4e
séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un
Roi sans divertissement (1947).
1er
texte : incipit, p.9-13
Frédéric
a la scierie sur la route d'Avers. Il y succède à son père, à son
grand-père, à son arrière grand-père, à tous les Frédéric.
C'est
juste au virage, dans l'épingle à cheveux, au bord de la route. Il
y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu'il n'en existe pas de
plus beau : c'est l'Apollon-citharède des hêtres. Il n'est pas
possible qu'il y ait, dans un autre hêtre, où qu'il soit, une peau
plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des
proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d'éternelle
jeunesse : Apollon exactement, c'est ce qu'on se dit dès qu'on le
voit et c'est ce qu'on se redit inlassablement quand on le regarde.
Le plus extraordinaire est qu'il puisse être si beau et rester si
simple. Il est hors de doute qu'il se connaît et qu'il se juge.
Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il
suffit d'un frisson de bise, d'une mauvaise utilisation de la lumière
du soir, d'un porte-à-faux dans l'inclinaison des feuilles pour que
la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.
En
1843-44-45, M.V. se servit beaucoup de ce hêtre. M.V. était de
Chichiliane, un pays à vingt et un kilomètres d'ici, en route
torse, au fond d'un vallon haut. On n'y va pas, on va ailleurs, on va
à Clelles (qui est dans la direction), on va à Mens, on va même
loin dans des quantités d'endroits, mais on ne va pas à
Chichiliane. On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi à
Chichiliane ? Rien. C'est comme ici. Ailleurs aussi naturellement ;
mais ailleurs, soit à l'est ou à l'ouest, il y a parfois un
découvert, ou des bosquets, ou des croisements de routes. Vingt et
un kilomètre, en 43, ça faisait un peu plus de cinq lieues8 et on
ne se déplaçait qu'en blouse, en bottes et en bardot ou pas.
C'était donc très extraordinaire, Chichiliane.
Je
ne crois pas qu'il reste des V. à Chichiliane. La famille ne s'est
pas éteinte mais personne ne s'appelle V. : ni le bistrot, ni
l'épicier et il n'y en a pas de marqué sur la plaque du monument
aux morts.
Il
y a des V. plus loin si vous montez jusqu'au col de Menet (et la
route, d'ailleurs, vous fait traverser des foules vertes parmi
lesquelles vous pourrez voir plus de cent hêtres énormes ou très
beaux, mais pas du tout comparables au hêtre qui est juste à la
scierie de Frédéric), si vous descendez sur le versant du Diois, eh
bien, là, il y a des V. La troisième ferme à droite de la route,
dans les prés, avec la fontaine dont le canon est fait de deux
tuiles emboîtées ; il y a des rosés trémières dans un petit
jardin de curé et, si c'est l'époque des grandes vacances, ou
peut-être même pour Pâques (mais à ce moment là il gèle encore
dans les parages), vous pourrez peut-être voir, assis au pied des
roses trémières, un jeune homme très brun, maigre, avec un peu de
barbe, ce qui démesure ses yeux déjà très larges et très
rêveurs. D'habitude (enfin quand je l'ai vu, moi) il lit, il lisait
Gérard de Nerval : Sylvie. C'est un V. Il est (enfin il
était) à l'école normale de, peut-être Valence ou Grenoble. Et,
dans cet endroit-là, lire Sylvie, c'est assez drôle. Le col
de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi
carrossable qu'une vieille galerie de mine abandonnée et le versant
du Diois sur lequel on débouche alors c'est un chaos de vagues
monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des
sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut ; des glacis de roches
d'un mauvais rosé ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin,
en terre, l'entrechoquement de ces immenses trappes d'eau sombre qui
s'ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des
cyclones. C'est pourquoi je dis, Sylvie, là, c'est assez
drôle ; car la ferme qui s'appelle les Chirouzes est non seulement
très solitaire mais, manifestement à ses murs bombés, à son toit,
à la façon dont les portes et les fenêtres sont cachés entre les
arcs-boutants énormes, on voit bien qu'elle a peur. Il n'y a pas
d'arbres autour. Elle ne peut se cacher que dans la terre et il est
clair qu'elle le fait de toutes ses forces : la pâture derrière est
plus haute que le toit. Le jardin de curé est là, quatre pas de
côté, entouré de fil de fer, il me semble, et les roses trémières
sont là, on ne sait pas pourquoi, et V. (Amédée), le fils, est là,
devant tout. Il lit Sylvie, de Gérard de Nerval. Il lisait
Sylvie de Gérard de Nerval quand je l'ai vu. Je n'ai pas vu
son père, sa mère ; je ne sais pas s'il a des frères ou des sœurs
; tout ce que je sais, c'est que c'est un V., qu'il est à l'école
normale de Valence ou de Grenoble et qu'il passe ses vacances là, à
sa maison.
Je
ne sais même pas si c’est un parent un descendant de ce V. de
1843. C’est la seule famille portant ce nom-là à proximité –
relative- de Chichiliane.
Celui
de 1843, je n’ai pas pu savoir exactement comment il était. On n’a
pas pu me dire s’il était grand ou petit. Je le vois, moi, avec la
barbe ; un peu comme la barbe du jeune homme qui Gérard de
Nerval : des poils très bruns, très vigoureux, très frisés,
sans doute très épais, mais donnant une barbe un peu clairsemée à
travers laquelle on aperçoit vaguement la forme du menton. Pas une
belle barbe, je sais très bien ce que je veux dire, une barbe,
nécessaire, obligée, indispensable. Grand ? Mon Dieu, il
aurait pu être petit, à condition d’être râblé ; mais
certainement d’une grande force physique.
J’ai
demandé à mon ami Sazerat, de Prébois. Il a écrit quatre ou cinq
opuscules d’histoire régionale sur ce coin du Trièves. J’ai
trouvé dans sa bibliothèque une importante iconographie sur
Cartouche et Mandrin, sur des loup-garous dont
les différentes gueules sont portraiturées (il n'y manque pas une
canine). Il y a les portraits de deux ou trois étrangleurs de
bergères et même des quantités de documents sur un nommé Brachet,
notaire à SaintBaudille, qui « souleva sa caisse en l'honneur d'une
lionne », mais sur mon V. de 43 rien; pas un mot.
Sazerat
cependant connaît l'histoire. Tout le monde la
connaît. Il faut en parler, sinon l'on ne vous en parle pas. Sazerat
m'a dit « C'est par délicatesse. On l'a considéré comme un
malade, un fou. On s'arrange pour que ça ne fasse pas époque. On
est assez sûr de soi pour savoir qu'on ne va pas se mettre du jour
au lendemain à arrêter les cars sur la route mais on n'est jamais
sûr qu'à un moment ou à un autre on ne sera pas poussé à quelque
extravagance. Tant vaut qu'on ne parle pas de ces choses-là, qu'on
n'attire pas l'attention là-dessus.»
Je
lui dis « Marche, marche, tu ne me dis pas tout! Bien sûr que si,
dit-il, qu'est-ce que tu veux que je te cache?» Évidemment, c'est
un historien; il ne cache rien : il interprète. Ce qui est
arrivé est plus beau; je crois.
_____________________________________________________
TEXTE
1 un roi sans divertissement texte 1 page 9 à 13
Incipit
Un roi sans divertissement
Jean
Giono a cinquante-deux ans quand il fait paraître Un roi sans
divertissement en
1947.
Un roi sans divertissement
est une chronique romanesque où « tout est faux ». Ce
qui passionne Giono, c’est
le fait divers limité géographiquement, ici en Isère dans les
Alpes françaises, dans la
région du Trièves. Cet
incipit est une sorte de prologue pour une action qui qui ne
commencera
véritablement qu’après cinq pages. Un
narrateur-enquêteur vient en 1916 enquêter sur une série de
meurtres qui se sont produits entre 1843 et 1845, c’est à dire
soixante-dix ans auparavant. Il pense reconnaître un des descendants
du meurtrier, M.V. et il interroge Sazerat un érudit local. Un
incipit classique est censé nous présenter un cadre, des
personnages, une intrigue, bref, nous informer et nous captiver.
Qu’en est-il de l’incipit du roi sans divertissement ?
Nous verrons tout d’abord que
cet incipit crée un cadre réaliste, mais avec
des personnages énigmatiques pour certains et une atmosphère
inquiétante.
I
un cadre réaliste :
a)
un style oral, gage de réalisme : Le
narrateur donne son avis et intervient dans le récit :
« Je
suis bien persuadé ».
Les modalisateurs employés « Il
n’est pas possible; hors de doute » confèrent
un ton familier de discussion à la narration.
Cette
impression est renforcée aussi par des adresses au destinataire avec
lequel peut très bien s'identifier le lecteur :
« si
vous montez jusqu'au col de Menet », « et la route
d'ailleurs, vous fait traverser ».
En
outre, le style est marqué par l'oralité, avec de nombreux procédés
caractéristiques. D'abord un vocabulaire souvent
simple et accessible , avec un lexique concret pour décrire une
réalité sans affectation « quantité
d'endroits; bosquets; croisements de route; bistrot; épicier »
;
ensuite l'utilisation systématique de procédés de mise en
relief :c'est
et
il
y a >
« Il
y a là un hêtre; c'est ce qu'on se dit; tout ce que je sais c'est
que c'est un V. »,
de démonstratifs : « ce
hêtre; ce gris »;
ou encore des reprises anaphoriques : « quand
je l'ai vu, moi; Le col de Menet, on le passe; je le vois, moi »;
des tournures relâchées voire agrammaticales : « c'est
pourquoi je dis, Sylvie, là, c'est assez drôle;
il
passe ses vacances là à sa maison »;
ou bien des autocorrections, des précisions, apportées parfois
entre parenthèses : « Il
est (enfin il était) à l'école normale de, peut-être Valence, ou
Grenoble »; des,
« je ne sais pas » « moi, là-haut » ;
et enfin des onomatopées : « eh
bien, là, il y a des V »
ou des apostrophes « Mon
Dieu, il aurait pu être petit ».
Le
narrateur rapporte même, au style direct, un échange avec son ami
Sazerat, de sorte que la parole circule entre les personnages et le
lecteur qui peut facilement s'identifier au tu.Tout
contribue à donner au lecteur l'impression qu'il rentre dans une
conversation bon enfant et qu'il fait partie intégrante d'un groupe
de villageois.
Cette
oralité de la narration, cette impression de tomber, in medias res,
dans une conversation entre deux personnes appartenant un même
groupe de villageois ou de montagnards dont nous, lecteurs, nous ne
faisons pas partie, place néanmoins l'histoire dans une sorte de
flou.
b)
des dates précises et
un cadre géographique limité et précis :
Une impression d'authenticité : la vraisemblance du récit La
géographie des lieux est bien réelle : Avers,
Clelles, Mens, le col du Menet, le Dois, Chichilianne (à
une lettre
près)
se situent dans un périmètre assez restreint du Trièves,
une micro-région du Sud du département de l'Isère, dans les Alpes
françaises.
Le
narrateur semble parfaitement connaître l'endroit puisqu'il donne
des indications précises, chiffrées, qui paraissent tout à fait
vraisemblables « Chichiliane,
un pays à vingt-et-un kilomètres d'ici; plus loin si vous montez
jusqu'au col de Menet; si vous descendez sur le versant du Diois ».
Tant et si bien que le lecteur l'assimile volontiers à un habitant
d'un de ces villages. Cette impression d'authenticité est d'ailleurs
renforcée par l'utilisation de la première personne du singulier et
du présent d'énonciation. Les époques sont délimitées si elles
ne sont pas précises : l'histoire proprement dite semble s'étendre
sur trois ans (En
1843-44-45)
au 19 ème siècle.
c)
une caution morale pour le narrateur-enquêteur : Sazerat,
l’historien local : La
démarche qu' adopte le narrateur est d'ailleurs proche de celle d'un
historien (ou d'un enquêteur) puisqu'il se documente
avec minutie, à la fois à partir des sources humaines (On
n'a pas pu me dire s'il était grand ou petit)
et à partir des sources historiques locales (J'ai
demandé à mon ami Sazerat de Prébois ... quatre ou cinq opuscules
d'histoire régionale ... ... bibliothèque ... iconographie ...
c'est une historien).
Sa parole est donc garante de sérieux et de vérité. Ce qu'il
raconte peut donc être assimilé à un témoignage ou une chronique
villageoise.
II
mais des personnages énigmatiques :
a)
M.V. de 1843 et son descendant : L'utilisation
d'initiales pour évoquer celui qui semble avoir une importance dans
le roman renvoie à une terreur sacrée et respectueuse (on ne
prononce pas le nom de Dieu dans la religion chrétienne; de là
découlent certains comportements
superstitieux > on parle pas de M.V. de crainte de provoquer un
malheur, p.13).
la
représentation (imaginaire !) que se fait le narrateur de M.V :
« des
poils
très bruns, très vigoureux, très frisés » [...]. « Pas
une belle barbe, mais une barbe, je sais très bien ce que je veux
dire, une barbe nécessaire, obligée, indispensable « (p.12).
Une telle insistance sur cet attribut obligerait même le plus
inculte des lecteurs à s'interroger sur sa signification ! Or une
barbe aussi remarquable portée par un égorgeur en série, c'est
bien entendu celle de Barbe Bleue dans le conte éponyme de Perrault.
De fait, le lecteur est un peu perdu et est incapable, à la fin de
cet incipit, de désigner précisément le héros du roman (est-ce
Frédéric ? M.V. ? Quelqu'un d'autre ?) ni même de faire le lien
entre le titre et le contenu du roman (qui est ce roi sans
divertissement, d'autant plus que le contexte est rural ? ). Encore
moins de savoir de quoi il va être question (l'intrigue à venir
est-elle policière, étant donné l'épaisseur du mystère qui
entoure M.V ? Sentimentale, étant donné que son descendant lit
Gérard de Nerval ? ). C'est ainsi qu'on passe de Frédéric à un
arbre (pourquoi ? Quel rôle a-t-il pour que le narrateur y insiste
tant ?). On ne sait pas qui est M.V ni ce que désignent précisément
ces initiales (prénom + nom ou Monsieur + nom ou autre chose ?),
conférant ainsi déjà à ce personnage une aura de mystère.
Pourquoi veut-on ainsi cacher son nom ?
Qu'a-t-il
bien pu faire de si terrible pour que personne ne souhaite prononcer
son nom (et ainsi peut-être ternir la réputation de sa famille ?
Pourtant à quoi bon puisque la lignée semble éteinte ? Je
ne crois pas qu'il reste des V à Chichilane).
b)
Frédéric et la scierie de père en fils
c)
le hêtre polymorphe : Dès
les premières lignes, l'accent est mis sur un hêtre extraordinaire
(comme en témoignent les nombreux superlatifs : « il
n'en existe pas de plus beau; Il n'est pas possible qu'il y ait [...]
éternelle jeunesse ».L’admiration
excessive que lui manifeste le narrateur signale son hypnotique
beauté. Il est personnifié (on parle de sa peau,
de sa carrure)
puis divinisé en Apollon, le dieu de la musique et de la poésie.
Comme le narrateur le dira plus tard (p.34) « il
n'était vraiment pas un arbre » mais
un homme, un dieu, une création artistique
III
une atmosphère inquiétante où suinte l’ennui
a)
un sombre passé où se mêle légendes et faits historiques :
Les
êtres ou créatures évoqués sont liés à la violence et au mal
(M.V./ Barbe bleue; « Cartouche
et Mandrin»
bandits
mythiques; « loups
garous »
et
« deux ou trois étrangleurs de bergères »
b)
une nature minérale menaçante : La
description des Alpes transformées par toute une métaphore filée
de l'océan est particulèrement inquiétante (Cf vagues
monstrueuses; giclements noirs; mauvais rose ou ce gris sournois>
termes péjoratifs).
c)
une ferme personnifiée qui essaye de se cacher : La
ferme des Chirouzes, personnifiée, porte la marque d'une agression
(p. 11 > la
ferme qui s'appelle les Chirouzes [... ] plus haute que le toit ».
Elle est fortifiée comme un château-fort, encore une référence à
l'univers des contes d'ailleurs, et porte la marque de la terreur
(cacher
répété
2 fois ; peur
).
d)
ennui : c'est
au milieu de terres d'ennui que pousse cette étonnante beauté (cf
les remarques du narrateur à propos
de Chichiliane : « on
ne va pas à Chichilaine. On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi
à Chichiliane ? Rien.
C'est comme ici. »
IV..
Un incipit déroutant : la mise en place d'une énigme
a.
Le lecteur placé ds le flou et l'attente
Les
repères données (la
scierie; la route d'Avers; Frédéric;
etc) semblent connus, sans que le narrateur éprouve le besoin
d'apporter plus de précision à leur sujet.
Et
si les lieux sont clairement nommés, le lieu précis de l'histoire
reste flou (ici,
c'est où ?). Rien n'est fait pour nous faciliter la lecture.
Même
imprécision pour l'époque de la narration : on ne sait absolument
combien de temps après les faits elle se passe. Est-on toujours au
19ème siècle ? Est-on passé au 20 ème ?
b)
Statut du narrateur problématique
Le
narrateur lui-même, loin d'être omniscient, fait aveu d'impuissance
à plusieurs reprises : « Je
ne crois pas qu'il reste des V...; vous pourrez peut-être voir; des,
je ne sais pas moi, là-haut; je ne sais pas s'il à des frères et
des soeurs; je ne sais même pas si » …
D'ailleurs ce narrateur, qui est-il ? Mis à part qu'il semble
connaître les lieux et les gens du coin, impossible de lui attribuer
une identité précise. Est-ce un habitant d'un de ces villages ? Un
simple curieux familier des lieux ? Va-t-il
jouer un rôle dans l'histoire ? Est-ce un historien, un enquêteur
ou un romancier ? S'il semble avoir une démarche méthodique et se
placer sous l'autorité de ceux qui possèdent un savoir
incontestable : « Sazerat
[...] qui a écrit quatre ou cinq opuscules d'histoire régionale »,
il n'en demeure pas moins très littéraire dans son approche des
choses et des gens. Son style est très métaphorique (par exemple la
description des lieux, page 11); ses références sont celles d'un
lettré : « Apollon-citharède »;
« Sylvie
de Gérard de Nerval » qu'il
semble avoir suffisamment lu pour qu'il en trouve la lecture
« drôle »
dans
ces contrées; son interprétation des faits aussi (cf les dernières
phrases du prologue > « Evidemment,
c'est un historien; il ne cache rien : il interprète. Ce qui est
arrivé est plus beau; je crois ».
Il semble se démarquer de la démarche de son ami et revendiquer la
part de mystère de ce qu'il raconte, à la manière d'un romancier,
plus intéressé
par le beau
que
par le vrai.
Conclusion :
Ainsi,
cet incipit, tout déroutant qu'il soit, remplit bien ses fonctions :
-Il
capte l'attention du lecteur pour le plonger agréablement dans
l'histoire en campant une intrigue réaliste, menée par un narrateur
enquêteur qui crée une relation de complicité avec le lecteur. Le
flou dans lequel on est plongé, les multiples questions qui nous
agitent stimulent notre curiosité et notre intérêt à poursuivre
la lecture.
-Il
annonce les thématiques et événements à venir, bien que de
manière symbolique et rétrospective : Giono annonce clairement
qu'on entre dans un territoire de fiction . Le lecteur doit être un
acteur à part entière de la construction du sens; les événements
à venir ne peuvent être compris qu'après relecture; les thèmes
majeurs (beauté et ennui; poésie et violence) sont à découvrir
par nous-mêmes, au moyen d'une lecture minutieuse. Cela suppose donc
un lecteur perspicace, intelligent voire cultivé, sorte de double du
narrateur, de M.V et de Langlois
TEXTE
1 un roi sans divertissement texte 1 page 9 à 13
Incipit
Un roi sans divertissement
Jean
Giono a cinquante-deux ans quand il fait paraître Un roi sans
divertissement en
1947.
Un roi sans divertissement
est une chronique romanesque où « tout est faux ». Ce
qui passionne Giono, c’est
le fait divers limité géographiquement, ici en Isère dans les
Alpes françaises, dans la
région du Trièves. Cet
incipit est une sorte de prologue pour une action qui qui ne
commencera
véritablement qu’après cinq pages. Un
narrateur-enquêteur vient en 1916 enquêter sur une série de
meurtres qui se sont produits entre 1843 et 1845, c’est à dire
soixante-dix ans auparavant. Il pense reconnaître un des descendants
du meurtrier, M.V. et il interroge Sazerat un érudit local. Un
incipit classique est censé nous présenter un cadre, des
personnages, une intrigue, bref, nous informer et nous captiver.
Qu’en est-il de l’incipit du roi sans divertissement ?
Nous verrons tout d’abord que
cet incipit crée un cadre réaliste, mais avec
des personnages énigmatiques pour certains et une atmosphère
inquiétante.
I
un cadre réaliste :
a)
un style oral, gage de réalisme : Le
narrateur donne son avis et intervient dans le récit :
« Je
suis bien persuadé ».
Les modalisateurs employés « Il
n’est pas possible; hors de doute » confèrent
un ton familier de discussion à la narration.
Cette
impression est renforcée aussi par des adresses au destinataire avec
lequel peut très bien s'identifier le lecteur :
« si
vous montez jusqu'au col de Menet », « et la route
d'ailleurs, vous fait traverser ».
En
outre, le style est marqué par l'oralité, avec de nombreux procédés
caractéristiques. D'abord un vocabulaire souvent
simple et accessible , avec un lexique concret pour décrire une
réalité sans affectation « quantité
d'endroits; bosquets; croisements de route; bistrot; épicier »
;
ensuite l'utilisation systématique de procédés de mise en
relief :c'est
et
il
y a >
« Il
y a là un hêtre; c'est ce qu'on se dit; tout ce que je sais c'est
que c'est un V. »,
de démonstratifs : « ce
hêtre; ce gris »;
ou encore des reprises anaphoriques : « quand
je l'ai vu, moi; Le col de Menet, on le passe; je le vois, moi »;
des tournures relâchées voire agrammaticales : « c'est
pourquoi je dis, Sylvie, là, c'est assez drôle;
il
passe ses vacances là à sa maison »;
ou bien des autocorrections, des précisions, apportées parfois
entre parenthèses : « Il
est (enfin il était) à l'école normale de, peut-être Valence, ou
Grenoble »; des,
« je ne sais pas » « moi, là-haut » ;
et enfin des onomatopées : « eh
bien, là, il y a des V »
ou des apostrophes « Mon
Dieu, il aurait pu être petit ».
Le
narrateur rapporte même, au style direct, un échange avec son ami
Sazerat, de sorte que la parole circule entre les personnages et le
lecteur qui peut facilement s'identifier au tu.Tout
contribue à donner au lecteur l'impression qu'il rentre dans une
conversation bon enfant et qu'il fait partie intégrante d'un groupe
de villageois.
Cette
oralité de la narration, cette impression de tomber, in medias res,
dans une conversation entre deux personnes appartenant un même
groupe de villageois ou de montagnards dont nous, lecteurs, nous ne
faisons pas partie, place néanmoins l'histoire dans une sorte de
flou.
b)
des dates précises et
un cadre géographique limité et précis :
Une impression d'authenticité : la vraisemblance du récit La
géographie des lieux est bien réelle : Avers,
Clelles, Mens, le col du Menet, le Dois, Chichilianne (à
une lettre
près)
se situent dans un périmètre assez restreint du Trièves,
une micro-région du Sud du département de l'Isère, dans les Alpes
françaises.
Le
narrateur semble parfaitement connaître l'endroit puisqu'il donne
des indications précises, chiffrées, qui paraissent tout à fait
vraisemblables « Chichiliane,
un pays à vingt-et-un kilomètres d'ici; plus loin si vous montez
jusqu'au col de Menet; si vous descendez sur le versant du Diois ».
Tant et si bien que le lecteur l'assimile volontiers à un habitant
d'un de ces villages. Cette impression d'authenticité est d'ailleurs
renforcée par l'utilisation de la première personne du singulier et
du présent d'énonciation. Les époques sont délimitées si elles
ne sont pas précises : l'histoire proprement dite semble s'étendre
sur trois ans (En
1843-44-45)
au 19 ème siècle.
c)
une caution morale pour le narrateur-enquêteur : Sazerat,
l’historien local : La
démarche qu' adopte le narrateur est d'ailleurs proche de celle d'un
historien (ou d'un enquêteur) puisqu'il se documente
avec minutie, à la fois à partir des sources humaines (On
n'a pas pu me dire s'il était grand ou petit)
et à partir des sources historiques locales (J'ai
demandé à mon ami Sazerat de Prébois ... quatre ou cinq opuscules
d'histoire régionale ... ... bibliothèque ... iconographie ...
c'est une historien).
Sa parole est donc garante de sérieux et de vérité. Ce qu'il
raconte peut donc être assimilé à un témoignage ou une chronique
villageoise.
II
mais des personnages énigmatiques :
a)
M.V. de 1843 et son descendant : L'utilisation
d'initiales pour évoquer celui qui semble avoir une importance dans
le roman renvoie à une terreur sacrée et respectueuse (on ne
prononce pas le nom de Dieu dans la religion chrétienne; de là
découlent certains comportements
superstitieux > on parle pas de M.V. de crainte de provoquer un
malheur, p.13).
la
représentation (imaginaire !) que se fait le narrateur de M.V :
« des
poils
très bruns, très vigoureux, très frisés » [...]. « Pas
une belle barbe, mais une barbe, je sais très bien ce que je veux
dire, une barbe nécessaire, obligée, indispensable « (p.12).
Une telle insistance sur cet attribut obligerait même le plus
inculte des lecteurs à s'interroger sur sa signification ! Or une
barbe aussi remarquable portée par un égorgeur en série, c'est
bien entendu celle de Barbe Bleue dans le conte éponyme de Perrault.
De fait, le lecteur est un peu perdu et est incapable, à la fin de
cet incipit, de désigner précisément le héros du roman (est-ce
Frédéric ? M.V. ? Quelqu'un d'autre ?) ni même de faire le lien
entre le titre et le contenu du roman (qui est ce roi sans
divertissement, d'autant plus que le contexte est rural ? ). Encore
moins de savoir de quoi il va être question (l'intrigue à venir
est-elle policière, étant donné l'épaisseur du mystère qui
entoure M.V ? Sentimentale, étant donné que son descendant lit
Gérard de Nerval ? ). C'est ainsi qu'on passe de Frédéric à un
arbre (pourquoi ? Quel rôle a-t-il pour que le narrateur y insiste
tant ?). On ne sait pas qui est M.V ni ce que désignent précisément
ces initiales (prénom + nom ou Monsieur + nom ou autre chose ?),
conférant ainsi déjà à ce personnage une aura de mystère.
Pourquoi veut-on ainsi cacher son nom ?
Qu'a-t-il
bien pu faire de si terrible pour que personne ne souhaite prononcer
son nom (et ainsi peut-être ternir la réputation de sa famille ?
Pourtant à quoi bon puisque la lignée semble éteinte ? Je
ne crois pas qu'il reste des V à Chichilane).
b)
Frédéric et la scierie de père en fils
c)
le hêtre polymorphe : Dès
les premières lignes, l'accent est mis sur un hêtre extraordinaire
(comme en témoignent les nombreux superlatifs : « il
n'en existe pas de plus beau; Il n'est pas possible qu'il y ait [...]
éternelle jeunesse ».L’admiration
excessive que lui manifeste le narrateur signale son hypnotique
beauté. Il est personnifié (on parle de sa peau,
de sa carrure)
puis divinisé en Apollon, le dieu de la musique et de la poésie.
Comme le narrateur le dira plus tard (p.34) « il
n'était vraiment pas un arbre » mais
un homme, un dieu, une création artistique
III
une atmosphère inquiétante où suinte l’ennui
a)
un sombre passé où se mêle légendes et faits historiques :
Les
êtres ou créatures évoqués sont liés à la violence et au mal
(M.V./ Barbe bleue; « Cartouche
et Mandrin»
bandits
mythiques; « loups
garous »
et
« deux ou trois étrangleurs de bergères »
b)
une nature minérale menaçante : La
description des Alpes transformées par toute une métaphore filée
de l'océan est particulèrement inquiétante (Cf vagues
monstrueuses; giclements noirs; mauvais rose ou ce gris sournois>
termes péjoratifs).
c)
une ferme personnifiée qui essaye de se cacher : La
ferme des Chirouzes, personnifiée, porte la marque d'une agression
(p. 11 > la
ferme qui s'appelle les Chirouzes [... ] plus haute que le toit ».
Elle est fortifiée comme un château-fort, encore une référence à
l'univers des contes d'ailleurs, et porte la marque de la terreur
(cacher
répété
2 fois ; peur
).
d)
ennui : c'est
au milieu de terres d'ennui que pousse cette étonnante beauté (cf
les remarques du narrateur à propos
de Chichiliane : « on
ne va pas à Chichilaine. On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi
à Chichiliane ? Rien.
C'est comme ici. »
IV..
Un incipit déroutant : la mise en place d'une énigme
a.
Le lecteur placé ds le flou et l'attente
Les
repères données (la
scierie; la route d'Avers; Frédéric;
etc) semblent connus, sans que le narrateur éprouve le besoin
d'apporter plus de précision à leur sujet.
Et
si les lieux sont clairement nommés, le lieu précis de l'histoire
reste flou (ici,
c'est où ?). Rien n'est fait pour nous faciliter la lecture.
Même
imprécision pour l'époque de la narration : on ne sait absolument
combien de temps après les faits elle se passe. Est-on toujours au
19ème siècle ? Est-on passé au 20 ème ?
b)
Statut du narrateur problématique
Le
narrateur lui-même, loin d'être omniscient, fait aveu d'impuissance
à plusieurs reprises : « Je
ne crois pas qu'il reste des V...; vous pourrez peut-être voir; des,
je ne sais pas moi, là-haut; je ne sais pas s'il à des frères et
des soeurs; je ne sais même pas si » …
D'ailleurs ce narrateur, qui est-il ? Mis à part qu'il semble
connaître les lieux et les gens du coin, impossible de lui attribuer
une identité précise. Est-ce un habitant d'un de ces villages ? Un
simple curieux familier des lieux ? Va-t-il
jouer un rôle dans l'histoire ? Est-ce un historien, un enquêteur
ou un romancier ? S'il semble avoir une démarche méthodique et se
placer sous l'autorité de ceux qui possèdent un savoir
incontestable : « Sazerat
[...] qui a écrit quatre ou cinq opuscules d'histoire régionale »,
il n'en demeure pas moins très littéraire dans son approche des
choses et des gens. Son style est très métaphorique (par exemple la
description des lieux, page 11); ses références sont celles d'un
lettré : « Apollon-citharède »;
« Sylvie
de Gérard de Nerval » qu'il
semble avoir suffisamment lu pour qu'il en trouve la lecture
« drôle »
dans
ces contrées; son interprétation des faits aussi (cf les dernières
phrases du prologue > « Evidemment,
c'est un historien; il ne cache rien : il interprète. Ce qui est
arrivé est plus beau; je crois ».
Il semble se démarquer de la démarche de son ami et revendiquer la
part de mystère de ce qu'il raconte, à la manière d'un romancier,
plus intéressé
par le beau
que
par le vrai.
Conclusion :
Ainsi,
cet incipit, tout déroutant qu'il soit, remplit bien ses fonctions :
-Il
capte l'attention du lecteur pour le plonger agréablement dans
l'histoire en campant une intrigue réaliste, menée par un narrateur
enquêteur qui crée une relation de complicité avec le lecteur. Le
flou dans lequel on est plongé, les multiples questions qui nous
agitent stimulent notre curiosité et notre intérêt à poursuivre
la lecture.
-Il
annonce les thématiques et événements à venir, bien que de
manière symbolique et rétrospective : Giono annonce clairement
qu'on entre dans un territoire de fiction . Le lecteur doit être un
acteur à part entière de la construction du sens; les événements
à venir ne peuvent être compris qu'après relecture; les thèmes
majeurs (beauté et ennui; poésie et violence) sont à découvrir
par nous-mêmes, au moyen d'une lecture minutieuse. Cela suppose donc
un lecteur perspicace, intelligent voire cultivé, sorte de double du
narrateur, de M.V et de Langlois
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