Corneille, Médée (1635)
« Et dans ce grand malheur que vous reste-t-il ? — Moi, moi, dis-je, et c’est assez »
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Pierre
Corneille, Médée (1635),
Acte
V scène 5
MÉDÉE,
en haut sur un balcon
Lâche,
ton désespoir encore en délibère ?
Lève
les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui
t'a déjà vengé de ces petits ingrats ;
Ce
poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et
noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux
père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent
la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t-en
Jason, va posséder Créuse :
Tu
n'auras plus ici personne qui t'accuse ;
Ces
gages de nos feux ne feront plus pour moi
De
reproches secrets à ton manque de foi.
JASON
Horreur
de la nature, exécrable tigresse !
MÉDÉE
Va,
bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :
À
cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler
encore à moi, c'est trahir tes amours.
Va
lui, va lui conter tes rares aventures,
Et
contre mes effets ne combats point d'injures.
JASON
Quoi !
Tu m'oses braver, et ta brutalité
Penser
encore échapper à mon bras irrité ?
Tu
redoubles ta peine avec cette insolence.
MÉDÉE
Et
que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon
art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent
de mon secours ce qu'ils ont de lauriers.
JASON
Ah !
C'est trop en souffrir ; il faut qu'un prompt supplice
De
tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus,
sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que
des bourreaux soudain m'en fassent la raison :
Ta
tête répondra de tant de barbaries.
MÉDÉE,
en l'air dans un char tiré par deux dragons
Que
sert de t'emporter à ces vaines furies ?
Épargne
cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois
les chemins de l 'air qui me sont tous ouverts ;
C'est
par là que je fuis, et que je t'abandonne
Pour
courir à l'exil que ton change m'ordonne.
Suis-moi
Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des
postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin,
je n'ai pas mal employé la journée
Que
la bonté du roi, de grâce, m'a donnée.
Mes
désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je
ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec
cette douceur j'en accepte le blâme.
Adieu,
parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi
de sa fuite, et songe une autre fois,
Lequel
est plus à craindre ou d'elle ou de deux rois.
Acte
V scène 6
JASON
Ô
dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
La
dérobe à sa peine, aussi bien qu'à ma vue ;
Et
son impunité triomphe arrogamment
Des
projets avortés de mon ressentiment.
Créuse,
enfants, Médée, amour, haine, vengeance,
Où
dois-je, désormais, chercher quelque allégeance ?
Où
suivre l'inhumaine, et dessous quels climats
Porter
les châtiments de tant d'assassinats ?
Va,
furie exécrable, en quelque coin de terre
Que
t'emporte ton char, j'y porterai la guerre.
J'apprendrai
ton séjour de tes sanglants effets,
Et
te suivrai partout au bruit de mes forfaits.
Mais
que me servira cette vaine poursuite,
Si
l'air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si
toujours tes dragons sont prêts à t'enlever,
Si
toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
Malheureux,
ne perds point contre une telle audace
De
ta juste fureur l'impuissante menace ;
Ne
cours point à ta honte, et fuis l'occasion
D'accroître
ta victoire, et ta confusion.
Misérable !
Perfide ! Ainsi donc ta faiblesse
Épargne
la sorcière, et trahit ta princesse !
Est-ce
là le pouvoir qu'ont sur toi ses désirs,
Et
ton obéissance à ses derniers soupirs ?
Venge-toi
pauvre amant, Créuse le commande ;
Ne
lui refuse point un sang qu'elle demande ;
Écoute
les accents de sa mourante voix,
Et
vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
A
qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible,
Eusses-tu
pour retraite un roc inaccessible,
Tigresse,
tu mourras ; et malgré ton savoir,
Mon
amour te verra soumise à son pouvoir ;
Mes
yeux se repaîtront des horreurs de ta peine :
Ainsi
le veut Créuse, ainsi le veut ma haine.
Mais
quoi ? Je vous écoute impuissantes chaleurs,
Allez,
n'ajoutez plus de comble à mes malheurs.
Entreprendre
une mort que le ciel s'est gardée,
C'est
préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne
avec plus d'effet sur toi-même ton bras,
Et
punis-toi, Jason, de ne la punir pas,
Vains
espoirs où sans fruit mon désespoir s'amuse,
Cessez
de m'empêcher de rejoindre Créuse,
Ma
Reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,
M'a
laissé la vengeance et je la laisse aux Dieux,
Eux
seuls, dont le pouvoir égale la justice
Peuvent
de la sorcière achever le supplice,
Trouve-le
bon, chère ombre, et pardonne à mes feux
Si je te vais revoir plus tôt que tu ne veux.
Il
se tue
FIN
Pierre
Corneille, Médée (1635),
Acte
V scène 5
MÉDÉE,
en haut sur un balcon
Lâche,
ton désespoir encore en délibère ?
Lève
les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui
t'a déjà vengé de ces petits ingrats ;
Ce
poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et
noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux
père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent
la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t-en
Jason, va posséder Créuse :
Tu
n'auras plus ici personne qui t'accuse ;
Ces
gages de nos feux ne feront plus pour moi
De
reproches secrets à ton manque de foi.
JASON
Horreur
de la nature, exécrable tigresse !
MÉDÉE
Va,
bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :
À
cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler
encore à moi, c'est trahir tes amours.
Va
lui, va lui conter tes rares aventures,
Et
contre mes effets ne combats point d'injures.
JASON
Quoi !
Tu m'oses braver, et ta brutalité
Penser
encore échapper à mon bras irrité ?
Tu
redoubles ta peine avec cette insolence.
MÉDÉE
Et
que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon
art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent
de mon secours ce qu'ils ont de lauriers.
JASON
Ah !
C'est trop en souffrir ; il faut qu'un prompt supplice
De
tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus,
sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que
des bourreaux soudain m'en fassent la raison :
Ta
tête répondra de tant de barbaries.
MÉDÉE,
en l'air dans un char tiré par deux dragons
Que
sert de t'emporter à ces vaines furies ?
Épargne
cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois
les chemins de l 'air qui me sont tous ouverts ;
C'est
par là que je fuis, et que je t'abandonne
Pour
courir à l'exil que ton change m'ordonne.
Suis-moi
Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des
postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin,
je n'ai pas mal employé la journée
Que
la bonté du roi, de grâce, m'a donnée.
Mes
désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je
ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec
cette douceur j'en accepte le blâme.
Adieu,
parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi
de sa fuite, et songe une autre fois,
Lequel
est plus à craindre ou d'elle ou de deux rois.
Acte
V scène 6
JASON
Ô
dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
La
dérobe à sa peine, aussi bien qu'à ma vue ;
Et
son impunité triomphe arrogamment
Des
projets avortés de mon ressentiment.
Créuse,
enfants, Médée, amour, haine, vengeance,
Où
dois-je, désormais, chercher quelque allégeance ?
Où
suivre l'inhumaine, et dessous quels climats
Porter
les châtiments de tant d'assassinats ?
Va,
furie exécrable, en quelque coin de terre
Que
t'emporte ton char, j'y porterai la guerre.
J'apprendrai
ton séjour de tes sanglants effets,
Et
te suivrai partout au bruit de mes forfaits.
Mais
que me servira cette vaine poursuite,
Si
l'air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si
toujours tes dragons sont prêts à t'enlever,
Si
toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
Malheureux,
ne perds point contre une telle audace
De
ta juste fureur l'impuissante menace ;
Ne
cours point à ta honte, et fuis l'occasion
D'accroître
ta victoire, et ta confusion.
Misérable !
Perfide ! Ainsi donc ta faiblesse
Épargne
la sorcière, et trahit ta princesse !
Est-ce
là le pouvoir qu'ont sur toi ses désirs,
Et
ton obéissance à ses derniers soupirs ?
Venge-toi
pauvre amant, Créuse le commande ;
Ne
lui refuse point un sang qu'elle demande ;
Écoute
les accents de sa mourante voix,
Et
vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
A
qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible,
Eusses-tu
pour retraite un roc inaccessible,
Tigresse,
tu mourras ; et malgré ton savoir,
Mon
amour te verra soumise à son pouvoir ;
Mes
yeux se repaîtront des horreurs de ta peine :
Ainsi
le veut Créuse, ainsi le veut ma haine.
Mais
quoi ? Je vous écoute impuissantes chaleurs,
Allez,
n'ajoutez plus de comble à mes malheurs.
Entreprendre
une mort que le ciel s'est gardée,
C'est
préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne
avec plus d'effet sur toi-même ton bras,
Et
punis-toi, Jason, de ne la punir pas,
Vains
espoirs où sans fruit mon désespoir s'amuse,
Cessez
de m'empêcher de rejoindre Créuse,
Ma
Reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,
M'a
laissé la vengeance et je la laisse aux Dieux,
Eux
seuls, dont le pouvoir égale la justice
Peuvent
de la sorcière achever le supplice,
Trouve-le
bon, chère ombre, et pardonne à mes feux
Si je te vais revoir plus tôt que tu ne veux.
Il
se tue
FIN
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__Introduction
Médée est la première tragédie de Corneille, dramaturge de l'époque classique, jouée pour la première fois en 1635. Elle retrace la fin tragique de l'histoire d'amour entre Médée et Jason. Médée, répudiée par Jason au profit de Créuse, ivre de jalousie et de colère, empoisonne cette dernière et tue ses propres enfants. L'extrait étudié est est la scène 5 et la scène 6 de l'Acte V. Médée apparaît au balcon, éprise de vengeance, et annonce à Jason que ses enfants sont morts et qu'elle prend la fuite. Jason, dans un long monologue qui clôt la pièce, partagé entre son désir de vengeance et fait l'aveu de sa propre impuissance, décide de rejoindre Créuse dans la mort. Nous allons nous demander comment ce dénouement tragique permet à Corneille de faire de Médée l'incarnation de la vengeance. Pour cela, nous verrons dans un premier temps que ce dénouement est celui d'une tragédie, nous étudierons ensuite la violence de l'affrontement entre les deux amants avant de réfléchir à la mise en scène de ces deux scènes.
II Violence de l'affrontement
III Mise en scène de ces deux scènes
a) La fuite de Médée : l’acte V scène 6 fait quitter la scène à Médée sur un char ailé tiré par des dragons.
b) Le suicide de Jason sur scène
__________________________________________________________________________________
Monsieur,
Je vous donne Médée,
toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa
justification. (…) Ici vous trouverez le crime en son char de
triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne
soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie
ont cela de commun, entre beaucoup d’autres choses, que l’une
fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de
belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la
portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il
ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si
les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de
la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle
indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous
proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut
faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition, qu’elle
n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle
s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin
d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à
imiter : elles paraissent assez à découvert pour n’en faire
envie à personne. (…)
Corneille.
EXAMEN
Cette tragédie a été
traitée en grec par Euripide, et en latin par Sénèque ; et
c’est sur leur exemple que je me suis autorisé à en mettre le
lieu dans une place publique, quelque peu de vraisemblance qu’il y
ait à y faire parler des rois, et à y voir Médée prendre les
desseins de sa vengeance. Elle en fait confidence, chez Euripide, à
tout le chœur, composé de Corinthiennes sujettes de Créon, et qui
devaient être du moins au nombre de quinze, à qui elle dit
hautement qu’elle fera périr leur roi, leur princesse et son mari,
sans qu’aucune d’elles ait la moindre pensée d’en donner avis
à ce prince.
Pour Sénèque, il y a
quelque apparence qu’il ne lui fait pas prendre ces résolutions
violentes en présence du chœur, qui n’est pas toujours sur le
théâtre, et n’y parle jamais aux autres acteurs ; mais je ne
puis comprendre comme, dans son quatrième acte, il lui fait achever
ses enchantements en place publique ; et j’ai mieux aimé
rompre l’unité exacte du lieu, pour faire voir Médée dans le
même cabinet où elle a fait ses charmes, que de l’imiter en ce
point.
Tous les deux m’ont
semblé donner trop peu de défiance à Créon des présents de cette
magicienne, offensée au dernier point, qu’il témoigne craindre
chez l’un et chez l’autre, et dont il a d’autant plus de lieu
de se défier, qu’elle lui demande instamment un jour de délai
pour se préparer à partir, et qu’il croit qu’elle ne le demande
que pour machiner quelque chose contre lui, et troubler les noces de
sa fille.
J’ai cru mettre la
chose dans un peu plus de justesse, par quelques précautions que j’y
ai apportées : la première, en ce que Créüse souhaite avec
passion cette robe que Médée empoisonne, et qu’elle oblige Jason
à la tirer d’elle par adresse ; ainsi, bien que les présents
des ennemis doivent être suspects, celui-ci ne le doit pas être,
parce que ce n’est pas tant un don qu’elle fait qu’un payement
qu’on lui arrache de la grâce que ses enfants reçoivent ; la
seconde, en ce que ce n’est pas Médée qui demande ce jour de
délai qu’elle emploie à sa vengeance, mais Créon qui le lui
donne de son mouvement, comme pour diminuer quelque chose de
l’injuste violence qu’il lui fait, dont il semble avoir honte en
lui-même ; et la troisième enfin, en ce qu’après les
défiances que Pollux lui en fait prendre presque par force, il en
fait faire l’épreuve sur une autre, avant que de permettre à sa
fille de s’en parer.
CORNEILLE
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