mercredi 27 décembre 2017

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Charpentier & Thomas Corneille


Thomas Corneille pour le texte, Marc Antoine Charpentier pour la musique, Médée, 4 décembre 1693 à Paris,


Acte cinquième, Scène huitième Médée, Jason.


MÉDÉE (en l'air sur un dragon)

C'est peu, pour contenter la douleur qui te presse,
d'avoir à venger la princesse;
venge encor tes enfants; ce funeste poignard
les a ravis à ta tendresse.

JASON
Ah barbare !

MÉDÉE
Infidèle ! après ta trahison,
ai-je dû voir mes fils dans les fils de Jason ?

JASON
Ne crois pas échapper au transport qui m'anime,
pour te punir j'irai jusqu'aux enfers.

MÉDÉE
Ton désespoir choisit mal sa victime.
Que pourra-t­-il, puisque les airs
sont pour moi des chemins ouverts ?

JASON
Ah, le ciel qui toujours protégea l'innocence…

MÉDÉE
Adieu Jason, j'ai rempli ma vengeance.
Voyant Corinthe en feu, ses palais embrasés,
pleure à jamais les maux que ta flamme a causés.


Médée fend les airs sur son dragon, et en même temps les statues et
autres ornements du palais se brisent. On voit sortir des Démons de tous côtés, qui ayant des feux à la main embrasent ce même palais.  Ces Démons disparaissent, une nuit se forme, et cet édifice ne paraît plus que ruine et monstres, après quoi il tombe en pluie de feu. 


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"Mon mal est sans remède"

Texte complémentaire : Charpentier & Thomas Corneille 
« Médée attire si bien de son côté toute la faveur de l'auditoire qu'on excuse sa vengeance après l'indigne traitement reçu de Créon et de son mari et qu'on a plus de compassion du désespoir où ils l'ont réduite que de tout ce qu'elle leur fait souffrir ».

La moralité du mythe

              Malgré tout, qu’importe la version du mythe – que ce soit Euripide au Vème siècle av. J.-C., Charpentier au XVIIème siècle ou Reimann au XXIème siècle –, car en tant que spectateurs, nous acceptons son caractère tel qu’il est et sommes peu enclins à condamner ses crimes. Médée est au-dessus des mortels, et toute tentative de moraliser ses actes est vouée à l’échec. Dans la France du XVIIème siècle, on essaya de condamner l’histoire comme immorale. Le fait qu’elle quitte la scène impunie était considéré comme honteux. Mais le mythe était déjà plus fort que la morale. Pierre et Thomas Corneille se sont inspirés d’une source légèrement plus récente : la pièce Médée de Sénèque, qui change fondamentalement le mythe en confiant les enfants à Jason, et donc à Créuse et à Créon. L’histoire quitte le mythe et devient tragédie humaine. L’acte final prend alors une dimension plus moderne. Est-ce la Médée que nous présente Charpentier ? L’ouvrage dresse la peinture d’un monde de tricheurs et de lâches autour de Médée. Avec sa quête implacable de vérité, elle fait remonter tous les mensonges à la surface. Certains supposent d’ailleurs que les personnages de l’opéra font clairement allusion à des figures de la cour de Louis XIV. Médée est dès lors la femme « gênante » qui ne peut faire autrement que de dire la vérité. Mais on peut légitimement s’interroger sur le fait que Médée soit vraiment la seule à toujours dire la vérité. Ou mieux : de son point de vue, elle a probablement raison ; mais la réalité n’est-elle pas bien plus complexe que ne peut l’exprimer une simple distinction entre vérité et mensonge ? Et sa droiture n’affecte-t-elle pas sa propre pensée ? L’obsession égoïste « L’amour, c’est moi. ». Cette devise explore l’élément égoïste du comportement de Médée. Nous pouvons tous sympathiser avec son égoïsme émanant du fait qu’elle a tout donné à Jason. Elle croit aveuglément en lui et en leur amour. Il n’y pas de monde envisageable pour elle en-dehors de leur relation. Dans les derniers moments, elle confie sa robe favorite à Jason, qui souhaite l’offrir en cadeau à Créuse. Ce morceau de tissu peut-il être autre chose que sa robe de mariée ? Et n’est-ce donc pas ainsi sa propre peau qu’elle donne ? N’est-ce pas en fait lors de ce geste que lui vient l’idée de tuer ses enfants ? Son amour parvient aux limites de l’obsession. Elle veut décider de tout, et tous doivent se conduire selon sa volonté. L’idée lumineuse du livret de Thomas est que l’égoïsme de Médée dévoile et dénonce celui de tous les autres personnages de la pièce. A première vue, Créon semble le père affectueux de Créuse et un souverain consciencieux. Mais son choix de Jason comme gendre et successeur se fonde sur sa réputation héroïque et sa possession de la Toison d’or. Créuse joue à un jeu cruel avec Oronte et obéit à son père, qui la marie à Jason. Bien que ses serments d’amour pour Jason puissent être sincères, il y a toujours un mélange ambigu entre ses sentiments personnels et la raison d’Etat. Son ambition reste avant tout de devenir reine. Souvent dépeint comme un personnage faible, Jason devient beaucoup plus complexe dans le livret de Thomas. Il semble abandonner Médée de la manière la plus vulgaire : le mari qui quitte la mère vieillissante de ses enfants pour une bien-aimée plus jeune et plus fraîche. Mais ici, c’est aussi une bienaimée plus riche et plus prestigieuse. Il y a cependant une part de vérité quand Jason déclare qu’il cherche 22 la sécurité pour lui-même et sa famille à Corinthe. Il a conscience de sa culpabilité envers Médée – élément que Thomas Corneille souligne, et qui rend son personnage moins cynique et moins irresponsable. Médée l’étouffe littéralement de son amour, et pour cette raison première il essaie désespérément de s’affranchir d’elle : « Que je serais heureux si j’étais moins aimé ! » Il reconnaît que leur amour a passé son apogée, et que leur désir est condamné à s’éteindre. Soif de vengeance Médée doit peu à peu faire face à sa défaite dans le monde cynique et décadent où elle vit. Un monde qu’elle ne peut dominer, malgré sa volonté. Mais en préparant le poison dans sa cuisine infernale, elle comprend déjà qu’elle est en train de perdre son combat. Aurait-elle pu conquérir plus de territoire si elle avait été moins sévère, moins inconditionnelle ? Si elle avait été prête à transiger ? C’est une idée inconcevable : une Médée qui transige. Sa confidente Nérine tente de lui apprendre à survivre dans son monde : « On perd la plus sûre vengeance, Si l’on ne sait dissimuler. » Médée en est incapable. Médée ne peut tuer Jason parce qu’elle l’aime toujours. Et elle est convaincue d’être encore aimée de lui. Comme elle est l’Amour même, elle ne peut accepter une réalité changeante. Elle attaquera donc Jason là où il est le plus vulnérable : son amour pour ses enfants : « Il aime ses enfants, Ne les épargnons pas. » Mais les enfants représentent aussi le fruit de leur amour. Ce sont les manifestations physiques, charnelles, de leurs liens. Ils sont non seulement le point le plus faible de Jason, mais également le sien. Et Nérine de déclarer : « En punissant Jason, craignez de vous punir. » Malgré tout, si jalouse, si pleine de rage soit-elle, elle sait exactement la portée de son geste. Elle a besoin de le faire, pour assouvir sa soif de vengeance. « Je prends une vengeance épouvantable, horrible ! » Que Médée s’enfuit dans les airs sur un char tiré par un dragon fougueux ou d’une autre manière, elle a détruit le fondement de son existence. Elle était possédée par ses sentiments de jalousie et de vengeance, mais elle n’a pas tué ses enfants dans un moment d’indignation. Elle a tué en raison de son instinct le plus fort : un amour égoïste, autodestructeur : Médée en a souffert elle-même plus que tous les autres. Elle est victime d’elle-même. En tuant ses enfants, elle s’est tuée elle-même, dans un ultime geste d’automutilation. 
                  Willem Bruls, dramaturge Traduit de l’anglais par Dennis Collins Extraits du programme du Théâtre des Champs-Élysées


Texte complémentaire

La mort de Créuse dans Thomas Corneille et Charpentier


Jason vient recueillir les dernières paroles de Créuse. Ce dernier duo d'amour est un duo d'adieu. Créuse sait que tout est fini : elle se révolte une dernière fois et meurt. 

JASON
 Ah ! Roi trop malheureux !
 Mais ô Ciel ! 
La Princesse paraît mourante entre vos bras,
 Qui la met dans cette faiblesse. 

CRÉUSE 
Approchez-vous Jason, ne m'abandonnez pas, 
Mon père est mort, je vais mourir moi-même.
 Je péris par les traits que Médée a formés ;
 Mille poisons dans sa robe enfermés 
Par une violence extrême 
Vous ôtent ce que vous aimez. 
Ce que j'endure est incroyable,
 Mais au moins j'ai de quoi rendre grâces aux Dieux
Que sa fureur impitoyable
 Me laisse la douceur de mourir à vos yeux. 

JASON 
Appelez-vous douceur un effet de sa rage ? 
De cet affreux spectacle elle a su la rigueur,
Pouvait-elle mettre en usage
 Un supplice plus propre à m'arracher le cœur. 

CRÉUSE et JASON 
Hélas ! Prêts d'être unis par les douces chaînes,
 Faut-il nous voir séparés à jamais ;
 Peut-on rien ajouter à l'excès de ma peine ? 
Hélas ! Peut-on lancer sur moi de plus pénibles traits ?
 Hélas ! Prêts d'être unis par les douces chaînes,
 Faut-il nous voir séparés à jamais ;

CRÉUSE 
 Mais déjà de la mort les horreurs me saisissent.
 Je perds la voix, mes forces s'affaiblissent,
 C'en est fait, j'expire, je meurs.

Lexique indispensable 

Bellone : Déesse de la guerre dans la mythologie romaine, épouse ou sœur de Mars. Elle participait à ses côtés à la bataille. On la représente comme la conductrice effrayante d'un char, tenant une torche ou une arme à la main. Elle incarne davantage les horreurs de la guerre que ses aspects héroïques. 

Euménides : Egalement appelées Furies ou Erinyes. Divinités infernales chargées d'exécuter sur les coupables la sentence des juges. 

Médée : Fille d'Aeétès, roi de Colchide, elle est la petite fille du Soleil (Hélios) et la nièce de la magicienne Circé. On lui donne parfois comme mère la déesse Hécate, patronne de toutes les magiciennes. 

Pelie : (Pélias). Devenu roi de Iolchos après avoir dépouillé son demi-frère, Aéson, du trône, il tente de se débarrasser de Jason, fils d'Aéson, en l'envoyant chercher la Toison d'Or en Colchide, et profite de son absence pour faire assassiner Aéson. Jason, victorieux, revient sain et sauf, et demande à Médée de venger son père. Cette dernière fait alors croire aux filles de Pélias qu'elles rendront la jeunesse à leur père en le mettant à bouillir dans un chaudron, et les conduit ainsi à le tuer. Après ce forfait, Jason et Médée sont contraints de s'exiler à Corinthe. 

Radamante ou Rhadamante : Fils de Jupiter et d'Europe, frère de Minos. Juge des Enfers, réputé pour sa justice et sa sévérité. 

Styx : L'un des principaux fleuves des Enfers, avec l'Achéron, le Cocyte et le Phlégéthon.

Tragédie lyrique :  La « tragédie en musique » opère la synthèse des formes musicales de l’opéra italien, l’air de cour, du ballet de cour, de la comédie-ballet avec la tragédie théâtrale. Inspirée de la tragédie classique qui connaît à l’époque un succès prodigieux et dont les règles ont été établies par des génies comme Corneille, elle comporte une ouverture « à la française » en 3 parties, un prologue destiné à capter l’attention du spectateur, mais surtout, lieu de la dédicace au Roi, qui se trouve généralement entouré d’allégories et 5 actes incluant récits, chœurs et danses, pièces d’orchestre. La structure de la tragédie en musique doit servir les enjeux dramatiques de l’intrigue, mais chacun des 5 actes comporte un temps où l’action suspendue laisse place à un divertissement (danse ou chœurs) reflétant les événements dramatiques qui viennent de se dérouler. La tragédie en musique accorde une place prépondérante au merveilleux, qui constitue l’un des ressorts clé du genre, et n’exclut pas certaines scènes de violence. On peut aussi y trouver un certain mélange des genres, l’humour peut également apparaître. Elle ne respecte pas la règle des trois unités et ne recherche pas tant à édifier les âmes en faisant appel à la catharsis, mais avant tout à divertir, émerveiller.

Biographie de Marc-Antoine Charpentier

Marc-Antoine Charpentier naît à Paris en 1643 où il passe son enfance et son adolescence. À 20 ans, il se rend en Italie, à Rome et étudie auprès du compositeur Giacomo Carissimi. Marqué par le style italien et sa musique sacrée, il sera le seul en France à aborder l'oratorio. De retour à Paris vers 1670, il s’installe chez Marie de Lorraine, petite fille du duc de Guise, qui entretient un ensemble de musiciens et de chanteurs chez elle. Charpentier y compose et chante en voix de haute-contre. En 1672, Molière, fâché avec Lully, demande à Charpentier de remplacer ce dernier pour assurer la partie musicale de ses comédies-ballets. C'est ainsi que Charpentier compose de la musique pour les entractes de Circé et d'Andromède, ainsi que des scènes chantées dans Le Mariage forcé, puis Le Malade imaginaire (1673). Malheureusement Molière meurt à la quatrième représentation, ce qui met fin à leur collaboration. Charpentier continue cependant à travailler pour la Troupe du roi (Comédie Française). Il compose alors des musiques de scène pour Thomas et Pierre Corneille. Au cours des années 1680, Charpentier compose des œuvres sacrées pour des couvents de religieuses de Paris (Messe, Magnificat, Leçons des Ténèbres, Les neuf repons pour le mercredi saint (1680)... Il commence alors à composer pour la Cour, notamment au service du Dauphin. Il composera ainsi Les Plaisirs de Versailles en hommage à la Cour de Louis XIV.
         À la mort de Mademoiselle de Guise en 1688, Charpentier est employé par les Jésuites dans leurs établissements parisiens. Il devient maître de musique du collège Louis-le-Grand, puis de l'église SaintLouis. Durant cette période il compose son unique tragédie en musique Médée, qui sera créée en 1693 à l’Académie royale. En 1698, Charpentier est nommé maître de musique des enfants de la Sainte-Chapelle du Palais.
        Il meurt en 1704 en laissant une œuvre monumentale (500 pièces) parmi lesquels des chefs-d’œuvre de la musique religieuse mais aussi des musiques pour la scène : comédies, tragédies, opéras (Actéon, la Descente d’Orphée aux enfers, David et Jonathas, Médée…). Sa musique tire sa substance d'un mélange des styles français et italien, auxquels elle emprunte de nombreux éléments. Marc-Antoine Charpentier fut presque complètement oublié jusqu'en 1953, lorsqu'il fut révélé par son Te Deum, dont l'ouverture orchestrale servit d'indicatif à l'Eurovision.  

Pour en savoir plus :


Médée est une tragédie lyrique en cinq actes et un prologue composée par Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) sur un livret de Thomas Corneille (inspiré de la pièce de Pierre Corneille), créée le 4 décembre 1693 à l'Académie Royale de Musique.

Les personnages  :
Médée, Princesse de Colchide 
Jason, Prince de Thessalie 
Créuse, fille de Créon 
Oronte, prince d'Argos 
Créon, Roi de Corinthe 
Nérine, confidente de Médée 
Cléone, confidente de Créuse 
Arcas, confident de Jason

Médée au croisement des arts,l’énigme de l’infanticide

Si la Médée de Marc-Antoine Charpentier se présente comme une magicienne tout autant qu’une
sorcière, une amoureuse victime acculée à la violence davantage qu’une meurtrière habitée par le désir de vengeance, si le librettiste Thomas Corneille a, selon les codes esthétiques et moraux de la fin du XVIIème siècle, considérablement édulcoré l’horreur comme la cruauté du dénouement antique, il n’en reste pas moins que pour le spectateur du XXIème siècle le personnage de Médée reste comme indissociablement lié à son infanticide, dont les multiples représentations ont contribué à répéter infiniment l’énigme.
Pourquoi une telle fascination ?
La mythologie grecque compte pourtant d’autres personnages de mères tuant leurs enfants : Althée,
Procné, Ino… ; le personnage de Médée excède par ailleurs largement ce geste, qu’il s’agisse de son rôle dans l’expédition des Argonautes ou des facultés de magicienne qu’elle y exploita. Mais depuis
qu’Euripide, en 431 avant Jésus-Christ, impose la première représentation théâtrale d’une Médée
infanticide, l’image de la mère meurtrière de ses propres enfants concentre en elle angoisse et sidération, rejetant dans l’ombre les premières versions du mythe comme la richesse de son matériau.
Si le geste de Médée bouleverse encore chacun d’entre nous, c’est peut-être parce qu’elle est en même temps héroïne mythologique, meurtrière sublime et femme bafouée, et parce que son acte touche à ce qui pourrait pour certains relever d’un banal fait divers, aussi universel que tragiquement quotidien, celui d’une mère tuant ses propres enfants par jalousie et désespoir. Mais une telle explication ne saurait rendre compte de l’inépuisable fertilité à travers laquelle le personnage a donné naissance à de multiples représentations, au croisement des arts. Par son acte en effet, Médée, remet en question les fondements de notre humanité, dont elle nous fait éprouver les limites : en s’arrachant au maternel pour faire naître la meurtrière infanticide au coeur de la mère dans un geste qui voit se côtoyer la fertilité et la mort, en rejetant la puissance de l’amour pour faire vivre la vengeance, en s’opposant à l’ordre de la cité pour affirmer la singularité de l’étranger, en s’envolant impunie sur le char du Soleil son aïeul, elle fait éprouver à celui qui la contemple une expérience plurielle de la transgression, à travers laquelle le socle de l’humain (moral, affectif, civique…) se trouve ébranlé, expérience d’autant plus complexe que l’humanité même du personnage se trouve parallèlement constamment réaffirmée.
Donner à voir ou à entendre Médée, c’est donc inviter –ou davantage pourrait-on dire, forcer- le
spectateur à s’interroger sur l’ambivalence des liens qui lui apparaissaient comme les plus solides, mais c’est aussi lui faire vivre une expérience d’une violence inouïe, aux limites de l’irreprésentable. Rares sont, au final, les artistes qui ont créé l’image même de l’infanticide. Sous l’Empire romain, Sénèque (Médée, 1er siècle ap. J.C.) le met en scène comme une longue cérémonie cruelle et sanglante, sous les yeux de Jason, relais du spectateur, dont Médée observe la souffrance avec un plaisir revendiqué.
           À l’époque classique, Poussin le dessine par deux fois (1645 environ), accentuant lui aussi la violence de l’acte par la présence de plusieurs personnages, spectateurs horrifiés. La figuration de l’infanticide devient en effet le lieu d’une interrogation sur les limites de la représentation artistique de la violence, interrogation qui inclut la question du spectateur. Aussi l’artiste préfère-t-il le plus souvent éviter l’image Poussin, Médée tuant ses enfants, 1645 elle-même, pour mieux en suggérer la reconstitution mentale, tel Euripide (Médée, 431 av. J.C.) qui donne à entendre, dans le hors-scène les cris des enfants poursuivis par leur mère, tandis que le choeur évoque avec angoisse l’approche de l’acte ; tel Thomas Corneille (librettiste de Charpentier, Médée, 1693) encore, qui reprenant le procédé de son frère Pierre (Médée, 1635), et respectant en cela les règles de la bienséance, évite la représentation directe de la transgression par une ellipse et réduit l’évocation de l’infanticide à quelques vers, pour reporter toute la violence de l’acte sur la réaction de Jason. Lorsque le noyau de violence reste irreprésentable, celle-ci se répand en effet dans les oeuvres entières, et envahit la scène, comme c’est le cas chez Pierre et Thomas Corneille encore, qui ensanglantent le Vème acte en donnant à voir au spectateur la folie ou la lente agonie de Créon et la mort de sa fille Créuse. La violence, esthétisée, devient supportable. À l’inverse, son paroxysme peut aussi s’exprimer par une douceur insupportable. Maria Callas, la Médée de Pasolini (Medea, 1969) fait disparaître un à un ses enfants dans un rituel presque apaisé dont ne subsiste sur l’écran que l’image d’un couteau ensanglanté. L’infanticide dont l’on attendait la violence, est rendu à son énigme, dans un silence assourdissant.
         Mais c’est peut-être le combat intérieur de Médée et les déchirements qu’il entraîne que les artistes cherchent le plus souvent à capter et à retranscrire.
Timomaque de Byzance (1er siècle av. J.C.) peignait déjà une scène contrastée où la candeur des enfants qui jouent côtoie la douleur noire de Médée, immobile, le regard perdu dans l’abîme de l’acte qu’elle va accomplir.
Delacroix (Médée furieuse, ou Médée sur le point de tuer ses deux enfants, 1838) choisit lui aussi l’instant qui précède l’infanticide. Par respect des convenances et/ou par volonté de capter le mystère d’une décision terrifiante, il superpose dans sa représentation de Médée une figure grandiose de l’exclusion et de la révolte, de l’énergie et du défi.


Enfin, là où le peintre concentre l’énigme dans une image, le musicien déploie les modulations du coeur déchiré en de multiples mouvements dont la voix opératique traduit les tourments. Si Médée a connu une si grande fortune à l’opéra (Thésée1 Lully - 1675, Charpentier, Cherubini – 1797, mais
aussi aujourd’hui par exemple Pascal Dusapin - 1992 ou Michèle Reverdy - 2003…), c’est peut-être tout d’abord parce que, héroïne de fureur et d’ensorcellements, elle incarne parfaitement le pouvoir d’enchantement de l’opéra naissant (XVIIème siècle). Mais c’est aussi que les multiples nuances de la voix comme le jeu des différents timbres de l’orchestre, à travers les oscillations du monologue précédant l’infanticide notamment, invitent le spectateur à frémir, à compatir et à s’horrifier, dans un plaisir lui aussi complexe mêlant l’horreur à la volupté.
Si la représentation de Médée fascine toujours autant les artistes, c’est donc peut-être aussi parce que, lieu d’expérimentation des contrastes, elle leur permet de s’interroger sur cet étrange plaisir, qui à travers l’art, permet de ressentir inextricablement mêlés beauté et terreur, familier et étrangeté.
                                                            Claire Lechevalier,
                                        Maître de conférences à l’Université de Caen.


Le dénouement de Médée dans l'opéra de Marc-Antoine Charpentier :

Scène septième Jason. 

JASON (seul) 
Elle est morte, et je vis ! courons à la vengeance,
 pour être en liberté de renoncer au jour:
 la perte de Médée est due à mon amour.
 Quel supplice assez grand peut expier l'offense ?
 Mais par quel effet de son art...

Scène huitième Médée, Jason. 

MÉDÉE (en l'air sur un dragon) 
C'est peu, pour contenter la douleur qui te presse,
 d'avoir à venger la princesse; 
venge encor tes enfants; ce funeste poignard
 les a ravis à ta tendresse. 

JASON Ah barbare ! 

MÉDÉE
 Infidèle ! après ta trahison,
 ai-­je dû voir mes fils dans les fils de Jason ? 

JASON 
Ne crois pas échapper au transport qui m'anime,
 pour te punir j'irai jusqu'aux enfers. 

MÉDÉE 
Ton désespoir choisit mal sa victime.
 Que pourra-t-il, puisque les airs
 sont pour moi des chemins ouverts ? 

JASON 
Ah, le ciel qui toujours protégea l'innocence... 

MÉDÉE
 Adieu Jason, j'ai rempli ma vengeance. 
Voyant Corinthe en feu, ses palais embrasés, 
pleure à jamais les maux que ta flamme a causés

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