Mme de Lafayette, Histoire de La princesse de Montpensier, 1662
Pendant que
la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX,
l’amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de
désordres, et d’en causer beaucoup dans son Empire.
La fille unique du marquis de Mézières,
héritière très-considérable, et par ses grands biens, et par
l’illustre maison d’Anjou, dont elle était descendue, était
promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l’on appela
depuis le Balafré.
Ils étaient tous les
deux dans une extrême jeunesse et
le duc de Guise, voyant
souvent cette prétendue
belle-sœur, en qui paraissaient déjà
les commencements d’une grande beauté, en devint amoureux et en
fut aimé.
Ils
cachèrent leur intelligence avec beaucoup de soin, et le duc de
Guise, qui n’avait pas encore autant d’ambition qu’il en eut
depuis, souhaitait ardemment de l’épouser ; mais la crainte
du cardinal de Lorraine son oncle, qui lui tenait lieu de père,
l’empêchait de se déclarer.
Les
choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne
pouvait voir qu’avec envie l’élévation de celle de Guise,
s’apercevant de l’avantage qu’elle recevrait de ce mariage, se
résolut de le lui ôter et de se le procurer à elle-même, en
faisant épouser cette grande héritière au jeune prince de
Montpensier, que l’on appelait quelquefois le prince dauphin.
L’on
travailla à cette affaire avec tant de succès, que les parents,
contre les paroles qu’ils avaient données au cardinal de Guise,
se résolurent de donner leur nièce au prince de Montpensier. Ce
procédé surpris extrêmement toute la maison de Guise, mais le duc
en fut accablé de douleur, et l’intérêt de son amour lui fit
voir ce changement comme un affront insupportable.
Son
ressentiment éclata bientôt, malgré les réprimandes du cardinal
de Guise et du duc d’Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas
s’opiniâtrer à une chose qu’ils voyaient ne pouvoir empêcher.
Il s’emporta avec tant de violence, même en présence du jeune
prince de Montpensier, qu’il en naquit une haine entre eux qui ne
finit qu’avec leur vie.
Mademoiselle
de Mézières, tourmentée par ses parents voyant qu’elle ne
pouvait épouser M. de Guise et connaissant par sa vertu qu’il
était dangereux d’avoir pour beau-frère un homme qu’elle
souhaitait pour mari, se résolut enfin d’obéir à ses parents et
conjura M. de Guise de ne plus apporter d’empêchement et
d’opposition à son mariage. Elle épousa donc le jeune prince de
Montpensier qui, peu de temps après, l’emmena à Champigny, séjour
ordinaire des princes de sa maison, pour l’ôter de Paris, où
apparemment tout l’effort de la guerre allait tomber.
Cette
grande ville était menacée d’un siège par l’armée des
huguenots, dont le prince de Condé était le chef, et qui venait de
prendre les armes contre le roi pour la seconde fois.
Le
prince de Montpensier, dans sa plus grande jeunesse, avait fait
une amitié très particulière avec le comte de Chabannes, et ce
comte, quoique d’un âge beaucoup plus avancé, avait été si
sensible à l’estime et à la confiance de ce prince que, contre
tous ses propres intérêts, il abandonna le parti de huguenots, ne
pouvant se résoudre à être opposé en quelque chose à un homme
qui lui était si cher.
Ce
changement de parti n’ayant point d’autre raison que celle de
l’amitié, l’on douta qu’il fût véritable, et la reine mère,
Catherine de Médicis, en eut de si grands soupçons, que, la guerre
étant déclarée par les huguenots, elle eut dessein de le faire
arrêter.
Mais
le prince de Montpensier l’en empêcha, en lui répondant de la
personne du comte de Chabannes, qu’il amena à Champigny en s’y
en allant avec sa femme. Ce comte, étant d’un esprit fort sage et
fort doux, gagna bientôt l’estime de la princesse de Montpensier
et, en peu de temps, elle n’eut pas moins d’amitié pour lui,
qu’en avait le prince son mari. Chabannes, de son côté, regardait
avec admiration tant de beauté, d’esprit et de vertu qui
paraissaient en cette jeune princesse et, se servant de l’amitié
qu’elle lui témoignait pour lui inspirer des sentiments d’une
vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la
rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée.
Le
prince étant revenu à la cour, où la continuation de la guerre
l’appelait, le comte demeura seul avec la princesse, et continua
d’avoir pour elle un respect et une amitié proportionnés à sa
qualité et à son mérite.
La
confiance s’augmenta de part et d’autre, et à tel point du côté
de la princesse de Montpensier qu’elle lui apprit l’inclination
qu’elle avait eue pour M. de Guise, mais elle lui apprit aussi
en même-temps qu’elle était presque éteinte et qu’il ne lui en
restait que ce qui était nécessaire pour défendre l’entrée de
son cœur à tout autre, et que la vertu se joignant à ce reste
d’impression, elle n’était capable que d’avoir du mépris pour
ceux qui oseraient lever les yeux jusques à elle.
Le
comte, qui connaissait la sincérité de cette belle princesse, et
qui lui voyait d’ailleurs des dispositions si opposées à la
faiblesse de la galanterie, ne douta point qu’elle ne lui dît la
vérité de ses sentiments ; et néanmoins, il ne put se
défendre de tant de charmes qu’il voyait tous les jours de si
près. Il devint passionnément amoureux de cette princesse et,
quelque honte qu’il trouvât à se laisser surmonter, il fallut
céder, et l’aimer de la plus violente et de la plus sincère
passion qui fut jamais. S’il ne fut pas maître de son cœur, il le
fut de ses actions. Le changement de son âme n’en apporta point
dans sa conduite, et personne ne soupçonna son amour. Il prit un
soin exact pendant une année entière de le cacher à la princesse,
et il crut qu’il aurait toujours le même désir de le lui cacher.
L’amour fit en lui ce qu’il fait en tous les autres ; il lui
donna l’envie de parler, et, après tous les combats qui ont
accoutumé de se faire en pareilles occasions, il osa lui dire qu’il
l’aimait, s’étant bien préparé à essuyer les orages dont la
fierté de cette princesse le menaçait. Mais il trouva en elle une
tranquillité et une froideur pires mille fois que toutes les
rigueurs à quoi il s’était attendu : elle ne prit pas
la peine de se mettre en colère.
Elle
lui représenta en peu de mots la différence de leurs qualités et
de leur âge, la connaissance particulière qu’il avait de sa vertu
et de l’inclination qu’elle avait eue pour le duc de Guise, et
surtout ce qu’il devait à l’amitié et à la confiance du prince
son mari.
Le
comte pensa mourir à ses pieds de honte et de douleur. Elle tâcha
de le consoler, en l’assurant qu’elle ne se souviendrait jamais
de ce qu’il venait de lui dire, qu’elle ne se persuaderait jamais
une chose qui lui était si désavantageuse, et qu’elle ne le
regarderait jamais que comme son meilleur ami.
Ces
assurances consolèrent le comte, comme on se le peut imaginer. Il
sentit le mépris des paroles de la princesse dans toute leur étendue
et, le lendemain, la revoyant avec visage aussi ouvert que de coutume
sans que sa présence la troublât ni la fît rougir, son affliction
en redoubla de la moitié et le procédé de la princesse ne la
diminua pas. Elle vécut avec lui avec la même bonté qu’elle
avait accoutumé, elle lui reparla, quand l’occasion en fit naître
le discours, de l’inclination quelle avait eue pour le duc de
Guise, et la renommée commençant alors à publier les grandes
qualités qui paraissaient en ce prince, elle lui avoua qu’elle en
sentait de la joie, et qu’elle était bien aise de voir qu’il
méritait les sentiments qu’elle avait eus pour lui.
Toutes
ces marques de confiance, qui avaient été si chères au comte, lui
devinrent insupportables. Il ne l’osait pourtant témoigner,
quoiqu’il osât bien la faire souvenir quelquefois de ce qu’il
avait eu la hardiesse de lui dire.
Après
deux années d’absence, la paix étant faite, le prince de
Montpensier revint trouver la princesse sa femme, tout couvert
de la gloire qu’il avait acquise au siège de Paris et à la
bataille de Saint-Denis. Il fut surpris de voir la beauté de cette
princesse dans une si grande perfection, et, par le sentiment d’une
jalousie qui lui était naturelle, il en eut quelque chagrin,
prévoyant bien qu’il ne serait pas seul à la trouver belle. Il
eut beaucoup de joie de revoir le comte de Chabannes pour qui son
amitié n’avait point diminué, et lui demanda confidemment des
nouvelles de l’humeur et de l’esprit de sa femme, qui lui était
quasi une personne inconnue par le peu de temps qu’il avait demeuré
avec elle.
Le
comte, avec une sincérité aussi exacte que s’il n’eût point
été amoureux, dit au prince tout ce qu’il connaissait en cette
princesse capable de la lui faire aimer, et avertit aussi madame de
Montpensier des choses qu’elle devait faire pour achever de gagner
le cœur et l’estime de son mari. Enfin, la passion du comte le
portait si naturellement à ne songer qu’à ce qui pouvait
augmenter le bonheur et la gloire de cette princesse, qu’il
oubliait sans peine les intérêts qu’ont les amants à empêcher
que les personnes qu’ils aiment ne soient dans une si parfaite
intelligence avec leurs maris.
La
paix ne fit que paraître. La guerre recommença aussitôt par le
dessein qu’eut le roi de faire arrêter à Noyers le prince de
Condé et l’amiral de Châtillon où ils s’étaient retirés et,
ce dessein ayant été découvert, on commença de nouveau les
préparatifs de la guerre, et le prince de Montpensier fut contraint
de quitter sa femme, pour se rendre où son devoir l’appelait.
Chabannes
le suivit à la cour, s’étant entièrement justifié auprès
de la reine, à qui il ne resta aucun soupçon de sa fidélité. Ce
ne fut pas sans une douleur extrême qu’il quitta la princesse, qui
de son côté demeura fort triste des périls où la guerre allait
exposer son mari. Les chefs des huguenots s’étant retirés à La
Rochelle, Le Poitou et la Saintonge étant de leur parti, la guerre
s’y ralluma fortement et le roi y rassembla toutes ses forces.
Le
duc d’Anjou son frère, qui fut depuis Henri III, y acquit
beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, et entre autres par
la bataille de Jarnac, où le prince de Condé fut tué. Ce fut dans
cette guerre que le duc de Guise commença à avoir des emplois
considérables et à faire connaître qu’il passait de beaucoup les
grandes espérances qu’on avait conçues de lui.
Le
prince de Montpensier, qui le haïssait et comme son ennemi
particulier et comme celui de sa maison, ne voyait qu’avec peine la
gloire de ce duc, aussi bien que l’amitié que lui témoignait le
duc d’Anjou. Après que les deux armées se furent fatiguées par
beaucoup de petits combats, d’un commun consentement on licencia
les troupes pour quelque temps et le duc d’Anjou demeura à Loches
pour donner ordre à toutes les places qui eussent pu être
attaquées.
Le
duc de Guise y demeura avec lui, et le prince de Montpensier,
accompagné du comte de Chabannes, s’en alla à Champigny, qui
n’était pas fort éloigné de là. Le duc d’Anjou allait souvent
visiter les places qu’il faisait fortifier. Un jour qu’il
revenait à Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le
duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit à la tête de la
troupe pour lui servir de guide ; mais, après avoir marché
quelque temps, il s’égara et se trouva sur le bord d’une
petite rivière, qu’il ne reconnut pas lui-même. Toute la troupe
fit la guerre au duc de Guise de les avoir si mal conduits, et, étant
arrêtés en lieu, aussi disposés à la joie qu’ont accoutumé de
l’être de jeunes princes, ils aperçurent un petit bateau qui
était arrêté au milieu de la rivière, et, comme elle n’était
pas large, ils distinguèrent aisément dans ce bateau trois ou
quatre femmes, et une entre autres qui leur parut fort belle,
habillée magnifiquement, et qui regardait avec attention deux hommes
qui pêchaient auprès d’elle. Cette nouvelle aventure donna une
nouvelle joie à ces jeunes princes et à tous ceux de leur suite :
elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise
qu’il les avait égarés exprès pour leur faire voir cette belle
personne, les autres qu’après ce qu’avait fait le hasard, qu’il
en devînt amoureux, et le duc d’Anjou soutenait que c’était lui
qui devait être son amant. Enfin, voulant pousser l’aventure à
bout, ils firent avancer de leurs gens à cheval le plus avant qu’il
se put dans la rivière, pour crier à cette dame que c’était M.
d’Anjou qui eût bien voulu passer de l’autre côté de l’eau,
et qu’il priait qu’on le vînt prendre. Cette dame, qui était la
princesse de Montpensier, entendant nommer le duc d’Anjou et ne
doutant point à la quantité de gens qu’elle voyait au bord de
l’eau que ce ne fût lui, fit avancer son bateau pour aller du côté
où il était. Sa bonne mine le lui fit bientôt distinguer des
autres quoiqu’elle ne l’eût quasi jamais vu, mais elle
distingua encore plus tôt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un
trouble qui la fit rougir et qui la fit paraître aux yeux de ces
princes dans une beauté qu’ils crurent surnaturelle. Le duc
de Guise la reconnut d’abord, malgré le changement avantageux qui
s’était fait en elle depuis les trois années qu’il ne l’avait
pas vue. Il dit au duc d’Anjou qui elle était, qui fut honteux
d’abord de la liberté qu’il avait prise, mais, voyant Mme de
Montpensier si belle et cette aventure lui plaisant si fort, il se
résolut de l’achever, et, après mille excuses et mille
compliments, il inventa une affaire considérable, qu’il disait
avoir au-delà de la rivière, et accepta l’offre qu’elle lui fit
de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise,
donnant ordre à tous ceux qui les suivaient d’aller passer la
rivière à un autre endroit, et de les venir joindre à Champigny,
que Mme de Montpensier leur dit qui n’était qu’à deux lieues de
là. Sitôt qu’ils furent dans le bateau, le duc d’Anjou lui
demanda à quoi ils devaient une si agréable rencontre et ce qu’elle
faisait au milieu de la rivière. Elle lui apprit qu’étant partie
de Champigny avec le prince son mari dans le dessein de le suivre à
la chasse, elle s’était trouvée trop lasse et elle était venue
sur le bord de la rivière où la curiosité de voir prendre un
saumon qui avait donné dans un filet l’avait fait entrer dans ce
bateau.
M. de
Guise ne se mêlait point dans la conversation, et sentant réveiller
dans son cœur si vivement tout ce que cette princesse y avait
autrefois fait naître, il pensait en lui-même qu’il pourrait
demeurer aussi bien pris dans les liens de cette belle princesse que
le saumon l’était dans les filets du pêcheur. Ils arrivèrent
bientôt au bord, où ils trouvèrent les chevaux et les écuyers de
madame de Montpensier qui l’attendaient. Le duc d’Anjou lui
aida à monter à cheval, où elle se tenait avec une grâce
admirable, et ces deux princes ayant pris des chevaux de main que
conduisaient des pages de cette princesse, ils prirent le chemin de
Champignyoù elle les conduisait. Ils ne furent pas moins surpris des
charmes de son esprit qu’ils l’avaient été de sa beauté ,
et ne purent s’empêcher de lui faire connaître l’étonnement
où ils étaient de tous les deux.
Elle
répondit à leurs louanges avec toute la modestie imaginable, mais
un peu plus froidement à celles du duc de Guise, voulant garder une
fierté qui l’empêchât de fonder aucune espérance sur
l’inclination qu’elle avait eue pour lui.
En
arrivant dans la première cour de Champigny, ils y trouvèrent le
prince de Montpensier qui ne faisait que de revenir de la chasse. Son
étonnement fut grand de voir marcher deux hommes à côté de sa
femme , mais il fut extrêmement surpris, quand, s’approchant
de plus près, il reconnut que c’était le duc d’Anjou et le duc
de Guise. La haine qu’il avait pour le dernier se joignant à sa
jalousie naturelle lui fit trouver quelque chose de si désagréable
à voir ces princes avec sa femme, sans savoir comment ils s’y
étaient trouvés, ni ce qu’ils venaient faire chez lui, qu’il ne
put cacher le chagrin qu’il en avait ; mais il en rejeta la
cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand prince selon
sa qualité et comme il l’eût souhaité.
Le
comte de Chabannes avait encore plus de chagrin de voir M. de
Guise auprès de Mme de Montpensier, que M. de Montpensier n’en
avait lui-même. Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux
personnes lui semblait de si mauvais augure qu’il pronostiquait
aisément que ce commencement de roman ne serait pas sans
suite. Madame de Montpensier fit les honneurs de chez elle avec
le même agrément qu’elle faisait toutes choses.
Enfin
elle ne plut que trop à ses hôtes. Le duc d’Anjou, qui était
fort galant et fort bien fait, ne put voir une fortune si digne de
lui sans la souhaiter ardemment. Il fut touché du même mal que
M. de Guise et, feignant toujours des affaires
extraordinaires, il demeura deux jours à Champigny, sans être
obligé d’y demeurer que par les charmes de Mme de Montpensier, le
prince son mari ne faisant point de violence pour l’y retenir. Le
duc de Guise ne partit pas sans faire entendre à Mme de Montpensier
qu’il était pour elle ce qu’il était autrefois et, comme
sa passion n’avait été sue de personne, il lui dit plusieurs fois
devant tout le monde sans être entendu que d’elle, que son cœur
n’était point changé, partit avec le duc d’Anjou. Ils
sortirent de Champigny l’un et l’autre avec beaucoup de regret,
et marchèrent longtemps avec un profond silence. Enfin, le duc
d’Anjou, s’imaginant tout d’un coup que ce qui causait sa
rêverie pouvait bien causer celle du duc de Guise, il lui demanda
brusquement s’il pensait aux beautés de la princesse de
Montpensier.
Cette
demande si brusque, jointe à ce qu’avait déjà remarqué le duc
de Guise des sentiments du duc d’Anjou, lui fit voir qu’il serait
infailliblement son rival, et qu’il lui était très important de
ne pas découvrir son amour à ce prince. Pour lui en ôter tout
soupçon, il lui répondit en riant qu’il paraissait si occupé
lui-même de la rêverie dont il l’accusait, qu’il n’avait pas
jugé à propos de l’interrompre ; que les beautés de la
princesse de Montpensier n’étaient pas nouvelles pour lui ;
qu’il s’était accoutumé à en supporter l’éclat du temps
qu’elle était destinée à être sa belle-sœur, mais qu’il
voyait bien que tout le monde n’en était pas si peu ébloui. Le
duc d’Anjou lui avoua qu’il n’avait encore rien vu qui lui
parût comparable à la princesse de Montpensier et qu’il sentait
bien que sa vue pourrait lui être dangereuse, s’il y était
souvent exposé. Il voulut faire convenir le duc de Guise qu’il
sentait la même chose, mais ce duc, qui commençait à se faire une
affaire sérieuse de son amour, n’en voulut rien avouer.
Ces
princes s’en retournèrent à Loches, faisant souvent leur agréable
conversation de l’aventure qui leur avait découvert la princesse
de Montpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement à
Champigny. Le prince de Montpensier était mal content de tout ce qui
était arrivé sans qu’il en pût dire le sujet. Il trouvait
mauvais que sa femme se fût trouvée dans ce bateau ; il lui
semblait qu’elle avait reçu trop agréablement ces princes. Et ce
qui lui déplaisait le plus était d’avoir remarqué que le duc de
Guise l’avait regardée attentivement. Il en conçut dès ce
temps-là, une jalousie si furieuse qu’elle le fit ressouvenir de
l’emportement qu’il avait témoigné lors de son mariage, et il
eut soupçon que, dès ce temps-là même, il en était amoureux.
Le
chagrin que tous ses soupçons lui causèrent donna de mauvaises
heures à la princesse de Montpensier. Le comte de Chabannes, selon
sa coutume, prit soin d’empêcher qu’ils ne se brouillassent
tout-à-fait afin de persuader par-là à la princesse combien la
passion qu’il avait pour elle était sincère et désintéressée.
Il ne put s’empêcher de lui demander l’effet qu’avait produit
en elle la vue du duc de Guise. Elle lui apprit qu’elle en avait
été troublée, par la honte du souvenir de l’inclination qu’elle
lui avait autrefois témoignée ; qu’elle l’avait trouvé
beaucoup mieux fait qu’il n’était en ce temps-là, et que même
il lui avait paru qu’il voulait lui persuader qu’il l’aimait
encore, mais elle l’assura en même temps que rien ne pouvait
ébranler la résolution qu’elle avait prise de ne s’engager
jamais.
Le
comte de Chabannes fut très aise de ce qu’elle lui disait,
quoique rien ne le pût rassurer sur le duc de Guise. Il témoigna à
la princesse qu’il appréhendait pour elle que les premières
impressions ne revinssent quelque jour, et il lui fit comprendre la
mortelle douleur qu’il aurait pour son intérêt d’elle et le
sien propre de la voir changer de sentiments. La princesse de
Montpensier, continuant toujours son procédé avec lui, ne répondait
presque pas à ce qu’il lui disait de sa passion, et ne considérait
toujours en lui que la qualité du meilleur ami du monde, sans lui
vouloir faire l’honneur de prendre garde à celle d’amant.
Les
armées étant remises sur pied, tous les princes y retournèrent ,
et le prince de Montpensier trouva bon que sa femme s’en vînt à
Paris pour n’être plus si proche des lieux où se faisait la
guerre. Les huguenots assiégèrent Poitiers. Le duc de Guise s’y
jeta pour la défendre et il y fit des actions qui suffiraient seules
pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne.
Ensuite
la bataille de Moncontour se donna et le duc d’Anjou, après avoir
pris Saint-Jean-d’Angely, tomba malade et fut contraint de
quitter l’armée soit par la violence de son mal ou par l’envie
qu’il avait de revenir goûter le repos et les douceurs de Paris,
où la présence de la princesse de Montpensier n’était pas la
moindre qui l’y attirât. L’armée demeura sous le commandement
du prince de Montpensier et, peu de temps après, la paix étant
faite, toute la cour se trouva à Paris. La beauté de la princesse
effaça toutes celles qu’on avait admirées jusques alors ;
elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit
et de sa personne. Le duc d’Anjou ne changea pas en la revoyant les
sentiments qu’il avait conçus pour elle à Champigny, et prit un
soin extrême de les lui faire connaître par toutes sortes de soins
et de galanteries, se ménageant toutefois à ne lui en pas donner
des témoignages trop éclatants, de peur de donner de la jalousie au
prince son mari. Le duc de Guise acheva d’en devenir violemment
amoureux et, voulant par plusieurs raisons tenir sa passion
cachée, il se résolut de la déclarer d’abord à la princesse de
Montpensier, pour s’épargner tous ces commencements qui font
toujours naître le bruit et l’éclat. Étant un jour chez la reine
à une heure où il y avait très peu de monde, et la reine s’étant
retirée dans son cabinet pour parler au cardinale de Lorraine, la
princesse arriva.
Ce
duc se résolut de prendre ce moment pour lui parler, et,
s’approchant d’elle : « Je vais vous surprendre,
madame, lui dit-il, et vous déplaire, en vous apprenant que j’ai
toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois,
et qu’elle s’est si fort augmentée en vous revoyant, que votre
sévérité, la haine de M. de Montpensier pour moi et la
concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui ôter un
moment de sa violence. Il aurait été plus respectueux de vous la
faire connaître par mes actions que par mes paroles, mais, madame,
mes actions l’auraient apprise à d’autres aussi bien qu’à
vous, et je veux que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour
vous adorer. » La princesse fut d’abord si surprise et si
troublée de ce discours, qu’elle ne songea pas à l’interrompre ,
mais ensuite, étant revenue à elle, et commençant à lui répondre,
le prince de Montpensier entra. Le trouble et l’agitation étaient
peints sur le visage de la princesse sa femme. La vue de son mari
acheva de l’embarrasser, de sorte qu’elle lui en laissa plus
entendre que le duc de Guise ne lui en venait de dire.
La
reine sortit de son cabinet, et le duc se retira pour guérir la
jalousie de ce prince. La princesse de Montpensier trouva, le soir,
dans l’esprit de son mari tout le chagrin à quoi elle s’était
attendue. Il s’emporta avec des
violences épouvantables, et lui défendit de parler jamais au duc de
Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement, et bien
occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là. Le
jour suivant, elle revit le duc de Guise chez la reine, mais il ne
l’aborda pas, et se contenta de sortir un peu après elle, pour lui
faire voir qu’il n’y avait que faire quand elle n’y était pas
et il ne se passait point de jour qu’elle ne reçût mille marques
cachées de la passion de ce duc, sans qu’il essayât de lui parler
que lorsqu’il ne pouvait être vu de personne. Malgré toutes ces
belles résolutions qu’elle avait faites à Champigny, elle
commença à être persuadée de sa passion, et à sentir dans le
fond de son cœur quelque chose de ce qui avait été autrefois. Le
duc d’Anjou de son côté, qui n’oubliait rien pour lui témoigner
sa passion en tous les lieux où il la pouvait voir, et qui la
suivait continuellement chez la reine sa mère et la princesse sa
sœur, en était traité avec une rigueur étrange et capable de
guérir toute autre passion que la sienne.
On
découvrit, en ce temps-là, que Madame, qui fut depuis la reine de
Navarre, avait quelque attachement pour le duc de Guise, et ce qui le
fit éclater davantage, ce fut le refroidissement qui parut du duc
d’Anjou pour le duc de Guise. La princesse de Montpensier apprit
cette nouvelle, qui ne lui fut pas indifférente, et qui lui fit
sentir qu’elle prenait plus d’intérêt au duc de Guise qu’elle
ne pensait. M. de Montpensier, son beau-père, épousant alors
Mlle de Guise, sœur de ce duc, elle était contrainte de le voir
souvent dans les lieux où les cérémonies des noces les appelaient
l’un et l’autre. La princesse de Montpensier ne pouvant souffrir
qu’un homme que toute la France croyait amoureux de Madame osât
lui dire qu’il l’était d’elle, et se sentant offensée, et
quasi affligée de s’être trompée elle-même, un jour que le duc
de Guise la rencontra chez sa sœur un peu éloignée des autres, et
qu’il lui voulut parler de sa passion, elle l’interrompit
brusquement et lui dit d’un ton de voix qui marquait sa colère :
« Je ne comprends pas qu’il faille, sur le fondement d’une
faiblesse dont on a été capable à treize ans, avoir l’audace de
faire l’amoureux d’une personne comme moi, et surtout quand on
l’est d’une autre au su de toute la cour. »
Le
duc de Guise, qui avait beaucoup d’esprit et qui était fort
amoureux, n’eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce
que signifiaient les paroles de la princesse, il lui répondit avec
beaucoup de respect : « J’avoue madame, que j’ai eu
tort de ne pas mépriser l’honneur d’être beau-frère de mon roi
plutôt que de vous laisser soupçonner un moment que je pouvais
désirer un autre cœur que le vôtre ; mais, si vous voulez me
faire la grâce de m’écouter, je suis assuré de me justifier
auprès de vous. » La princesse de Montpensier ne répondit
point, mais elle ne s’éloigna pas, et le duc de Guise, voyant
qu’elle lui donnait l’audience qu’il souhaitait, lui apprit
que, sans s’être attiré les bonnes grâces de Madame par aucun
soin, elle l’en avait honoré ; que, n’ayant nulle passion
pour elle, il avait très-mal répondu à l’honneur qu’elle lui
faisait, jusques à ce qu’elle lui eût donné quelque espérance
de l’épouser ; qu’à la vérité, la grandeur où ce
mariage pouvait l’élever l’avait obligé de lui rendre plus de
devoirs et que c’était ce qui avait donné lieu au soupçon qu’
avaient eu le roi et le duc d’Anjou ; que la disgrâce de l’un
ni de l’autre ne le dissuadait pas de son dessein, mais que, si ce
dessein lui déplaisait il l’abandonnait dès l’heure même, pour
n’y penser de sa vie.
Le
sacrifice que le duc de Guise faisait à la princesse lui fit
oublier toute la rigueur et toute la colère avec laquelle elle avait
commencé à lui parler. Elle commença à raisonner avec lui de la
faiblesse qu’avait eue Madame de l’aimer la première, de
l’avantage considérable qu’il recevrait en l’épousant. Enfin,
sans rien dire d’obligeant au duc de Guise, elle lui fit
revoir mille choses agréables qu’il avait trouvées autrefois en
Mlle de Mézières. Quoiqu’ils ne se fussent point parlé depuis si
long-temps, ils se trouvèrent pourtant accoutumés ensemble et leurs
cœurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas
inconnu. Ils finirent enfin cette conversation, qui laissa une
sensible joie dans l’esprit du duc de Guise. La princesse n’en
eut pas une petite de connaître qu’il l’aimait véritablement,
mais, quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne
fit-elle point sur la honte de s’être laissée fléchir si
aisément aux excuses du duc de Guise, sur l’embarras où elle
s’allait plonger en s’engageant dans une chose qu’elle avait
regardée avec tant d’horreur, et sur les effroyables malheurs où
la jalousie de son mari la pouvait jeter ! Ces pensées lui
firent faire de nouvelles résolutions, qui se dissipèrent dès le
lendemain par la vue du duc de Guise. Il ne manquait point de lui
rendre un compte exact de ce qui se passait entre Madame et lui, la
nouvelle alliance de leurs maisons leur donnait plusieurs occasions
de se parler. Mais il n’avait pas peu de peine à la guérir de la
jalousie que lui donnait la beauté de Madame, contre laquelle il n’y
avait point de serment qui la pût rassurer, et cette jalousie lui
servait à la princesse de Montpensier à défendre plus
opiniâtrement le reste de son cœur contre les soins du duc de
Guise, qui en avait déjà gagné la plus grande partie.
Le
mariage du roi avec la fille de l’empereur Maximilien remplit la
cour de fêtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet, où
dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de
Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le
duc d’Anjou dansait une entrée de Maures et le duc de Guise, avec
quatre autres, était de son entrée : leurs habits étaient
tous pareils, comme ont accoutumé de l’être les habits de ceux
qui dansent une même entrée.
La
première fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de
danser et n’ayant pas encore son masque, dit quelques mots en
passant à la princesse de Montpensier. Elle s’aperçut bien que le
prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude et
toute troublée, quelque temps après, voyant le duc d’Anjou avec
son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, elle
crut que c’était encore le duc de Guise et, s’approchant de
lui : « N’ayez des yeux ce soir que pour Madame, lui
dit-elle ; je n’en serai point jalouse ; je vous
l’ordonne, on m’observe, ne m’approchez plus. » Elle se
retira sitôt qu’elle eut achevé ces paroles et le duc d’Anjou
en demeura accablé comme d’un coup de tonnerre. Il vit dans ce
moment qu’il avait un rival aimé. Il comprit par le nom de Madame
que ce rival était le duc de Guise, et il ne put douter que la
princesse sa sœur ne fût le sacrifice qui avait rendu la princesse
de Montpensier favorable aux vœux de son rival. La jalousie, le
dépit et la rage se joignant à la haine qu’il avait déjà pour
lui firent dans son âme tout ce qu’on peut imaginer de plus
violent, et il eût donné sur l’heure quelque marque sanglante de
son désespoir si la dissimulation qui lui était naturelle, ne fût
venue à son secours, et ne l’eût obligé, par des raisons
puissantes, en l’état qu’étaient les choses, à ne rien
entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se
refuser le plaisir de lui apprendre qu’il savait le secret de son
amour et l’abordant en sortant de la salle où l’on avait
dansé : « C’est trop, lui dit-il, d’oser lever les
yeux jusqu’à ma sœur et de m’ôter ma maîtresse. La
considération du roi m’empêche d’éclater, mais souvenez-vous
que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je
punirai quelque jour votre témérité. »
La
fierté du duc de Guise n’était pas accoutumée à de telles
menaces. Il ne put néanmoins y répondre parce que le roi, qui
sortait en ce moment, les appela tous deux. Mais elles gravèrent
dans son cœur un désir de vengeance qu’il travailla toute sa vie
à satisfaire. Dès le même soir, le duc d’Anjou lui rendit toutes
sortes de mauvais offices auprès du roi. Il lui persuada que jamais
Madame ne consentirait à son mariage que l’on proposait alors
avec le roi de Navarre, tant que l’on souffrirait que le duc de
Guise l’approchât, et qu’il était honteux que ce duc, pour
satisfaire sa vanité, apportât de l’obstacle à une chose qui
devait donner la paix à la France.
Le
roi avait déjà assez d’aigreur contre le duc de Guise et ce
discours l’augmenta si fort que le lendemain, que le roi voyant ce
duc qui se présentait pour entrer au bal chez la reine, paré d’un
nombre infini de pierreries mais plus paré encore de sa bonne mine,
il se mit à l’entrée de la porte, et lui demanda brusquement où
il allait. Le duc sans s’étonner lui dit qu’il venait pour lui
rendre ses très humbles services, à quoi le roi répliqua qu’il
n’avait pas besoin de ceux qu’il lui rendait et se tourna sans le
regarder. Le duc de Guise ne laissa pas d’entrer dans la
salle, outré, dans le cœur et contre le roi et contre le duc
d’Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fierté naturelle ; et,
par une marque de dépit, il s’approcha beaucoup plus de Madame
qu’il n’avait accoutumé, joint que ce que lui avait dit le duc
d’Anjou de la princesse de Montpensier l’empêchait de jeter les
yeux sur elle. Le duc d’Anjou les observait soigneusement l’un et
l’autre et les yeux de cette princesse laissaient voir malgré elle
quelque chagrin lorsque le duc de Guise parlait à Madame. Le duc
d’Anjou, qui avait compris par ce qu’elle lui avait dit en le
prenant pour le duc, qu’elle avait de la jalousie, espéra de les
brouiller, et, se mettant auprès d’elle : « C’est
pour votre intérêt, plutôt que pour le mien, madame, lui dit-il,
que je m’en vais vous apprendre que le duc de Guise ne mérite pas
que vous l’ayez choisi à mon préjudice. Ne m’interrompez point,
je vous prie, pour me dire le contraire d’une vérité que je ne
sais que trop. Il vous trompe, madame, et vous sacrifie à ma sœur
comme il vous la sacrifie. C’est un homme qui n’est capable que
d’ambition, mais, puisqu’il a eu le bonheur de vous plaire, c’est
assez ; je ne m’opposerai pas à une fortune que je méritais
sans doute mieux que lui, mais je m’en rendrais indigne, si je
m’opiniâtrais davantage à la conquête d’un cœur qu’un autre
possède. C’est trop de n’avoir pu attirer que votre
indifférence : je ne veux pas y faire succéder la haine, en
vous importunant plus longtemps de la plus fidèle passion qui fut
jamais. » Le duc d’Anjou, qui était
effectivement touché d’amour et de douleur, put à peine achever
ces paroles, et, quoiqu’il eût commencé son discours dans un
esprit de dépit et de vengeance, il s’attendrit, en
considérant la beauté de cette princesse, et la perte qu’il
faisait en perdant l’espérance d’en être aimé. De sorte que,
sans attendre sa réponse, il sortit du bal, feignant de se trouver
mal, et s’en alla chez lui rêver à son malheur.
La
princesse de Montpensier demeura affligée et troublée, comme on se
le peut imaginer ; de voir sa réputation et le secret de sa vie
entre les mains d’un prince qu’elle avait maltraité et
d’apprendre par lui, sans pouvoir en douter, qu’elle était
trompée par son amant, étaient des choses peu capables de lui
laisser la liberté d’esprit que demandait un lieu destiné à la
joie. Il fallut pourtant y demeurer, et aller souper ensuite chez la
duchesse de Montpensier sa belle-mère, qui la mena avec elle. Le duc
de Guise, qui mourait d’impatience de lui conter ce qu’avait dit
le duc d’Anjou le jour précédent, la suivit chez sa sœur. Mais
quel fut son étonnement, lorsque, voulant entretenir cette belle
princesse, il trouva qu’elle n’ouvrit la bouche que pour lui
faire des reproches épouvantables, que le dépit lui faisait faire
si confusément qu’il n’y pouvait rien comprendre, sinon qu’elle
l’accusait d’infidélité et de trahison ! Désespéré de
trouver une si grande augmentation de douleur où il avait espéré
de se consoler de tous les siennes, et aimant cette princesse avec
une passion qui ne pouvait plus le laisser vivre dans l’incertitude
d’en être aimé, il se détermina tout d’un coup. « Vous
serez satisfaite, madame, lui dit-il. Je m’en vais faire pour vous
ce que toute la puissance royale n’aurait pu obtenir de moi. Il
m’en coûtera ma fortune, mais c’est peu de chose pour vous
satisfaire. » Et sans demeurer davantage chez la duchesse sa
sœur, il s’en alla trouver à l’heure même les cardinaux ses
oncles et, sur le prétexte du mauvais traitement qu’il avait reçu
du roi, il leur fit voir une si grande nécessité pour sa fortune à
ôter la pensée qu’on avait qu’il prétendait épouser Madame,
qu’il les obligea à conclure son mariage avec la princesse de
Portien, dont on avait déjà parlé, ce qui fut conclu et publié
dès le lendemain.
Tout
le monde fut surpris de ce mariage, et la princesse de Montpensier en
fut touchée de joie et de douleur. Elle fut bien aise de voir par là
le pouvoir qu’elle avait sur le duc de Guise, et elle fut
fâchée en même temps de lui avoir fait abandonner une chose aussi
avantageuse que le mariage de Madame.
Le
duc de Guise, qui voulait que l’amour le récompensât de ce qu’il
perdait du côté de la fortune, pressa la princesse de lui donner
une audience particulière, pour s’éclaircir des reproches
injustes qu’elle lui avait faits. Il obtint qu’elle se trouverait
chez la duchesse de Montpensier sa sœur à une heure que la duchesse
n’y serait pas, et qu’il s’y rencontrerait. Cela fut exécuté
comme il avait été résolu. Le duc de Guise eut la joie de se
pouvoir jeter à ses pieds, de lui parler en liberté de sa passion,
et de lui dire ce qu’il avait souffert de ses soupçons. La
princesse ne pouvait s’ôter de l’esprit ce que lui avait dit le
duc d’Anjou, quoique le procédé du duc de Guise la dût
absolument rassurer. Elle lui apprit le juste sujet qu’elle avait
de croire qu’il l’avait trahie, puisque le duc d’Anjou savait
ce qu’il ne pouvait avoir appris que de lui. Le duc de Guise ne
savait par où se défendre, et était aussi embarrassé que la
princesse de Montpensier à deviner ce qui avait pu découvrir leur
intelligence.
Enfin,
dans la suite de leur conversation, cette princesse lui faisant voir
qu’il avait eu tort de précipiter son mariage avec la princesse
de Portien et d’abandonner celui de Madame, qui lui était si
avantageux, elle lui dit qu’il pouvait bien juger qu’elle n’en
eût eu aucune jalousie, puisque, le jour du ballet, elle-même
l’avait conjuré de n’avoir des yeux que pour Madame. Le duc de
Guise lui dit qu’elle avait eu intention de lui faire ce
commandement, mais que sa bouche ne l’avait pas exécuté. La
princesse lui soutint le contraire. Enfin, à force de disputer et
d’approfondir, ils trouvèrent qu’il fallait qu’elle se fût
trompée dans la ressemblance des habits, et qu’elle-même eût
appris au duc d’Anjou ce qu’elle-même accusait le duc de Guise
de lui avoir dit.
Le
duc de Guise, qui était presque justifié dans son esprit par son
mariage, le fut entièrement par cette conversation. Cette belle
princesse ne put refuser son cœur à un homme qui l’avait possédé
autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit
donc à recevoir ses vœux et lui permit de croire qu’elle n’était
pas insensible à sa passion.
L’arrivée
de la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, finit cette
conversation, et empêcha le duc de Guise de lui faire voir les
transports de sa joie. Peu après, la cour s’en alla à Blois, où
la princesse de Montpensier la suivit. Le mariage de Madame avec le
roi de Navarre y fut conclu et le duc de Guise, ne connaissant plus
de grandeur ni de bonne fortune que celle d’être aimé de la
princesse, vit avec joie la conclusion de ce mariage qui
l’aurait comblé de douleur dans un autre temps. Il ne pouvait si
bien cacher son amour que la jalousie du prince de Montpensier n’en
entrevît quelque chose, et, n’étant plus maître de son
inquiétude, il ordonna à la princesse sa femme de s’en aller à
Champigny pour se guérir de ses soupçons.
Ce
commandement lui fut bien rude, mais il fallut l’exécuter. Elle
trouva moyen de dire adieu en particulier au duc de Guise, mais elle
se trouva bien embarrassée à lui donner des moyens sûrs pour lui
écrire. Enfin, après avoir bien cherché, elle jeta les yeux sur le
comte de Chabannes, qu’elle comptait toujours pour son ami, sans
considérer qu’il était son amant. Le duc de Guise, qui savait à
quel point ce comte était ami du prince de Montpensier, fut
épouvanté qu’elle le choisît pour son confident ; mais elle
lui répondit si bien de sa fidélité, qu’elle le rassura, et ce
duc se sépara d’elle avec toute la douleur que peut causer
l’absence d’une personne que l’on aime passionnément. Le comte
de Chabannes, qui avait toujours été malade chez lui pendant le
séjour de la princesse de Montpensier à la cour, sachant qu’elle
s’en allait à Champigny, la vint trouver sur le chemin, pour s’y
en aller avec elle. Il fut d’abord charmé de la joie que lui
témoigna cette princesse de le voir, et plus encore de l’impatience
qu’elle avait de le pouvoir entretenir. Mais quels fut son
étonnement et sa douleur, quand il trouva que cette impatience
n’allait qu’à lui conter qu’elle était passionnément aimée
du duc de Guise, et qu’elle l’aimait pas moins ! Sa douleur ne
lui permit pas de répondre ; mais cette princesse, qui était
pleine de sa passion et qui trouvait un soulagement extrême à
lui en parler, ne prit pas garde à son silence, et se mit à lui
conter jusqu’aux plus petites circonstances de son aventure et lui
dit comme le duc de Guise et elle étaient convenus de recevoir, par
son moyen. Ce fut les lettres qu’ils devaient s’écrire. Ce fut
le dernier coup pour le comte de Chabannes de voir que sa maîtresse
voulait qu’il servît son rival, et qu’elle lui en faisait la
proposition comme d’une chose naturelle, sans envisager le supplice
où elle l’exposait. Il était si absolument maître de lui-même,
qu’il lui cacha tous ses sentiments et lui témoigna seulement la
surprise où il était de voir en elle un si grand changement. Il
espéra d’abord que ce changement, qui lui ôtait toute espérance,
lui ôterait infailliblement son amour. Mais il trouva cette
princesse si belle, et sa grâce naturelle si augmentée par celle
que lui avait donnée l’air de la cour, qu’il sentit qu’il
l’aimait plus que jamais. Toutes les confidences qu’elle lui
faisait sur la tendresse et sur la délicatesse de ses sentiments
pour le duc de Guise lui faisaient voir le prix du cœur de cette
princesse et lui donnaient un violent désir de le posséder. Comme
sa passion était la plus extraordinaire du monde, elle produisit
l’effet du monde le plus extraordinaire, car elle le fit résoudre
de porter à sa maîtresse les lettres de son rival.
L’absence
du duc de Guise donnait un chagrin mortel à la princesse de
Montpensier, et, n’espérant de soulagement que par ses lettres,
elle tourmentait incessamment le comte de Chabannes pour savoir s’il
n’en recevait point, et se prenait quasi à lui de n’en avoir pas
assez tôt. Enfin, il en reçut par un gentilhomme exprès et il
les lui apporta à l’heure même pour ne lui pas retarder sa joie
d’un moment.
La
joie qu’elle eut de les recevoir fut extrême ; elle ne prit
pas le soin de la lui cacher, et lui fit avaler à longs traits tout
le poison imaginable, en lui lisant ses lettres, et la réponse
tendre et galante qu’elle y faisait. Il porta cette réponse au
gentilhomme, avec autant de fidélité qu’il avait fait la lettre,
mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu, dans la
pensée que cette princesse ferait quelque réflexion sur ce qu’il
faisait pour elle, et qu’elle lui en témoignerait de la
reconnaissance, mais la trouvant tous les jours plus rude pour lui
par le chagrin qu’elle avait d’ailleurs, il prit la liberté de
la supplier de penser un peu à ce qu’elle lui faisait souffrir. La
princesse, qui n’avait dans la tête que le duc de Guise et qui ne
trouvait que lui digne de l’adorer, trouva si mauvais qu’un autre
mortel osât encore penser à elle qu’elle maltraita bien plus le
comte de Chabannes qu’elle n’avait fait la première fois qu’il
lui avait parlé de son amour.
Ce
comte, dont la passion et la patience étaient aux dernières
épreuves, sortit en même temps d’auprès d’elle et de
Champigny et s’en alla chez un de ses amis dans le voisinage, d’où
il lui écrivit avec toute la rage que pouvait lui causer son
procédé, mais néanmoins avec tout le respect qui était dû à sa
qualité, et par sa lettre, il lui disait un éternel adieu.
La
princesse commença à se repentir d’avoir si peu ménagé un homme
sur qui elle avait tant de pouvoir, et ne pouvant se résoudre
à le perdre à cause de l’amitié qu’elle avait pour lui
et par l’intérêt de son amour pour le duc de Guise où il lui
était nécessaire, elle lui manda qu’elle voulait absolument lui
parler encore une fois et puis qu’elle le laisserait libre de faire
ce qu’il lui voudrait. L’on est bien faible quand on est
amoureux. Le comte revint, et en une heure la beauté de la princesse
de Montpensier, son esprit et quelques paroles obligeantes le
rendirent plus soumis qu’il n’avait jamais été, et il lui donna
même des lettres du duc de Guise, qu’il venait de recevoir.
Pendant
ce temps, l’envie qu’on eut à la cour d’y faire venir les
chefs du parti huguenot pour cet horrible dessein qu’on exécuta le
jour de la Saint-Barthélemy fit que le roi, pour les mieux tromper,
éloigna de lui tous les princes de la maison de Bourbon et tous ceux
de la maison de Guise. Le prince de Montpensier s’en revint à
Champigny, pour achever d’accabler la princesse sa femme par sa
présence, et tous princes de Guise s’en allèrent à la campagne,
chez le cardinal de Lorraine leur oncle. L’amour et l’oisiveté
mirent dans l’esprit du duc de Guise un si violent désir de voir
la princesse de Montpensier que, sans considérer ce qu’il
hasardait pour elle et pour lui, il feignit un voyage, et, laissant
tout son train dans une petite ville, il prit avec lui ce seul
gentilhomme qui avait déjà fait plusieurs voyages à Champigny et
s’y en alla en poste. Comme il n’avait d’autre adresse que
celle du comte de Chabannes, il lui fit écrire un billet par ce même
gentilhomme qui le priait de le venir trouver en un lieu qu’il lui
marquait. Le comte de Chabannes, croyant que c’était seulement
pour recevoir des lettres du duc de Guise, alla trouver le
gentilhomme, mais il fut étrangement surpris, quand il vit le duc de
Guise, et n’en fut pas moins affligé. Ce duc, occupé de son
dessein, ne prit non plus garde à l’embarras du comte que la
princesse de Montpensier avait fait à son silence lorsqu’elle lui
avait conté son amour, et il se mit à lui exagérer sa passion et à
lui faire comprendre qu’il mourrait infailliblement s’il ne lui
faisait obtenir de la princesse la permission de la voir.
Le
comte de Chabannes lui répondit seulement qu’il dirait à cette
princesse tout ce qu’il souhaitait , et qu’il viendrait lui en
rendre réponse. Le comte de Chabanne reprit le chemin de Champigny,
combattu de ses propres sentiments avec une violence qui lui ôtait
quelquefois toute sorte de connaissance. Souvent il résolvait de
renvoyer le duc de Guise sans le dire à la princesse de Montpensier.
Mais la fidélité exacte qu’il lui avait promise changeait sa
résolution. Il arriva à Champigny sans savoir ce qu’il devait
faire, et, apprenant que le prince de Montpensier était à la
chasse, il alla droit à l’appartement de la princesse qui, le
voyant avec toutes les marques d’une violente agitation, fit
retirer aussitôt ses femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il
lui dit, se modérant le plus qu’il lui fut possible, que le duc de
Guise était à une lieue de Champigny, qui demandait à la voir. La
princesse fit un grand cri à cette nouvelle, et son embarras ne fut
guère moindre que celui du comte. Son amour lui présenta d’abord
la joie qu’elle aurait de voir un homme qu’elle aimait si
tendrement. Mais quand elle pensa combien cette action était
contraire à sa vertu et qu’elle ne pouvait voir son amant
qu’en le faisant entrer la nuit chez elle à l’insu de son mari,
elle se trouva dans une extrémité épouvantable. Le comte attendait
sa réponse comme une chose qui allait décider de sa vie ou de sa
mort, mais, jugeant de son incertitude par son silence, il prit la
parole pour lui représenter tous les périls où elle s’exposerait
par cette entrevue, et, voulant lui faire voir qu’il ne lui tenait
pas ce discours pour ses intérêts, il lui dit : « Si,
après tout ce que je viens de vous représenter, madame, votre
passion est la plus forte, et que vous vouliez voir le duc de Guise,
que ma considération ne vous en empêche point, si celle de votre
intérêt ne le fait pas. Je ne veux point priver de sa satisfaction
une personne que j’adore ou être cause qu’elle cherche des
personnes moins fidèles que moi pour se la procurer.
« Oui,
madame, si vous le voulez, je vais quérir le duc de Guise dès ce
soir, car il est trop périlleux de le laisser plus long-temps où il
est, et je l’amènerai dans votre appartement. - Mais par où et
comment ?, interrompit la princesse. -Ah ! madame, s’écria
le comte, c’en est fait, puisque vous ne délibérez plus que sur
les moyens. Il viendra, madame, ce bienheureux ; je l’amènerai
par le parc. Donnez ordre seulement à celle de vos femmes à qui
vous vous fiez qu’elle baisse, précisément à minuit, le petit
pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre,
précisément à minuit, et ne vous inquiétez pas du reste. »
En
achevant ces paroles, le comte de Chabannes se leva, et, sans
attendre d’autre consentement de la princesse de Montpensier, il
remonta à cheval et vint trouver le duc de Guise, qui l’attendait
avec une violente impatience. La princesse de Montpensier
demeura si troublée qu’elle demeura si troublée qu’elle demeura
quelques temps sans revenir à elle. Son premier mouvement fut de
faire rappeler le comte de Chabannes pour lui défendre d’amener le
duc de Guise mais elle n’en eut pas la force, et elle pensa
que, sans le rappeler, elle n’avait qu’à ne point faire abaisser
le pont. Elle crut qu’elle continuerait dans cette résolution,
mais quand onze heures approchèrent, elle ne put résister à
l’envie de voir un amant qu’elle croyait si digne d’elle, et
instruisit une de ses femmes de tout ce qu’il fallait faire pour
introduire le duc de Guise dans son appartement.
Cependant
et ce duc et le comte de Chabannes approchaient de Champigny
dans un état bien différent. Le duc abandonnait son âme à la joie
et à tout ce que l’espérance inspire de plus agréable, et le
comte s’abandonnait à un désespoir et à une rage qui le poussa
mille fois à donner de son épée au travers du corps de son rival.
Enfin
ils arrivèrent au parc de Champigny, et laissèrent leurs chevaux à
l’écuyer du duc de Guise et, passant par des brèches qui
étaient aux murailles, ils vinrent dans le parterre. Le comte de
Chabannes, au milieu de son désespoir, avait conservé quelque
rayon d’espérance que la princesse de Montpensier aurait revenir
sa raison et qu’elle se serait résolue à ne point recevoir le duc
de Guise. Quand il vit ce petit pont abaissé, ce fut alors qu’il
ne put douter de rien, et ce fut alors qu’il fut tout prêt à se
porter aux dernières extrémités. Mais venant à penser que, s’il
faisait du bruit, il serait ouï apparemment du prince de
Montpensier, dont l’appartement donnait sur ce même parterre,
et que tout ce désordre tomberait ensuite sur la princesse de
Montpensier, sa rage se calma à l’heure même, et il acheva de
conduire le duc de Guise aux pieds de sa princesse. Il ne put se
résoudre à être témoin de leur conversation, quoique la princesse
lui témoignât le souhaiter, et qu’il l’eût bien souhaité
lui-même. Il se retira dans un petit passage qui regardait du côté
de l’appartement du prince de Montpensier, ayant dans l’esprit
les plus tristes pensées qui aient jamais occupé l’esprit d’un
amant.
Cependant,
quelque peu de bruit qu’ils eussent fait en passant sur le pont, le
prince de Montpensier, qui par malheur était éveillé dans ce
moment, l’entendit, et fit lever un de ses valets de chambre pour
voir ce que c’était. Le valet de chambre mit la tête à la
fenêtre, et, au travers de l’obscurité de la nuit, il aperçut
que le pont était abaissé. Il en avertit son maître, qui lui
commanda en même temps d’aller dans le parc voir ce que ce pouvait
être, et un moment après il se leva lui-même, étant inquiété de
ce qu’il lui semblait avoir ouï marcher, et s’en vint droit à
l’appartement de la princesse sa femme, où il savait que le pont
venait répondre. Dans le moment qu’il approchait de ce petit
passage où était le comte de Chabannes, la princesse de
Montpensier, qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc
de Guise, pria plusieurs fois le comte d’entrer dans sa chambre ;
il s’en excusa toujours, et, comme elle l’en pressait davantage,
possédé de rage et de fureur, il lui répondit si haut qu’il fut
ouï du prince de Montpensier , mais si confusément qu’il
entendit seulement la voix d’un homme, sans distinguer celle
du comte. Une pareille aventure eût donné de l’emportement à un
esprit plus tranquille et moins jaloux. Aussi mit-elle d’abord
l’excès de la rage et de la fureur dans celui du prince, qui
heurta aussitôt à la porte avec impétuosité et, criant pour se
faire ouvrir, il donna la plus cruelle surprise qui ait jamais été
à la princesse, au duc de Guise et au comte de Chabannes.
Ce
dernier, entendant la voix du prince, vit d’abord qu’il était
impossible de lui cacher qu’il n’y eût quelqu’un dans la
chambre de la princesse sa femme, et la grandeur de sa passion lui
montrant en un moment, que si le duc de Guise était trouvé, Mme de
Montpensier aurait la douleur de le voir tuer à ses yeux et que la
vie même de cette princesse ne serait pas en sûreté, il résolut,
par une générosité sans exemple, de s’exposer pour sauver une
maîtresse ingrate et un rival aimé, et, pendant que le prince de
Montpensier donnait mille coups à la porte, il vint au duc de Guise
qui ne savait quelle résolution prendre, et il le mit entre les
mains de cette femme de madame de Montpensier qui l’avait fait
entrer pour le faire ressortir par le même pont, pendant qu’il
s’exposerait à la fureur du prince.
À
peine le duc était sorti par l’antichambre, que le prince, ayant
enfoncé la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme
possédé de fureur et qui cherchait des yeux sur qui la faire
éclater. Mais quand il ne vit que le comte de Chabannes, et qu’il
le vit appuyé sur la table, avec un visage où la tristesse était
peinte, il demeura immobile lui-même et la surprise de trouver dans
la chambre de sa femme l’homme qu’il aimait le mieux et qu’il
aurait le moins cru y trouver le mit hors d’état de pouvoir
parler.
La
princesse était à demi évanouie sur des carreaux, et jamais
peut-être la fortune n’a mis trois personnes en des états si
violents.
Enfin,
le prince de Montpensier, qui ne croyait pas ce qu’il voyait, et
qui voulait éclaircir ce chaos où il venait de tomber, adressant la
parole au comte, d’un ton qui faisait voir que l’amitié
combattait encore pour lui : « Que vois-je, lui dit-il ?
Est-ce une illusion ou une vérité ? Est-il possible qu’un
homme que j’ai aimé si chèrement choisisse ma femme entre toutes
les femmes du_ monde pour la séduire ? Et vous, madame, dit-il
à la princesse, en se tournant de son côté, n’était-ce point
assez de m’ôter votre cœur et mon honneur, sans m’ôter le seul
homme qui me pouvait consoler de ces malheurs ? Répondez-moi
l’un ou l’autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d’une
aventure que je ne puis croire telle qu’elle me paraît. »
La princesse n’était pas capable de répondre, et le comte de
Chabannes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler. « Je
suis criminel à votre égard, lui dit-il enfin, et indigne de
l’amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n’est de la manière
que vous pouvez l’imaginer : je suis plus malheureux que vous,
s’il se peut, et plus désespéré. Je ne saurais vous en dire
davantage ; ma mort vous vengera, et si vous voulez me la donner
tout à l’heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m’être
agréable. »
Ces
paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui
marquait son innocence, au lieu d’éclaircir le prince de
Montpensier, lui persuadaient encore plus qu’il y avait quelque
mystère dans cette aventure, qu’il ne pouvait démêler, et, son
désespoir s’augmentant par cette incertitude : « Ôtez-moi
la vie vous-même, lui dit-il, ou tirez-moi du désespoir où vous me
mettez : c’est la moindre chose que vous devez à l’amitié
que j’ai eue pour vous, et à la modération qu’elle me fait
encore garder, puisque tout autre que moi aurait déjà vengé sur
votre vie un affront dont je ne puis quasi douter. - Les apparences
sont bien fausses, interrompit le comte. -Ah ! c’est trop,
répliqua le prince de Montpensier; il faut que je me venge, et
puis je m’éclaircirai à loisir. » En disant ces paroles, il
s’approcha du comte de Chabannes avec l’action d’un homme
emporté de rage, et la princesse, craignant un malheur, qui ne
pouvait pourtant arriver, le prince son mari n’ayant point d’arme,
se leva pour se mettre entre deux.
La
faiblesse où elle était la fit succomber à cet effort et, en
approchant de son mari, elle tomba évanouie à ses pieds. Le prince
fut touché de la voir en cet état aussi bien que de la tranquillité
où le comte était demeuré lorsqu’il s’était approché de lui
et, ne pouvant plus soutenir la vue de ces deux personnes qui lui
donnaient des mouvements si opposés, il tourna la tête de l’autre
côté, et se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablé d’une
douleur incroyable. Le comte de Chabannes, pénétré de repentir
d’avoir abusé d’une amitié dont il recevait tant de marques,
et, ne trouvant pas qu’il pût jamais réparer ce qu’il venait de
faire, sortit brusquement de la chambre, et, passant par
l’appartement du prince dont il trouva les portes ouvertes,
descendit dans la cour, se fit donner des chevaux, et s’en alla
dans la campagne, guidé par son seul désespoir. Cependant, le
prince, qui voyait que la princesse ne revenait point de son
évanouissement, la laissa entre les mains de ses femmes, et se
retira dans sa chambre avec une douleur mortelle.
Le
duc de Guise, qui était sorti heureusement du parc, sans savoir
quasi ce qu’il faisait, tant il était troublé, s’éloigna de
Champigny de quelques lieues, mais il ne put s’éloigner davantage,
sans savoir des nouvelles de la princesse. Il s’arrêta dans une
forêt et envoya son écuyer pour apprendre du comte de Chabannes ce
qui était arrivé de cette terrible aventure.
L’écuyer
ne trouva point le comte de Chabannes, et il sut seulement qu’on
disait que la princesse était extraordinairement malade.
L’inquiétude du duc de Guise ne fut qu’augmentée par ce qu’il
apprit de son écuyer ; mais sans la pouvoir soulager, il fut
contraint d’aller retrouver ses oncles, pour ne pas donner du
soupçon par un plus long voyage.
L’écuyer
du duc de Guise lui avait rapporté la vérité en lui disant que Mme
de Montpensier était extrêmement malade. Car il était vrai que,
sitôt que ses femmes l’eurent mise dans son lit, la fièvre lui
prit si violente et avec des rêveries si horribles que dès le
second jour l’on craignit pour sa vie. Le prince feignit d’être
malade, afin qu’on ne s’étonnât de ce qu’il n’entrait point
dans sa chambre.
L’ordre
qu’il reçut de s’en retourner à la cour, où l’on rappelait
tous les princes catholiques pour exterminer les huguenots, le tira
de l’embarras où il était et il s’en alla à Paris, ne sachant
ce qu’il avait à souhaiter ou à craindre du mal de la
princesse sa femme. Il n’y fut pas sitôt arrivé, qu’on commença
d’attaquer les huguenots en la personne d’un de leurs chefs,
l’amiral de Châtillon, et, deux jours après, on fit cet horrible
massacre si renommé par toute l’Europe.
Le
pauvre comte de Chabannes, qui s’était venu cacher dans
l’extrémité de l’un des faubourgs de Paris pour s’abandonner
à sa douleur, fut enveloppé dans la ruine des huguenots. Les
personnes chez qui il s’était retiré l’ayant reconnu, et
s’étant souvenues qu’on l’avait soupçonné d’être de ce
parti le massacrèrent cette même nuit qui fut si funeste à tant de
gens.
Le
matin, le prince de Montpensier, allant donner quelques ordres hors
la ville, passa dans la même rue où était le corps de Chabannes.
Il fut d’abord saisi d’étonnement à ce pitoyable spectacle.
Ensuite, son amitié se réveillant lui donna de la douleur ;
mais enfin le souvenir de l’offense qu’il croyait en avoir reçue
lui donna de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les
mains par la fortune.
Le
duc de Guise, occupé du désir de venger la mort de son père et,
peu après, joyeux de l’avoir vengée, laissa peu à peu éloigner
de son âme le soin d’apprendre des nouvelles de la princesse de
Montpensier, et, trouvant la marquise de Noirmoutier, personne de
beaucoup d’esprit, de beauté, et qui donnait plus d’espérance
que cette princesse, il s’y attacha entièrement et l’aima
jusques à la mort.
Cependant,
après que le mal de madame de Montpensier fut venu au dernier point,
il commença à diminuer. La raison lui revint, et, se trouvant un
peu soulagée par l’absence du prince son mari, elle donna
quelque espérance de sa vie. Sa santé revenait pourtant avec
grand-peine, par le mauvais état de son esprit , qui fut
travaillé de nouveau, se souvenant de n’avoir eu aucune nouvelle
du duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s’enquit de ses
femmes si elles n’avaient vu personne, si elles n’avaient point
de lettres, et, ne trouvant rien de ce qu’elle eût souhaité, elle
se trouva la plus malheureuse du monde, d’avoir tout hasardé pour
un homme qui l’abandonnait.
Ce
lui fut encore un nouvel accablement d’apprendre la mort du comte
de Chabannes, qu’elle sut bientôt par les soins du prince son
mari.
L’ingratitude
du duc de Guise lui fit sentir plus vivement la perte d’un homme
dont elle connaissait si bien la fidélité. Tant de déplaisirs si
pressants la remirent bientôt dans un état aussi dangereux que
celui dont elle était sortie : et, comme madame de Noirmoutier
était une personne qui prenait autant de soin de faire éclater ses
galanteries que les autres en prennent de les cacher, celles du duc
de Guise et d’elle étaient si publiques, que, toute éloignée et
toute malade qu’était la princesse de Montpensier, elle les apprit
de tant de côtés, qu’elle n’en put douter.
Ce
fut le coup mortel pour sa vie : elle ne put résister à la
douleur d’avoir perdu l’estime de son mari, le cœur de son
amant, et le plus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de
jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du
monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu
et la prudence eussent conduit toutes ses actions.
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