lundi 11 décembre 2017

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Corneille, Médée (1635)

Corneille, Médée (1635)

« Et dans ce grand malheur que vous reste-t-il ? — Moi, moi, dis-je, et c’est assez »
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Pierre Corneille, Médée (1635),
Acte V scène 5

MÉDÉE, en haut sur un balcon
Lâche, ton désespoir encore en délibère ?
Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui t'a déjà vengé de ces petits ingrats ;
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent la place vide à ton hymen nouveau.
Réjouis-t-en Jason, va posséder Créuse :
Tu n'auras plus ici personne qui t'accuse ;
Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
De reproches secrets à ton manque de foi.

JASON
Horreur de la nature, exécrable tigresse !

MÉDÉE
Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :
À cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler encore à moi, c'est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures,
Et contre mes effets ne combats point d'injures.

JASON
Quoi ! Tu m'oses braver, et ta brutalité
Penser encore échapper à mon bras irrité ?
Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

MÉDÉE
Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent de mon secours ce qu'ils ont de lauriers.

JASON
Ah ! C'est trop en souffrir ; il faut qu'un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que des bourreaux soudain m'en fassent la raison :
Ta tête répondra de tant de barbaries.

MÉDÉE, en l'air dans un char tiré par deux dragons
Que sert de t'emporter à ces vaines furies ?
Épargne cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois les chemins de l 'air qui me sont tous ouverts ;
C'est par là que je fuis, et que je t'abandonne
Pour courir à l'exil que ton change m'ordonne.
Suis-moi Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin, je n'ai pas mal employé la journée
Que la bonté du roi, de grâce, m'a donnée.
Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;
Avec cette douceur j'en accepte le blâme.
Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois,
Lequel est plus à craindre ou d'elle ou de deux rois.

Acte V scène 6
JASON
Ô dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
La dérobe à sa peine, aussi bien qu'à ma vue ;
Et son impunité triomphe arrogamment
Des projets avortés de mon ressentiment.
Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance,
Où dois-je, désormais, chercher quelque allégeance ?
Où suivre l'inhumaine, et dessous quels climats
Porter les châtiments de tant d'assassinats ?
Va, furie exécrable, en quelque coin de terre
Que t'emporte ton char, j'y porterai la guerre.
J'apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
Et te suivrai partout au bruit de mes forfaits.
Mais que me servira cette vaine poursuite,
Si l'air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si toujours tes dragons sont prêts à t'enlever,
Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
Malheureux, ne perds point contre une telle audace
De ta juste fureur l'impuissante menace ;
Ne cours point à ta honte, et fuis l'occasion
D'accroître ta victoire, et ta confusion.
Misérable ! Perfide ! Ainsi donc ta faiblesse
Épargne la sorcière, et trahit ta princesse !
Est-ce là le pouvoir qu'ont sur toi ses désirs,
Et ton obéissance à ses derniers soupirs ?
Venge-toi pauvre amant, Créuse le commande ;
Ne lui refuse point un sang qu'elle demande ;
Écoute les accents de sa mourante voix,
Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
A qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible,
Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,
Tigresse, tu mourras ; et malgré ton savoir,
Mon amour te verra soumise à son pouvoir ;
Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine :
Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine.
Mais quoi ? Je vous écoute impuissantes chaleurs,
Allez, n'ajoutez plus de comble à mes malheurs.
Entreprendre une mort que le ciel s'est gardée,
C'est préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne avec plus d'effet sur toi-même ton bras,
Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas,
Vains espoirs où sans fruit mon désespoir s'amuse,
Cessez de m'empêcher de rejoindre Créuse,
Ma Reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,
M'a laissé la vengeance et je la laisse aux Dieux,
Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice
Peuvent de la sorcière achever le supplice,
Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux
Si je te vais revoir plus tôt que tu ne veux.

Il se tue





FIN


----------------------------------------------------------------------------------------------------------- __Introduction 

Médée est la première tragédie de Corneille, dramaturge de l'époque classique, jouée pour la première fois en 1635. Elle retrace la fin tragique de l'histoire d'amour entre Médée et Jason. Médée, répudiée par Jason au profit de Créuse, ivre de jalousie et de colère, empoisonne cette dernière et tue ses propres enfants. L'extrait étudié est est la scène 5 et la scène 6 de l'Acte V. Médée apparaît au balcon, éprise de vengeance, et annonce à Jason que ses enfants sont morts et qu'elle prend la fuite. Jason, dans un long monologue qui clôt la pièce,  partagé entre son désir de vengeance et fait l'aveu de sa propre impuissance, décide de rejoindre Créuse dans la mort. Nous allons nous demander comment ce dénouement tragique permet à Corneille de faire de Médée l'incarnation de la vengeance. Pour cela, nous verrons dans un premier temps que ce dénouement est celui d'une tragédie, nous étudierons ensuite la violence de l'affrontement entre les deux amants avant de réfléchir à la mise en scène de ces deux scènes.

I Dénouement de tragédie
II Violence de l'affrontement
III Mise en scène de ces deux scènes
    a) La fuite de Médée :  l’acte V scène 6 fait quitter la scène à Médée sur un char ailé tiré par des dragons.
   b) Le suicide de Jason sur scène

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Monsieur,
Je vous donne Médée, toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. (…) Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela de commun, entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition, qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter : elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne. (…)

Corneille.

EXAMEN

Cette tragédie a été traitée en grec par Euripide, et en latin par Sénèque ; et c’est sur leur exemple que je me suis autorisé à en mettre le lieu dans une place publique, quelque peu de vraisemblance qu’il y ait à y faire parler des rois, et à y voir Médée prendre les desseins de sa vengeance. Elle en fait confidence, chez Euripide, à tout le chœur, composé de Corinthiennes sujettes de Créon, et qui devaient être du moins au nombre de quinze, à qui elle dit hautement qu’elle fera périr leur roi, leur princesse et son mari, sans qu’aucune d’elles ait la moindre pensée d’en donner avis à ce prince.
Pour Sénèque, il y a quelque apparence qu’il ne lui fait pas prendre ces résolutions violentes en présence du chœur, qui n’est pas toujours sur le théâtre, et n’y parle jamais aux autres acteurs ; mais je ne puis comprendre comme, dans son quatrième acte, il lui fait achever ses enchantements en place publique ; et j’ai mieux aimé rompre l’unité exacte du lieu, pour faire voir Médée dans le même cabinet où elle a fait ses charmes, que de l’imiter en ce point.
Tous les deux m’ont semblé donner trop peu de défiance à Créon des présents de cette magicienne, offensée au dernier point, qu’il témoigne craindre chez l’un et chez l’autre, et dont il a d’autant plus de lieu de se défier, qu’elle lui demande instamment un jour de délai pour se préparer à partir, et qu’il croit qu’elle ne le demande que pour machiner quelque chose contre lui, et troubler les noces de sa fille.
J’ai cru mettre la chose dans un peu plus de justesse, par quelques précautions que j’y ai apportées : la première, en ce que Créüse souhaite avec passion cette robe que Médée empoisonne, et qu’elle oblige Jason à la tirer d’elle par adresse ; ainsi, bien que les présents des ennemis doivent être suspects, celui-ci ne le doit pas être, parce que ce n’est pas tant un don qu’elle fait qu’un payement qu’on lui arrache de la grâce que ses enfants reçoivent ; la seconde, en ce que ce n’est pas Médée qui demande ce jour de délai qu’elle emploie à sa vengeance, mais Créon qui le lui donne de son mouvement, comme pour diminuer quelque chose de l’injuste violence qu’il lui fait, dont il semble avoir honte en lui-même ; et la troisième enfin, en ce qu’après les défiances que Pollux lui en fait prendre presque par force, il en fait faire l’épreuve sur une autre, avant que de permettre à sa fille de s’en parer.

CORNEILLE

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