vendredi 23 février 2018
jeudi 22 février 2018
Séquence 5 bis L : Les réécritures / LES FINS DE DON JUAN / 1re L / Edmond Rostand, La Dernière nuit de Don Juan (1922)
Edmond Rostand, La Dernière nuit de Don Juan (1922)
Edmond
Rostand, La
Dernière nuit de Don Juan,
écrite
en 1911 et créée en mars 1922
DON JUAN Pas
d'excuse ! Je meurs, du moins, les poings fermés.
Sans t'avoir supplié !... L'Enfer ! J'en suis avide !
LE DIABLE au
Pauvre. Traîne-moi jusqu'ici ce beau costume vide
Où chacun glissera
son rêve...
DON JUAN
Hein ?
LE DIABLE
Tu vas voir
Quel drôle de petit enfer tu vas avoir !
DON JUAN L'enfer des
monstres... de Néron... d'Héliogabale?
LE DIABLE
Non ! un petit enfer de toile qu'on trimbale.
DON JUAN Le guignol
?... Je veux être un damné !
LE DIABLE
Tu seras
Une marionnette, et tu ressasseras
L'adultère éternel dans un carré bleuâtre.
DON JUAN
Grâce ! l'éternel feu !
LE DIABLE
Non! l'éternel théâtre!
DON JUAN Je ne veux
pas...
LE DIABLE, au
Pauvre.
Viens sur le sac me l'étrangler!
DON JUAN, [se
débattant entre les mains du Pauvre.] ... Aller dans le
guignol... Je ne veux pas aller...
LE DIABLE à Don Juan.
Viens aux doigts des montreurs abdiquer ta personne !
DON JUAN Dans
le guignol !
LE DIABLE
Nous commençons ! La cloche sonne !
Asseyez-vous toutes les femmes, sur le sol !
DON JUAN
Je ne veux pas aller dans le guignol !
LE DIABLE, au
Pauvre. Traîne-le jusqu'ici !
DON JUAN
Non, pas cette guérite !
Le grand cercle de feu que mon orgueil mérite !
LE PAUVRE Allons !
DON JUAN
Je veux souffrir ! Je n'ai jamais souffert !
J'ai gagné mon enfer ! J'ai droit à mon enfer !
LE DIABLE L'enfer
est où je veux, c'est moi qui le situe :
Certains hommes fameux le font dans leur statue ;
Tu
le feras dans ton pantin !
DON JUAN
En te bravant.
Du moins ! Le
marbre est mort, le pantin est vivant !
Il faudra
là-dedans, quand même…
LE DIABLE
Que tu brilles ?
DON JUAN Oui, je les
ferai rire encor...
LE DIABLE
Qui donc ?
DON JUAN
Les filles !
Je les amuserai sous les yeux des
parents !
L'OMBRE BLANCHE Toi
qui pouvais remplir les destins les plus grands !
DON JUAN
Je chanterai, frappant d'un bâton des poupées...
L'OMBRE BLANCHE Toi
qui pouvais tenir les plus grandes épées !
DON JUAN Je
chanterai : « C'est moi... »
L'OMBRE BLANCHE
Ah ! Ma larme s'éteint !
DON JUAN «
C'est moi le fameux Burl... »
LE PAUVRE [le
poussant dans le guignol.] Assez !
LE DIABLE
Sois donc pantin.
Homme qui veux te recréer à mon
image !
DON JUAN
[apparaissant dans le guignol, en marionnette.]
Le fameux Burlador !... Burlador... »
L'OMBRE BLANCHE,
[avec un désespoir infini.] Quel dommage!
Séquence 5 bis L : Les réécritures / LES FINS DE DON JUAN / 1re L / Molière, Don Juan
Molière, Don Juan
SCÈNE
V
DOM
JUAN, UN SPECTRE, en femme voilée, SGANARELLE.
LE
SPECTRE, en femme voilée. — Dom Juan n'a plus qu'un moment
à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel, et s'il ne se repent
ici, sa perte est résolue.
SGANARELLE.—
Entendez-vous, Monsieur?
DOM
JUAN.— Qui ose tenir ces paroles? Je crois connaître cette voix.
SGANARELLE.—
Ah, Monsieur, c'est un spectre, je le reconnais au marcher.
DOM
JUAN.— Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est.
Le
Spectre change de figure, et représente le Temps avec
sa faux à la main.
SGANARELLE.—
Ô Ciel! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure?
DOM
JUAN.— Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et
je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.
Le
Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.
SGANARELLE.—
Ah, Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans
le repentir.
DOM
JUAN.— Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois
capable de me repentir, allons, suis-moi.
SCÈNE
VI
LA
STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.
LA
STATUE.— Arrêtez, Dom Juan, vous m'avez hier donné parole de
venir manger avec moi. DOM JUAN.— Oui, où faut-il aller?
LA
STATUE.— Donnez-moi la main.
DOM
JUAN.— La voilà.
LA
STATUE.— Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort
funeste, et les grâces du Ciel que l'on renvoie, ouvrent un chemin à
sa foudre.
DOM
JUAN.— Ô Ciel, que sens-je? Un feu invisible me brûle, je n'en
puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent, ah!
Le
tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom
Juan, la terre s'ouvre et l'abîme, et il sort de grands feux de
l'endroit où il est tombé.
SGANARELLE.—
Ah mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun
satisfait, Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles
déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés
à bout, tout le monde est content; il n'y a que moi seul de
malheureux, qui après tant d'années de service, n'ai point d'autre
récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître, punie
par le plus épouvantable châtiment du monde . Mes gages, mes gages,
mes gages.
Molière,
Don Juan, Acte V, scènes 5 et 6, dénouement
|
Séquence 5 bis L : Les réécritures / LES FINS DE DON JUAN / 1re L / Nikolaus Lenau, Don Juan (1844)
A
la fin du poème dramatique de l’écrivain romantique allemand
Lenau, apparaît Don Pet (personnage grotesque : Pet= Pedro= Pierre),
accompagné par toutes les maîtresses et des bâtards de Don Juan.
Don Pet provoque Don Juan en duel . Ce dernier décide alors, avant
de se battre, de coucher sur son testament ses 1003 maîtresses .
Nikolaus Lenau, Don Juan (1844)
DON
JUAN , à Don Pedro : je dépose entre vos mains de
chevalier mon testament, exécutez-le après ma mort. Quoique j'ai
toujours oublié d'épargner, il m'est pourtant resté des biens en
excédent. Pour chaque nom mentionné sur la liste il y a un legs
dans ce testament et chaque legs est d'un si fort montant qu'il
permet d'entretenir largement femme et enfant. Pour que ce relevé ne
provoque aucun doute, je l'ai pourvu d'un sceau et d'une signature.
Je n'ai pas négligé le vieux Catalinon, désormais il pourra
lui-même tenir valet.
Il
regarde la liste.
CATALINON,
réprimant ses larmes : Quelle farce joue encore mon
seigneur ! Il fait comme s'il allait succomber en duel et
pourtant son adversaire meurt dans tous les cas, je vois déjà clos
ses petits yeux si fiers. Qui veut battre Don Juan, le grand
bretteur, devra être quelqu'un d'autre que ce médiocre et saugrenu
adversaire de Ulloa, le fiston de Don Gonzalo de Ulloa, ce blanc-bec
au menton velouté, à l'esprit frocard, à pattes d'araignée, avec
une voix comme le chant des cigales, cette perche sèche et allongée,
si svelte à la façon d'une potence que l'un de nous, s'il était
justement hépatique et désespéré, pourrait se pendre en
s'accrochant à lui.
DON JUAN (lisant la liste, à part lui)
Souvenirs, dames autrefois aimées! desséchées jusqu’à la fleur dernière, jadis céleste musique ce qui à présent est un mot insipide. Que les choses se fanent donc vite, et les noms! Encore une fois le souvenir me fait passer de l’une à l’autre de ces gracieuses dames.Coutume pleine de sens que de sacrifier tous les ans sur l’autel des dieux les premiers-nés. Qu’elle est aimable, la première verdure des feuilles, le premier parfum, le premier chant d’une journée printanière ! qu’il est délicieux en mer près du lointain rivage, le premier coup d’œil sur la terre désirée! Les premières couronnes de la gloire sont aussi les plus brillantes, c’est le premier baiser qui donne l’ivresse la plus douce. S’il est encore dans l’au-delà un ciel, il doit lui aussi être au plus beau à sa frontière. C’est pourquoi l’on pouvait nommer ce qu’il y a de plus doux dans l’amour le premier effleurement d’une passion nouvelle. La tristesse provenant de ce que d’anciens enchantements se dissolvent rehausse l’attrait et la force du nouveau bonheur. Pourquoi faut-il que la source la plus riche tarisse! Oh! si nous pouvions mourir en chaque plaisir et renaissant avec un cœur rajeuni, nous précipiter au devant de délices toujours nouvelles!
(A Don Pedro.)
Voulez-vous prendre charge de ce document et l’exécuter ?
DON PEDRO
Sur ma parole de chevalier! par égard pour les délaissées.
DON JUAN (lui tendant le document)
C’est bien! Montrez maintenant si vous possédez l’art de l’escrime. Que vous êtes une mazette, je vais vous le prouver.(Ils se battent.)
DON JUAN (lisant la liste, à part lui)
Souvenirs, dames autrefois aimées! desséchées jusqu’à la fleur dernière, jadis céleste musique ce qui à présent est un mot insipide. Que les choses se fanent donc vite, et les noms! Encore une fois le souvenir me fait passer de l’une à l’autre de ces gracieuses dames.Coutume pleine de sens que de sacrifier tous les ans sur l’autel des dieux les premiers-nés. Qu’elle est aimable, la première verdure des feuilles, le premier parfum, le premier chant d’une journée printanière ! qu’il est délicieux en mer près du lointain rivage, le premier coup d’œil sur la terre désirée! Les premières couronnes de la gloire sont aussi les plus brillantes, c’est le premier baiser qui donne l’ivresse la plus douce. S’il est encore dans l’au-delà un ciel, il doit lui aussi être au plus beau à sa frontière. C’est pourquoi l’on pouvait nommer ce qu’il y a de plus doux dans l’amour le premier effleurement d’une passion nouvelle. La tristesse provenant de ce que d’anciens enchantements se dissolvent rehausse l’attrait et la force du nouveau bonheur. Pourquoi faut-il que la source la plus riche tarisse! Oh! si nous pouvions mourir en chaque plaisir et renaissant avec un cœur rajeuni, nous précipiter au devant de délices toujours nouvelles!
(A Don Pedro.)
Voulez-vous prendre charge de ce document et l’exécuter ?
DON PEDRO
Sur ma parole de chevalier! par égard pour les délaissées.
DON JUAN (lui tendant le document)
C’est bien! Montrez maintenant si vous possédez l’art de l’escrime. Que vous êtes une mazette, je vais vous le prouver.(Ils se battent.)
DON
JUAN
Vraiment, vous êtes ce pour quoi je vous ai pris. Trois fois déjà j’aurais facilement pu vous percé le cœur, ce cœur si plein de haine, mais si mal protégé, si je me servais plus sérieusement de mon épée. Voici touché -encore touché – et encore! Vous versez bien du sang sur mes planches. En maints endroits je vous ai mis en perce, mais je ne vous fais en jouant que des piqûres légères. Don Pedro, par ma foi, je ne me suis jamais senti plus à l’abri que devant votre attaque. Le duel avec vous, je l’appelle jeu d’enfant. Oui, votre escrime est de tout repos.
DON PEDRO
Inflige-moi la mort, non ces petites saignées. Ne me fais pas d’affront, homme exécré! Au combat le diable seul peut te vaincre. Pousse ferme, que je ne puisse plus te voir!
DON JUAN
Mon ennemi mortel est livré entre mes mains. Mais cela même m’indiffère, comme la vie tout entière.
(Il jette son épée, Don Pedro le transperce).
NIKOLAUS LENAU (1802-1850), Don Juan (1844) fin, (trad. W. Thomas).
Vraiment, vous êtes ce pour quoi je vous ai pris. Trois fois déjà j’aurais facilement pu vous percé le cœur, ce cœur si plein de haine, mais si mal protégé, si je me servais plus sérieusement de mon épée. Voici touché -encore touché – et encore! Vous versez bien du sang sur mes planches. En maints endroits je vous ai mis en perce, mais je ne vous fais en jouant que des piqûres légères. Don Pedro, par ma foi, je ne me suis jamais senti plus à l’abri que devant votre attaque. Le duel avec vous, je l’appelle jeu d’enfant. Oui, votre escrime est de tout repos.
DON PEDRO
Inflige-moi la mort, non ces petites saignées. Ne me fais pas d’affront, homme exécré! Au combat le diable seul peut te vaincre. Pousse ferme, que je ne puisse plus te voir!
DON JUAN
Mon ennemi mortel est livré entre mes mains. Mais cela même m’indiffère, comme la vie tout entière.
(Il jette son épée, Don Pedro le transperce).
NIKOLAUS LENAU (1802-1850), Don Juan (1844) fin, (trad. W. Thomas).
samedi 17 février 2018
Classicisme
Classicisme :
Définition: Le classicisme est un mouvement littéraire et artistique se développant en France puis en Europe dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Il désigne un ensemble de valeurs, de principes qui définissent un idéal et définit par des normes.
Règles du classicisme:
Il existe plusieurs règles:
-Tout d'abord il y a la règle des trois unités, c'est à dire une unité de temps, une unité de lieu et une unité d'action.Cette règle des 3 unités était censée attirer l'attention du spectateur.
-Une deuxième règle est la règle de bienséance, pour ne pas choquer les spectateurs, les meurtres, les suicides devaient se dérouler à l'extérieur de la scène, et être racontés par un personnage. De plus il ne doit y avoir ni violence, ni grossièreté, ni offense à la morale, ni mélange de classes sociales.
- Puis la règle de vraisemblance, c'est-à-dire que l'intrigue et la situation d'énonciation doivent être possibles et réalistes.
Le classicisme est donc considéré comme un idéal à cette époque, elle est basée sur l'honnête homme qui incarne donc le modèle (cultivé, humble et courtois), il respecte les usages, s'intéresse aux arts et aux sciences et surtout agit selon la raison, dit les anciens (Grec et Latins).Les modèles Grecs et Latins sont donc le fondement du classicisme, soutenu par Perrault, La Fontaine ou encore Aristote.
Le classicisme est à son apogée sous le règne de Louis XIV où l'on reconnait des caractères d'ordre et d'équilibre. Des théoriciens où plutôt des académistes ont mis en place les règles strictes du classicisme pour créer un unanimisme, une harmonie des textes et surtout de remettre un peu d'ordre après l'excès du mouvement baroque. Louis XIV voulait montrer la beauté du peuple français, laisser sa trace dans l'histoire et surtout prouver sa gloire
vendredi 16 février 2018
Séquence 3, Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours. Albert Camus, L'Etranger (1942), textes complémentaires : Molloy et Baudelaire
https://drive.google.com/file/d/1-eRjevsBq2pLCJIS5aSAdWwTJ-g-O2kO/view?usp=sharing
L'étranger
"Qui
aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère,
ta sœur ou ton frère ?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris (1862)
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis ?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie ?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté ?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or ?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu.
- Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"
Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris (1862)
Beckett,
Molloy (1951)n
samedi 10 février 2018
Epicurisme
Pour les épicuriens, le plaisir est l’absence de douleur physique (aponie de poneo qui signifie souffrir) et l’absence de trouble psychologique (ataraxie du verbe tarasso, troubler, agiter).
La cessation de la douleur est en elle-même un plaisir. Epicure parle de plaisir statique, ce qui correspond à un équilibre de l’individu en toutes ses parties (ex: ne plus avoir soif après avoir bu). Le sage vise donc un état de sérénité intérieure et corporelle dans la satisfaction de ses besoins nécessaires et naturels. Il s’agit donc de se contenter des plaisirs simples que la nature peut nous apporter. Epicure distingue en outre les plaisirs naturels et nécessaires que l’on doit satisfaire (manger, boire, dormir + plaisirs de l’esprit) des plaisirs naturels et non nécessaires (ex boire du vin à la place de l’eau) ou encore des plaisirs non naturels et non nécessaires (ex: richesse, gloire) qui maintiennent finalement l’homme dans l’agitation et l’insatisfaction parce qu’ils ne connaissent pas de limites.
"Carpe diem quam minimum credula postero" "Cueille le jour en croyant le moins possible à l'avenir."
mardi 6 février 2018
Séquence 3, Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours. Albert Camus, L'Etranger (1942), textes complémentaires : En attendant Godot
Beckett, En attendant Godot
Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.
ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) Alors, te revoilà, toi.
ESTRAGON : Tu crois ?
VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
ESTRAGON : Moi aussi.
VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure.
Silence.
VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON : Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! Où ça ?
ESTRAGON (sans geste) : Par là.
VLADIMIR : Et on ne t'a pas battu ?
ESTRAGON : Si... Pas trop.
VLADIMIR : Toujours les mêmes ?
ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas.
Silence.
VLADIMIR : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.
ESTRAGON (piqué au vif) : Et après ?
VLADIMIR (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
ESTRAGON : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?
ESTRAGON : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?
VLADIMIR : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter.
ESTRAGON (faiblement) : Aide-moi !
VLADIMIR : Tu as mal ?
ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j'ai mal !
VLADIMIR (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.
ESTRAGON : Tu as eu mal ?
VLADIMIR : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.
ESTRAGON : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON : Tu ne veux pas m'aider ?
VLADIMIR : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagé et en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TE. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ca alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) Alors ?
ESTRAGON : Rien
VLADIMIR : Fais voir.
ESTRAGON : Il n'y a rien à voir.
En attendant Godot - Samuel Beckett - Scène d'exposition (extrait)
https://drive.google.com/file/d/1yhh_Vb350oQPKQi75bB1QbjJ1cmzqWpn/view?usp=sharing
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d'enlever sa chaussure. Il s'y acharne des deux mains, en ahanant. Il s'arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
Entre Vladimir.
ESTRAGON (renonçant à nouveau) : Rien à faire.
VLADIMIR (s'approchant à petits pas raides, les jambes écartées) : Je commence à le croire. (Il s'immobilise.) J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n'as pas encore tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. A Estragon.) Alors, te revoilà, toi.
ESTRAGON : Tu crois ?
VLADIMIR : Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.
ESTRAGON : Moi aussi.
VLADIMIR : Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t'embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation) : Tout à l'heure, tout à l'heure.
Silence.
VLADIMIR (froissé, froidement) : Peut-on savoir où monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON : Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté) : Un fossé ! Où ça ?
ESTRAGON (sans geste) : Par là.
VLADIMIR : Et on ne t'a pas battu ?
ESTRAGON : Si... Pas trop.
VLADIMIR : Toujours les mêmes ?
ESTRAGON : Les mêmes ? Je ne sais pas.
Silence.
VLADIMIR : Quand j'y pense... depuis le temps... je me demande... ce que tu serais devenu... sans moi... (Avec décision) Tu ne serais plus qu'un petit tas d'ossements à l'heure qu'il est, pas d'erreur.
ESTRAGON (piqué au vif) : Et après ?
VLADIMIR (accablé) : C'est trop pour un seul homme. (Un temps. Avec vivacité.) D'un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900.
ESTRAGON : Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR : La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s'acharne sur sa chaussure.) Qu'est-ce que tu fais ?
ESTRAGON : Je me déchausse. Ça ne t'est jamais arrivé, à toi ?
VLADIMIR : Depuis le temps que je te dis qu'il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m'écouter.
ESTRAGON (faiblement) : Aide-moi !
VLADIMIR : Tu as mal ?
ESTRAGON : Mal ! Il me demande si j'ai mal !
VLADIMIR (avec emportement) : Il n'y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m'en dirais des nouvelles.
ESTRAGON : Tu as eu mal ?
VLADIMIR : Mal ! Il me demande si j'ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l'index) : Ce n'est pas une raison pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant) : C'est vrai. (Il se boutonne.) Pas de laisser-aller dans les petites choses.
ESTRAGON : Qu'est-ce que tu veux que je te dise, tu attends toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement) : Le dernier moment... (Il médite) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON : Tu ne veux pas m'aider ?
VLADIMIR : Des fois je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ? Soulagé et en même temps... (il cherche) ...épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TE. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde dedans.) Ca alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin... (Estragon, au prix d'un suprême effort, parvient à enlever sa chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la secoue, cherche par terre s'il n'en est pas tombé quelque chose, ne trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux vagues.) Alors ?
ESTRAGON : Rien
VLADIMIR : Fais voir.
ESTRAGON : Il n'y a rien à voir.
En attendant Godot - Samuel Beckett - Scène d'exposition (extrait)
https://drive.google.com/file/d/1yhh_Vb350oQPKQi75bB1QbjJ1cmzqWpn/view?usp=sharing
lundi 5 février 2018
Séquence : la place et la fonction du poète dans la société. Charles Baudelaire, "L'Albatros"
1 Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
5 A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
10 Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
15 Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Charles Baudelaire, "L'Albatros", Les Fleurs du Mal (1857)
________________________________________________________
Questions possibles au bac :
Comment justifiez-vous le rapprochement entre le poète et l'albatros ?
Quels sentiments sont exprimés à l'égard de l'albatros et pourquoi ?
De quelles façons Baudelaire met-il en valeur le génie du poète ?
dimanche 4 février 2018
Symbolisme
Le symbolisme
Que veut dire Symbolisme ?
Si l’on tient au sens étroit et étymologique presque rien ; si l’on passe outre, cela peut vouloir dire : individualisme en littérature, liberté de l’art, abandon des formules enseignées, tendance vers
ce qui est nouveau, étrange et même bizarre ; cela peut vouloir dire aussi idéalisme, dédain de l’anecdote sociale, antinaturalisme.
Remy de Gourmont, Le Livre des masques, Mercure de France, 1896.
Revenons pour commencer à l’étymologie du mot « symbolisme ». Le symbolon grec est un objet coupé en deux parties qui visent à être réunies, comme un médaillon coupé en deux de manière irrégulière : deux personnes qui ne se connaissent pas et auxquelles on donne une partie se réunissent ainsi grâce à l’objet, marque de reconnaissance. De là naît l’idée d’analogie tout d’abord, puisque derrière le symbole concret se trouve une reconnaissance abstraite, et l’idée d’un lien crypté, qui nécessite une connaissance particulière. L’un des sens premiers du symbolisme est en effet la
conception d’un monde crypté, d’une poésie également codée, que le lecteur doit déchiffrer pour la comprendre et accéder à une révélation supérieure.
Comme presque tous les mouvements littéraires et culturels, le symbolisme se construit en opposition aux mouvements qui le précèdent, le naturalisme et le Parnasse. On a vu dans les séances précédentes
combien la défaite de 1870 et, surtout, l’épisode sanglant de la Commune parisienne ont marqué Arthur Rimbaud. Ces événements bouleversent toute la jeunesse parisienne lettrée et le monde
artistique plus largement encore. Les poètes se reconnaissent dans leur contestation radicale du pouvoir et de la littérature de l’époque, et de nombreux mouvements provocateurs aux noms explicites se constituent, tels les Fumistes, les Jemenfoutistes, les Hydropathes ou encore les Zutistes de Charles Cros, auquel Verlaine se rallie et qu’Arthur Rimbaud rejoint lors de sa fugue parisienne. Les artistes se réunissent le plus souvent au Chat-Noir, à Montmartre, et, dans des soirées embrumées par l’alcool et la cigarette, improvisent des joutes poétiques, échangent leurs textes, écrivent à plusieurs mains. On retrouve cette effervescence dans L’Album zutique de Verlaine et Rimbaud, au ton volontiers outrancier et humoristique.
Un mouvement aux contours peu définis Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue
aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets.
Stéphane Mallarmé, Avant-dire au Traité du Verbe, 1886.
C’est Jean Moréas qui, en 1866, définit le symbolisme dans un manifeste littéraire adressé au Figaro, mais le texte théorique le plus célèbre du mouvement reste L’Avant-dire de Stéphane Mallarmé, qui
précède le Traité du verbe de René Ghil (1886). En classe, on établit les caractéristiques du symbolisme, en reprenant cette citation de Mallarmé et la défi nition de Remy de Gourmont.
« Liberté de l’art » La recherche formelle des symbolistes les conduit à refuser les règles strictes de la versifi cation codifi ée. Verlaine, dans son « Art poétique », écrit « De la musique avant toute chose », et cette musicalité nouvelle de la poésie passe par l’abandon progressif du vers classique au profit du vers libre puis du poème en prose, qui seront largement utilisés par Rimbaud dans les recueils postérieurs aux Cahiers de Douai.
« L’absente de tous bouquets »
Il faut « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », selon Mallarmé. Les poètes symbolistes s’intéressent d’une manière nouvelle aux mots : leur signifi cation devient moins importante que
leur force évocatrice, liée, par exemple, aux sentiments provoqués par leur sonorité. On relève dans la citation de Mallarmé l’adverbe « musicalement » : l’idée doit être musique.
« Dédain de l’anecdote sociale »
Les poètes symbolistes, contestant les valeurs matérielles de la bourgeoisie, refusent la trivialité du monde réel. Les sujets sont d’ordre mystique, reprennent les légendes médiévales, voire s’éloignent vers des questions d’ordre métaphysique. Le refus de la platitude de la société trouve son expression la plus emblématique dans l’oeuvre de Huysmans À rebours, et Des Esseintes est l’incarnation
de ce dandy fin de siècle qui se réfugie dans un esthétisme total.
« Tendance vers ce qui est nouveau, étrange et même bizarre »
Les exigences poétiques, formelles et sémantiques aboutissent à ce « bizarre », caractéristique du symbolisme. Les oeuvres poétiques, parce qu’elles donnent à lire un monde crypté et mystérieux,
sont parfois indéchiff rables. On pense alors au « Sonnet en yx » de Mallarmé, qui écrit à son sujet : « Le sens, s’il y en a un (mais je me consolerais du contraire). » Un lien se fait avec les termes de la lettre dite du « Voyant » de Rimbaud : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »
Vers le déclin
Le symbolisme connaît son apogée entre 1880 et 1890, et le mouvement s’étend alors à d’autres arts que la poésie, jusque-là moyen d’expression privilégié. Les nouvelles fantastiques de Villiers de L’Isle-Adam, d’Edgar Allan Poe et de Barbey d’Aurevilly prolongent
ce mouvement poétique en retrouvant les caractéristiques littéraires d’un de ses prédécesseurs, Gérard de Nerval. L’onirisme, le médiéval, le gothique se mêlent dans une écriture poétique du secret. La musique et la peinture sont également influencées par cet esthétisme, comme on l’a étudié dans les séances précédentes avec La Naissance de Vénus d’Odilon Redon, ou encore La Danse macabre
de Camille Saint-Saëns. Mais le tournant du siècle voit apparaître d’autres préoccupations sociales et politiques : le spectre de la Première Guerre mondiale, les grandes affaires judiciaires et la découverte
de sciences nouvelles comme la psychanalyse. Les thèmes principaux trouveront cependant un écho dans les écoles littéraires du XXe siècle, tels le mouvement Dada et, surtout, le surréalisme.
HORS-SÉRIE NRP LYCÉE ARTHUR RIMBAUD, LES CAHIERS DE DOUAI MARS 2017
jeudi 1 février 2018
Séquence : incipit romanesque : L'Education sentimentale
Texte 3 : Gustave Flaubert, L'Éducation Sentimentale (1869), incipit.
Le
15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau,
prêt de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai
Saint-Bernard.
Des
gens arrivaient hors d'haleine ; des barriques, des câbles, des
corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne
répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre
les deux tambours, et le tapage s'absorbait dans le bruissement de la
vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout
d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait
sans discontinuer.
Enfin
le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de
chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on
déroule.
Un
jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album
sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers le
brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne
savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil,
l'île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris
disparaissant, il poussa un grand soupir.
M.
Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à
Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant
d'aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable,
l'avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour
lui, l'héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se
dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant
sa province par la route la plus longue.
Le
tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns,
debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait
avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des
gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait
sous une petite vibration intérieure, et les deux roues, tournant
rapidement, battaient l'eau.
La
rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des
trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues,
ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis
les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui
suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa, et il en
surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des
arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à
l'italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des
murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et
des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses
où l'on pouvait s'accouder. Plus d'un, en apercevant ces coquettes
résidences, si tranquilles, enviait d'en être le propriétaire,
pour vivre là jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard, une
chaloupe, une femme ou quelque autre rive. Le plaisir tout nouveau
d'une excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les
farceurs commençaient leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On
était gai. Il se versait des petits verres.
Frédéric
pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame, à
des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait que le
bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se
déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas
rapides ; il s'avança jusqu'au bout, du côté de la cloche ; et,
dans un cercle de passagers et de matelots, il vit un monsieur qui
contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix
d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard d'une
quarantaine d'années, à cheveux crépus. Sa taille robuste
emplissait une jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à
sa chemise de batiste, et son large pantalon blanc tombait sur
d'étranges bottes rouges, en cuir de Russie, rehaussées de dessins
bleus.
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