du récit et l'attention du lecteur
jusqu'au bout, Giono se sert habilement de la personnalité du
narrateur pour injecter ds le récit des touches de légèreté, de
comique ou de grotesque.
Les
villageois ne sont jamais individualisés mais désignés par le
pluriel (nous); ce qui les caractérise c'est le plus souvent
la maladresse, la gaucherie, la stupidité. Sans Langlois, quel
beau massacre ! [...] vertes forêts, l. 60-65. C'est une pauvre
humanité ridicule et pitoyable, surtout comparée à la personnalité
courageuse et altière du loup. On a l'impression
d'assister à une parodie de chasse à cour ou d'épopée
La description des
villageois par l’un des leur : « dindons de la farce »,
« pas pelus »,
c) La dignité de Langlois
s’oppose à l’animalité des villageois :
La
battue est l'occasion pour tous les participants de laisser
s'exprimer leurs instincts sadiques.
D'abord
ceux générés par le groupe. On voit bien dans
tout le passage l'excitation provoquée par la chasse (le grand
nombre de phrases exclamatives en témoigne). A plusieurs reprises,
Langlois tente de canaliser l'impatience des hommes : « stop
et, tranquille ! » ;
« -Paix
! dit Langlois ».
Le groupe se comporte de manière animale et c'est comme on s'adresse
à des animaux (impératifs, phrases nominales) que Langlois leur
parle.
Le
narrateur est d'ailleurs capable de reconnaître rétrospectivement
que « Sans
Langlois, quel beau massacre ! ».
Les
instincts sadiques du groupe veulent s'exprimer dans la
confusion des cris, des coups, des fumées (énumération
qui marque l'agitation). Pour eux, la mise à mort de la bête
parachève et justifie la battue. Elle en est le point culminant et
la jouissance extrême.
En
revanche, Langlois ne réagit pas de la même façon : il est tout en
contrôle de la situation et en maîtrise de lui-même (cf extrême
lenteur de ses déplacements + position de chef incontesté au sein
de la troupe villageoise). Et paradoxalement, son plaisir sadique ne
semble pas s'exprimer dans la mise à mort du loup. En effet, il
expédie cette mort, au grand désespoir des villageois. On dirait
justement qu'il essaie d'éviter au loup à la fois les souffrances
d'une mort barbare et une mort indigne d'un être d'exception comme
lui. Il a reconnu dans le loup du courage, de la dignité, de la
noblesse (c'est un roi, comme lui) et il ne veut pas le laisser en
pâture aux villageois. C'est peut-être pour cela qu'il tire deux
fois, pour être certain que le loup est mort et qu'il ne peut plus
souffrir.
Chez
Langlois (comme chez M.V certainement), le plaisir sadique est en
amont, dans la chasse et dans la quête ; vraisemblablement pas dans
l'accomplissement du meurtre proprement dit. Et s'il y a plaisir de
tuer, il vient de la contemplation esthétique du sang sur la neige.
Le loup et Langlois partagent d'ailleurs ce même plaisir puisque Le
loup regarde le sang du chien sur la neige.
III Une exécution ritualisée
a)
le sacré à l’œuvre :
Une
consécration solennelle. La « muraille à pic » est
comme un mur de scène, les couleurs (rouge, blanc, les lumières qui
montent…), le cortège et le silence rappellent une cérémonie
religieuse : un divertissement, comme la messe de minuit. Atmosphère
de rêve éveillé rompue par les coups de feu > retour au récit.
Le mot « paix »
est repris plusieurs fois, d'abord dans la bouche de Langlois, de
manière ambiguë d'ailleurs (-Paix
! Dit Langlois, >
cela peut vouloir aussi dire “Taisez-vous !”), ensuite dans la
bouche du narrateur, avec une acception plus religieuse cette fois
(Oh ! Paix !
Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches
colombes » puis
encore une fois dans la narration qq lignes plus loin (Au
milieu de cette paix,
l.74). Le mot revient encore sous la forme discursive ss qu'on sache
véritablement qui le prononce.
Cette
répétition du mot « paix », essentiellement sous forme
discursive, fait penser à une litanie incantatoire lors d'un rituel
ou sacrifice expiatoire.
Ensuite,
le temps est extrêmement dilaté dans les derniers moments, comme
nous l'avons vu en I.b). Et les mouvements des participants sont
d'une extrême lenteur, légèreté ou poésie : qu'il
agite lentement de haut en bas »
; « voltiger »
; « s'avance
pas à pas » ;
« la
légèreté aéronautique » et
paradoxale du gros procureur, Les bruits évoqués sont ténus ou
étouffés : un
bruit d'ailes l.6 ;
craquer,
l.44 ; crisser,
l46. Ensuite,
l'accent est mis sur la pureté et la lumière qui tranchent avec
l'obscurité environnante : la
neige, l.3 ; des
colombes, l.7 ; les
foulées d'une fraîcheur exquise et si claires,
l.13-14 ; l'évocation de torches
à de nombreuses
reprises.
Cette
dualité ombre-lumière peut renvoyer à l'opposition classique
Bien-Mal (Langlois ne tire-t-il pas d'ailleurs à
la diable »?)
les colombes + la position christique de Langlois et même du loup :
de ses bras
étendus en croix »
( < Langlois) ; « devant
les pattes croisées du loup, ».
A
noter que s'y interfèrent aussi des évocations moins « catholiques
», liées à la religion aztèque (Langlois représenté dans la
figure habituelle du grand-prêtre ordonnateur, sous la forme d'un
homme-oiseau ; le sacrifice du loup > sacrifices
humains).
b) Une tragédie antique :
Bien
sûr, comme dans une tragédie, la mort est présente. Contrairement
à la tragédie classique, elle est « représentée » puisque
le récit nous rapporte qu' il y a le chien de Cunier, mort, et
que la neige est pleine de sang, l.81-82 ; et plus loin que
Langlois tire … deux coups de pistolet dans le ventre du
loup (l. 88). Pour autant, elle est pour ainsi dire escamotée
car
rien ne nous est vraiment décrit, le loup encore moins que le reste.
(Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre, l.
88-89 > le loup est en position d'objet et « disparaît »
grammaticalement de la phrase ). Comme dans la plus classique des
tragédies où la mort ne doit pas être représentée sur scène ?
Ensuite,
le lieu fait penser à une scène de théâtre de par son aspect clos
(au fond de Chalamont, l.1; cette aire nue qui va jusqu'au
pied du mur, l.37-38).
Les
villageois sont à la fois dans la position du choeur antique (ils
sont toujours désignés par le pluriel nous) et dans celle
des spectateurs : à partir du moment où ils voient enfin le loup,
ils ne bougent plus (Langlois s'avance. Nous n'avons pas envie de
le suivre, l.72-73). L'accent est mis sur leur position
contemplative : D'abord nous ne voyons rien,
l.39;
Nous le voyons ! l.59; Nous voyons aussi que, l.80
(répétition du même verbe, voir)
Le
face à face entre le loup et Langlois fait penser à un duel
tragique : silence, comme déjà évoqué, + attitude du loup.
Il
est digne, se tient couché (l.56) mais sans avilissement; il accepte
au contraire son sort avec fatalité, dignité (les pattes
croisées, l.80)
et courage (Il
nous regarde,
l.57).
c) La répétition des
motifs :
la poursuite du loup // celle
de M.V. par Frédéric II : les traces dans la neige, « aucune
inquiétude »,
Les deux coups de pistolet
tirés à la diable :
La
mort du loup est construite comme la répétition de la mort de M.V :
dans les deux cas,
-la
narration consacre une grande part à la traque (M.V > Frédéric
le suit sur dix pages; puis c'est au tour de Langlois et de ses
hommes sur dix pages encore. Ici l'épisode proprement dit de la
battue au loup dure quarante pages);
-Langlois
s'empare des derniers instants et effectue la mise à mort pendant
que le reste du groupe assiste en spectateur;
-la
mort est précédée d'un face à face silencieux (M.V > ils
eurent l'air de se mettre d'accord [...] sans paroles, l.p.85 //
loup
> Il s'en est passé des choses pendant le silence !, l.83)
-
l'exécution est rigoureusement identique; Giono emploie exactement
les mêmes mots et le même temps (passé simple, alors que le récit
de la mort du loup est, à cette exception près, uniquement au
présent ) : M.V> Langlois lui avait tiré deux coups de
pistolet dans le ventre; des deux deux mains, en même temps,
p.86; loup > Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le
ventre; des deux mains, en même temps, l.88-89. Le narrateur le
souligne d'ailleurs avec dépit, l.90- 93.
Permanence
des instincts meurtriers qui s'expriment de la même façon. On peut
en conclure que le destin bégaie et enchaîne
l'homme dans un processus de répétition névrotique (ou
pathologique).
Le « petit conciliabule
muet » comme celui de M.V. et Langlois : la confrontation
à la mort, et stt la connivence des deux êtres autour du sang sur
la neige.
d) un divertissement :
violence de tous prise en
charge par Langlois (pour combler son ennui, n’a-t-il pas organisé
dans ce but toute cette battue ?). Le sang du chien est le
divertissement du loup, celui du loup est le divertissement de
Langlois… la logique nous permet d’attendre la mort de Langlois.
-
l’attente de la mort, la mort comme porte de sortie et même « arc de triomphe »…
-
la mort du chien de Curnier : le motif du sang sur la neige, le plaisir du loup.
Tous
les participants partagent pourtant le même plaisir : celui
d'assister à un divertissement.
Notion
à prendre dans toute sa globalité puisque cette battue est d'abord
un amusement (on ne reviendra pas sur le caractère comique de
certains passages). C'est ensuite un spectacle et une cérémonie
(les femmes ont revêtu des tenues très particulières, qui n'ont
rien à voir avec une tenue de chasse. Elle se sont faites belles
comme pour une sortie exceptionnelle). Là encore, on ne développe
pas ; ça a déjà été vu en II..
De
plus, tous les participants (loup compris) tombent dans une espèce
de sommeil hypnotique provenant de la fascination déjà évoquée de
la beauté du sang sur la neige : au
milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis »
; Le loup
regarde le sang du chien sur la neige. Il a l'air aussi endormi que
nous, l.86-87.
Ils
sont véritablement « happés » par le spectacle qui les fait «
sortir » de l'état de conscience et d'eux-mêmes, en quelque sorte.
C'est un divertissement au sens gionien et pascalien du terme.
La
mise à mort du loup est un acte de substitution qui « détourne »
les instincts meurtriers des hommes : ils tuent ici le loup pour ne
pas tuer d'autres hommes (comme M.V et Langlois l'ont fait) ou pour
ne pas se tuer eux-mêmes (comme Langlois le fera). On peut dire
aussi que qu'elle a un effet cathartique.
En
profiter pour rappeler la différence de la notion de divertissement
chez Pascal et Giono : Pascal est un philosophe chrétien pour lequel
se divertir est une erreur (il ne faut pas se « voiler la face »
mais se tourner vers Dieu).
Conclusion :
Cette
battue au loup qui se termine par son exécution est remarquable par
l’utilisation d’un narrateur-témoin, qui raconte ce qu’il
voit. Sa vision limitée si elle crée un suspens et un dynamisme ne
permet pas au lecteur de comprendre parfaitement la situation. Nous
pensons à Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo dans
La
Chartreuse de Parme
qui bien qu’au coeur de la bataille, ne voit rien et ne comprend
rien. Giono se
refuse à l'emploi de narrateurs trop savants, trop intelligents ou
simplement omniscients pour
laisser au lecteur sa liberté d'interprétation. C'est
la lecture qui crée le sens et non le récit. Deuxième
idée, la battue au loup permet à Langlois de canaliser la violence
des villageois en leur offrant un divertissement. Un divertissement
utile cependant puisqu’il débarrasse le village d’une menace.
I
Un récit d’une battue
a)
un langage oral
b)
un récit limité par une
vision interne
II Un loup qui interroge sur
la définition d’humanité
a)
un loup humanisé :
b)
des villageois animalisés voire
grotesques ( camenbert)
c)
La dignité de Langlois s’oppose à l’animalité des villageois :
III Une exécution ritualisée
a)
le sacré à l’œuvre
b)
Une tragédie antique
c)
La répétition des motifs
d)
un divertissement
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