samedi 3 mars 2018

Séquence 4 : Le texte et sa représentation théâtrale du XVIIe siècle à nos jours : Anne Ubersfeld

Anne Ubersfeld, « Le texte dramatique » in Le Théâtre


 « L'une des caractéristiques les plus étonnantes du texte théâtral, la moins visible mais peut-être la plus importante, c'est son caractère incomplet. Les autres textes de fiction doivent, dans une certaine mesure, combler l'imagination du lecteur : la mansarde de Lucien de Rubempré, le jardin enchanté de La Faute de l'abbé Mouret, le champ de bataille de Guerre et paix sont des lieux sur lesquels le lecteur reçoit assez de renseignements pour se les figurer à loisir, même si ces figurations sont individuellement assez différentes. De même, les personnages sont décrits assez fidèlement pour que le lecteur puisse vivre imaginairement avec eux. Ce travail de détermination irait contre les possibilités de la scène : il faut que la représentation puisse avoir lieu n'importe où et que n'importe qui puisse jouer le personnage. Un exemple frappant, le début du Misanthrope, qui ne souffle mot des rapports entre les personnages, ni entre les personnages et les lieux. Comment ces personnages arrivent-ils ? En courant, au pas ? Lequel va devant ? Ou sont-ils déjà là, debout, assis ? Le texte n'en dit rien. Rien non plus sur l'âge des personnages. Est-ce le même ? Y en a-t-il un qui paraisse l'aîné ? Lequel ? Autant d'éléments sur lesquels le texte reste résolument muet. Ce sera le travail du metteur en scène de donner les réponses. Réponses absolument nécessaires : il faut bien que les personnages se présentent de telle ou telle façon. En outre, ni l'aspect ni la présentation ne sont neutres : le rapport Alceste-Philinte et, par là, le sens même du personnage d'Alceste et de toute la pièce seront fixés dans le premier instant. Quelles que soient les modifications ultérieures apportées à ces premières images, elles devront s'inscrire en différence par rapport à elles. Ainsi dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent (Théâtre national de Strasbourg, 1977), Alceste est assis dans une sorte de certitude boudeuse, côté cour, et Philinte, debout auprès de lui, a l'air de s'excuser comme un jeune garçon pris en faute. Tout le développement ultérieur est déterminé par ce départ ; or il est une pure création du metteur en scène : l'incomplétude du texte oblige le metteur en scène à prendre un parti. [...] »