mercredi 27 septembre 2017

Séquence 2 Comment les poètes traduisent la fuite du temps: Fiche présentation


Séquence II / Groupement de textes N°2
1re STMG – Lycée Melkior

Objet d'étude Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Age à nos jours
Problématique Comment les poètes appréhendent-ils la fuite du temps ?
Objectifs de connaissances
le lyrisme
l'élégie
le romantisme
les mouvements poétiques du XIXe siècle
Lectures analytiques
1) Lamartine, « Le Lac »
2) Verlaine, « Chanson d'automne »
3) Apollinaire, « Le Pont Mirabeau »
Texte complémentaire Ronsard, "Quand vous serez bien vieille"
Outils d'analyse littéraire Versification et vocabulaire de la poésie
Activités de classe
Mémorisation des strophes 6, 7, 8 et 9 : le chant d'Elvire, "Le Lac"

Question de corpus : Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil ; Voltaire, L'Ingénu ; Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil.

Commentaire de Rouge Brésil.

Séquence 2 Comment les poètes traduisent la fuite du temps, : LA3 : "Le Pont Mirabeau"



Guillaume Apollinaire, Alcool (1913), 
« Le Pont Mirabeau »



Sous le pont Mirabeau coule la Seine

       Et nos amours


   Faut-il qu'il m'en souvienne


La joie venait toujours après la peine




       Vienne la nuit sonne l'heure


       Les jours s'en vont je demeure




Les mains dans les mains restons face à face


       Tandis que sous


   Le pont de nos bras passe


Des éternels regards l'onde si lasse




       Vienne la nuit sonne l'heure


       Les jours s'en vont je demeure




L'amour s'en va comme cette eau courante


       L'amour s'en va


   Comme la vie est lente


Et comme l'Espérance est violente




       Vienne la nuit sonne l'heure


       Les jours s'en vont je demeure




Passent les jours et passent les semaines


       Ni temps passé


   Ni les amours reviennent


Sous le pont Mirabeau coule la Seine




       Vienne la nuit sonne l'heure


       Les jours s'en vont je demeure




----------------------------------------------------------------------------------


Introduction :

    De 1870 à la 1re guerre mondiale, l'Europe connait une période de renouveau intense par le biais de la révolution technologique et industrielle. Ainsi en architecture, de nouveaux bâtiments apparaissent utilisant de nouveaux matériaux comme l'acier. Comme les Impressionnistes qui firent entrer la modernité dans leur peinture, Apollinaire se fait le chantre de la modernité. Le pont Mirabeau date seulement de 1896 et déjà il pénètre la poésie. Mais Apollinaire est aussi un avantgardiste pour la forme ainsi l'absence de ponctuation. Ce poème est composé de quatre quatrains alternant avec un distique qui forme un refrain. Le tout est un poème hétérométrique de 24 vers, comme les 24 heures de la journée. C'est un poème qui oscille entre le monde ancien par son thème plutôt classique de la fuite du temps (c'est l'image d'Héraclite !) réunie à la fin des amours et une forme poétique étonnante. 

I Une forme musicale étonnante

II Fuite du temps associée à la fin des amours


Remarquez sur le manuscrit que ce sont bien des tercets. Et que l'idée de briser le deuxième vers est venue après.

https://drive.google.com/file/d/0B4OSt_hVPMKcTXZUVldBZEdIWDQ/view?usp=sharing

Si vous voulez entendre Apollinaire dire son poème :

http://french.chass.utoronto.ca/fcs195/music/Apollinaire_recite_le_pont_Mirabeau.mp3


https://www.franceculture.fr/emissions/si-ca-vous-chante/guillaume-apollinaire


173 mètres de long sur 20 de large et 15 de haut, telles sont les mensurations d’acier

du Pont Mirabeau.Trois arches pour enjamber la Seine à l’ouest de Paris, bâties à la 

toute fin du 19ème, suffisaient-elles à faire le poème du siècle dernier ?


Qu’avait donc ce jeune pont qui inspira tant Apollinaire ? Où Guillaume puisa-t-il sa 

complainte ? Dans le blason de la ville qui s’enorgueillit depuis le moyen-âge et les 

marchands de l’eau de fendre les flots sans jamais être submergé ni sans jamais 

sombrer ?   "Fluctuat nec mergitur"


Il est vrai que son refrain des jours qui passent s’écoule comme la chanson de 

toile des temps jadis. Et que le nom du fleuve, qui rime avec la peine, est 

féminin comme la mélancolie.
Avec l’onde si lasse, les rimes se dissipent et pourtant la ritournelle 

désenchantée entête. C’est pourquoi peut-être le recueil s’intitule « Alcools » :
« Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie »
A propos de ses vers, Guillaume Apollinaire confiait : « je les fais en chantant 

et je me chante souvent le peu dont je me rappelle ». Habitant à Auteuil, le 

poète arpentait souvent dans la nuit les quais de la Seine. Il buvait à pleins 

verres les étoiles !





La chanson triste de cette longue liaison brisée. Le pont est encore là, mais ni les amours, ni le poète n'ont demeuré. L'eau est passée sous le pont, indifférente.



Marie Laurencin, la jeune fiancée d'Apollinaire qu'il retrouvait sur le pont Mirabeau.








https://www.youtube.com/watch?v=zg7eMk88BC4


Le mal-aimé

En 1912, Apollinaire est un homme désespéré : Marie Laurencin, son grand amour depuis bientôt cinq ans, vient de le quitter.
Cette rupture, qui ravive le douloureux souvenir de sa première expérience amoureuse avec l'insaisissable Annie Playden, lui donne le sentiment d'être un mal-aimé.
Pour lutter contre le chagrin, Apollinaire décide de rassembler en un recueil l'ensemble des poésies qu'il compose depuis plus de quinze ans. Mais, alors qu'il en corrige les premières épreuves d'imprimerie, il est bouleversé par la modernité du nouveau poème de son ami Biaise Cendrars, LaProse du Transsibe'rien et de la petite Jehanne de France (1913). À l'instar de ce :
"Sous le pont Mirabeau coule ta Seine"
■ Guillaume Apollinaire, Alcools, « Le Pont Mirabeau », 1913.
Apollinaire supprime alors la ponctuation de son recueil dont il modifie radicalement
la composition. Alcools paraîtra en 1913.

Un chant d’amour au monde moderne
S'il s'inspire d'une large tradition poétique. Alcools s'impose surtout comme un hymne à la modernité. Apollinaire y chante les louanges du monde contemporain et vante ses innovations, tels les aéroplanes et les automobiles. Il déclare sa flamme à la tour Eiffel, symbole d'un avenir prometteur, susceptible de lui faire oublier le passé et ses déceptions amoureuses.
Par son usage original du vers libre et par ses images surprenantes. Alcools s'impose comme le manifeste de l'avant-garde poétique du début du xxe siècle.

Un poète au coeur de la Grande Guerre
Cependant, en 1914, la Première Guerre mondiale éclate. Le poète apatride - russe
d'origine polonaise, né Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky - fait une demande
de naturalisation pour être engagé sur le front. Il est affecté dans un régiment
d'artillerie mais, en 1916, il est grièvement blessé et trépané. Apollinaire ne s'en
remettra pas. En novembre 1918, après la publication de Calligrammes, le poète meurt emporté
par la grippe espagnole.
1880 / 1918

Apollinaire a d’abord pensé à intituler son recueil Eau de Vie, abandonné au bénéfice d’Alcools, au
pluriel plus inattendu.
Alcools, sources multiples poétiques dans le but de distiller le réel ?
Distiller :
1. Convertir en vapeur un liquide mêlé à un corps non volatil (qui ne s’évapore pas facilement)
afin de les séparer
2. Laisser tomber goutte à goutte, sécréter
Si ce recueil s’intitule Alcools et qu’il comporte des poèmes, chaque poème est un alcool.


Séquence 2 Comment les poètes traduisent la fuite du temps,: LA2 : "Chanson d'automne"


LA2 : Paul Verlaine,  Poèmes saturniens (1866), « Chanson d'automne »


Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure


Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

https://drive.google.com/file/d/0B4OSt_hVPMKceW5aYWVieGt4UUE/view?usp=sharing

Sur le terme "saturniens" :
une Abadir : la pierre que Saturne avala au lieu de Jupiter, bien enveloppée dans un lange.

mardi 26 septembre 2017

Séquence 1 Complément au texte 4 "Au Cabaret-Vert" Etude de détails + introduction



Etude de détails du « Cabaret-Vert »

axes
Outils
Relevés
Interprétations

rimes

Au Cabaret-Vert

1er Quatrain :
A
B
A
A

2e Quatrain :
C
D
C
D

1er Tercet :
E
E
F

2e tercet :
G
G
F
Sonnet classique

1er Quatrain
A
B
B
A

2e quatrain
A
B
B
A

1er Tercet :
C
C
D

2e tercet :
E
E
D

Schéma de rimes inhabituelles pour un sonnet : rimes croisées dans les deux quatrains. De plus ces deux quatrains ne sont pas fondés sur les mêmes rimes.Il n'y a pas d'opposition entre les quatrains et les tercets puisque la phrase commencée au vers cinq se termine au dernier vers.
C'est une revendication de liberté pour le poète.
Humeur fantaisiste

Sept enjambements
V1, V3, V5, V6, V8, V12, V13
Forme pour le moins décousue.
Mettent en valeur des objets de convoitise : appétit du voyageur-poète et faim sensuelle. Les enjambements sont singuliers car ils séparent souvent un groupe nominal en deux parties : "la table/Verte", "destartines/ De beurre
Trois rejets
V4, V6 et V13
Un contre-rejet
V13

Alexandrins dissymétriques
4/8
6/6
5/7
2/4/6

3/9
2/10
6/6
9/3
3/9
3/9
5/7

6/6
1/7/4
3/3/3/3

Evoquent peut-être le chemin et ses cailloux (?)
En tout cas revendication de liberté.

Cadre spatio-temporel
« Depuis huit jours »
« Cinq heures du soir »
« Charleroi »
« Au Cabaret-Vert »
Précisions réalistes qui ancrent le poème dans un lieu et un temps. Le lecteur peut penser à une espèce de carnet de route qui servirait pour des notes prises sur le vif

Notations réalistes
« déchiré mes bottines »
Chaussures usagées : voyage à pied de Charleville à Charleroi : 100Km

Sonorité
« Depuis HUIT jours »
Le nombre huit sonne mieux que sept ou cinq mais paraît difficilement réaliste pour un voyage de 100km.

Les couleurs et autres sensations visuelles
- « cabaret-Vert »
- « beurre » (jaune)
- « jambon rose et blanc »
- « table verte »
« plat colorié »
« dorait » (mousse)
« contemplai  les sujets très naïfs »
Le poète est émerveillé par toutes ces couleurs Trois occurence du mot "jambon"

Décor accueillant

Sensations olfactives
« parfumé d'une gousse d'ail »
jambon « tiède »
Satisfaction des sens

Vocabulaire familier
« tétons énormes »
« celle-là »
Connivence rêvée (?) avec la serveuse

Adjectifs
« Bienheureux »
« adorable »
 Bienheureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient.
"Ces esprits bienheureux de  la patrie céleste,

Pronom personnel sujet 1re personne du singulier
« J' » et « Je »
Présence du poète . Il est le narrateur-personnage qui a vécu cette scène autobiographique. Le pronom personnel disparaît dans les deux tercets. Le poète n'est plus actif, il contemple.

Verbes conjugués
1) « avais déchiré » : plus-que-parfait de l'indicatif

2) « entrais » (V2) : imparfait de l'indicatif

3) « demandai »(V3) : passé simple de l'indicatif.

4) « fût » (V4) :
subjonctif imparfait

5) « allongeai » (V5) :
passé simple de l'indicatif

6) « contemplai » (V6) :
passé simple de l'indicatif

7) « fut » (V7) : passé simple de l'indicatif

8) « est » (V9) : présent de l'indicatif.
9)« épeure » (V9) : présent de l'indicatif. = faire peur à (transitif). épeurer

10) « apporta » (V10) : passé simple de l'indicatif

11) « emplit » (V13) : passé simple de l'indicatif

12) « dorait » (V14) :
imparfait de l'indicatif

Exprime une action antérieure à celle de l'imparfait « j'entrais à Charleroi »
2) action assez longue


3) action brève. Affirmation du poète.

4) Ordre ou souhait. Le poète s'affirme de plus en plus.

5) action brève. Suite d'actions.


6) Est-ce que l'imparfait aurait été mieux indiqué ?

7) brièveté


8) et 9) Valeur de vérité générale. Le caractère de la servante ne bougera pas et ne dépend pas de circonstances extérieure. C'est aussi un présent d'énonciation.

10) action brève


11) action brève


12) imparfait de description

Allitérations :
répétition de son consonantique dans le but d'imiter un bruit
(V10) :
« Rieuse, m'appoRta des taRtines de beuRRe »

(V14) :
« doRait un Rayon de soleil aRRiéRé »

(V13) :
« la chope immenSe avec Sa mouSSe »
Consonne rugueuse : on peut entendre les éclats de rire


Consonne rugueuse



Bruit de la mousse qui éclate


(V5) et (V6) :
« J'allongeai les jambes [sous la table
verte
Le poète prend toute sa place dans le poème jusqu'à repousser un mot au vers suivant.

Portrait de la servante
« celle-là »
« ce n'est pas un baiser qui l'épeure »
« fille aux tétons énormes, aux yeux vifs »
« Rieuse »
Portrait de la servante en fille agréable, pas farouche. Le poète se sent sur un pied d'égalité avec elle.

Sensation gustative
« tiède »
« à moitié froid »
Apporte le bonheur par la satisfaction des sens. Ni trop froid, ni trop chaud : juste la bonne température. Peut-être celle des chemins des Ardennes empruntés par Rim

Adjectifs hyperboliques
« adorable »
« immense »
« énorme »
Satisfaction qui va au-delà de ce qui était prévu.

Adjectifs
personnification
« arriéré »
Le soleil est l'ami du poète. Il s'attarde pour éclairer la scène.




1er axe : La satisfaction des sens ou l'éloge du plaisir

a) Une servante agréable

b) Eloge de la nourriture simple

c) Un décor accueillant


2e axe : Eloge de la liberté


a) liberté dans l'écriture


b) le poète s'affirme


c) un poème autobiographique




Introduction
La poésie à la fin du XIXe devient "moderne"par la grâce d'Arthur Rimbaud qui bouscule les anciennes formes et ose un vocabulaire familier voire prosaïque. Arthur Rimbaud a tout juste seize ans quand il fuit le foyer maternel de Charleville pour un long périple vers la Belgique. Nous sommes en octobre 1870, la guerre franco-prussienne s'est soldée par la défaite de la France à Sedan le 2 septembre. Au cours de sa fugue qui le ramènera à Charleville, celui que Verlaine baptisera « L'Homme aux semelles de vent » débarque à Charleroi. Il a franchi la frontière à pied pour éviter la douane. Nous l'imaginons fatigué et affamé quand il entre au Cabaret-Vert. Cette expérience donnera lieu à un poème : "Au Cabaret-Vert" qui sera recopié sur les cahiers de Douai et confié à Paul Demeny avec pour mission de les imprimer. "Au Cabaret-Vert" relate cette soirée mémorable pour le jeune poète qui entre au Cabaret-Vert, commande du jambon et des tartines de beurre, gagne une table, allonge ses jambes, contemple la tapisserie et s'efface ensuite devant la servante, le décor haut en couleurs et la nourriture simple. Comment le poète nous fait-il partager son goût du bonheur ? Il conviendra d'examiner dans un premier temps l'éloge du plaisir par la satisfaction des sens et en second lieu un éloge de la liberté.
            

Questions possibles à l'oral : 

1. Quelles hypothèses de lecture créent le titre et le sous-titre du sonnet ?

 Comment sont-elles confirmées par la lecture du poème ?

2. Quels sont les différents plaisirs des sens décrits par le poète ?

Comment sont-ils mis en valeur par la versification ?

3. Relevez les adjectifs de couleur et les hyperboles.

 Comment le regard de l’adolescent transforme-t-il le réel pour le sublimer ?

Une fugue adolescente


     Le deuxième Cahier de Douai est constitué en majeure partie des poèmes inspirés par les fugues successives de Rimbaud vers la Belgique pendant l’année de ses seize ans. Le Cabaret-Vert dont
il est question ici est en réalité un cabaret de routiers, à l’entrée de Charleroi, la « Maison Verte ». Le nom du cabaret et le nom de la ville, au vers 2 « J’entrais à Charleroi », situent très précisément
la scène décrite, et le sous-titre « cinq heures du soir » accentue le réalisme de la scène racontée. Le lecteur a l’impression d’un carnet de voyage, tant l’écriture semble en rapport immédiat avec le
vécu, à la manière de notes esquissées par le jeune adolescent. Le premier vers du poème, par la notation temporelle « Depuis huit jours », accroît cette impression, et le champ lexical évoque clairement la fugue : « déchiré mes bottines / aux cailloux des chemins ». On retrouve, comme dans « Ma bohème » ou « Sensation », l’évocation des pieds du poète – Rimbaud n’est-il pas appelé par Verlaine « L’homme aux semelles de vent » ?
Ce réalisme parcourt tout le sonnet. L’affirmation « J’entrais à Charleroi », mise en valeur par sa position en fin de vers et par la brièveté de la phrase qui couvre un hémistiche, exprime le soulagement du fugueur : il arrive dans un lieu civilisé, où il va pouvoir se restaurer. L’enseigne du restaurant s’inscrit dans le corps même du poème, par le choix des majuscules, le tiret initial et la position en début d’alexandrin. Tout le poème se concentre alors sur la commande, dont l’impatience se lit avec le recours aux deux-points : « Au CABARET-VERT : je demandais des tartines ». L’enjambement, audacieux (« des tartines / De beurre »), assez humoristique, mime dans sa simplicité enfantine la simplicité du thème. Ces « tartines » rêvées sont reprises au vers 10, répétition doublée par celle du mot « jambon » dont on trouve trois occurrences : « du jambon qui fût à
moitié froid » (vers 11), « Du jambon tiède » (vers 11), « Du jambon rose et blanc » (vers 12).
L’adolescent fugueur est libre, et découvre, émerveillé, un monde sans contraintes, qu’elles soient sociales ou poétiques.
À la simplicité du thème s’allie en effet une simplicité poétique extrême et provocatrice, comme dans un lexique prosaïque, voire apoétique : répétition de « jambon » et « tartine », présence d’une
« gousse d’ail » que l’enjambement met en valeur de manière explicite.
Rimbaud use également d’une grande simplicité dans l’appellation « la fille » et, évidemment, dans la description de ses « tétons énormes ». Les alexandrins sont presque tous bousculés, et les
conventions du sonnet ne sont pas respectées : les deux premiers quatrains ne sont pas fondés sur les mêmes rimes, et il n’y a pas d’opposition entre les quatrains et les tercets, puisque la phrase
commencée au vers 5 se termine au dernier vers. Enfin, les enjambements sont bien trop nombreux, et surtout fort audacieux, puisqu’ils coupent souvent en deux un groupe nominal : « la table / Verte »,
« des tartines / De beurre », « une gousse / D’aïl », ou encore « Les sujets très naïfs / De la tapisserie ». Le sonnet est une image colorée, vive et souvent enfantine dans la provocation, de l’adolescent libéré de toute convention.

Une sensualité exacerbée et auto dérisoire

          Les plaisirs de la chère sont au coeur du poème. À deux reprises, le jambon est caractérisé par sa tiédeur, qui apporte un véritable apaisement des sens : rien de trop « froid », rien de trop chaud, mais une chaleur régulière qui vient sans doute s’opposer aux « chemins » évoqués plus haut. Il y a une forme de jouissance dans la description du « jambon rose et blanc parfumé d’une gousse / d’aïl », plat aussi rustique que les « tartines de beurre » mais élevé ici au rang de plaisir gastronomique : le poète est si affamé qu’il fait bombance d’un jambon-beurre. La pointe du sonnet met en valeur la bière, « chope immense ». L’adjectif hyperbolique rappelle le choix de l’article partitif (« du jambon ») et du pluriel (« des tartines ») : le repas, aussi frugal qu’il soit, est démesurément copieux pour le jeune fugueur.
        Les plaisirs de la chère ne vont pas sans les plaisirs de la chair. La description de la serveuse est marquée par une sensualité omniprésente et trop appuyée pour ne pas être également teintée d’autodérision. Elle est intentionnellement précédée d’une description de la posture du poète : « j’allongeais les jambes sous la table », dans un vers allongé par l’allitération en [j] et les nombreuses nasales. L’apposition « Bienheureux », mise en valeur par sa position en début de vers, traduit un bien-être absolu. Le poète est prêt pour l’apparition de la serveuse. L’adjectif « adorable » rend le lecteur impatient de la découvrir – de la même manière que le tiret et le présentatif « Et ce fut », en début de proposition, montrent l’impatience du jeune homme. La description qui suit est fort drôle, qui commence par les « tétons énormes » avant même de décrire « les yeux vifs », sans parler
du commentaire du poète en incise qui en dit long sur ses sentiments. Le démonstratif un peu péjoratif « celle-là » et le passage au présent de vérité générale (« ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! ») créent une complicité avec le lecteur, comme si nous savions parfaitement de quel type de fille Rimbaud nous parle. Complicité et autodérision, enfin, dans la description du jambon « rose et blanc », qui ne peut qu’évoquer les couleurs de la peau de la servante – et l’adjectif « parfumé » le confi rme, dans une analogie parfaite entre les plaisirs de la nourriture et les plaisirs de l’amour.
            Le plaisir est enfin d’ordre esthétique – et encore une fois mâtiné d’autodérision. Les adjectifs de couleur dans le sonnet sont nombreux : « verte », « rose », « blanc », mais également la mention
des « sujets très naïfs / De la tapisserie » ou encore du « plat colorié ». Tout est effectivement « naïf » dans cette description colorée. Les couleurs sont simples, pastel, le « vert » est plusieurs fois présent, et il faut leur ajouter la couleur du « beurre » que vient rappeler le verbe « dorait » de la pointe. L’adjectif « colorié » employé pour décrire le plat est très enfantin, et le tout n’est pas sans rappeler une image d’Épinal, peut-être inspirée par les « tapisseries » qui décorent le cabaret. La sensualité est donc également dans cette contemplation d’ordre esthétique qui semble se réjouir de la naïveté du décor, bien éloignée des standards esthétiques de la poésie, parnassienne par exemple. 


Une transfiguration du réel

Au fil des strophes, l’évocation des plaisirs sensuels extrait peu à peu le lecteur du cadre spatio-temporel précis induit par les premiers vers, et l’amène à une attitude contemplative et à une 
réflexion esthétique. Le dernier vers décrivant la bière et « sa mousse / que dorait un rayon de soleil arriéré » ouvre à une véritable communion des sens et de la nature. Le substantif « mousse », qui
désigne au départ celle de la bière, peut alors être pris en syllepse et évoquer la « mousse » des bois, d’autant qu’il est éclairé par « un rayon de soleil ». Enfin, les assonances en [y] des trois derniers mots du poème, éclairent, elles aussi, la scène de manière lumineuse.
Le regard de l’adolescent fugueur transfi gure le réel :
– l’hyperbole « tétons énormes » métamorphose une simple serveuse en une déesse de l’amour ;
– l’exagération « chope immense » fait d’un simple verre un calice démesuré ;
– le verbe « dorait » nimbe d’une aura riche un intérieur pourtant simplissime ;
– la nature participe à ce mouvement : le « rayon de soleil » vient volontairement dorer la mousse.
À partir du substantif « Bienheureux » (vers 5), l’accumulation des termes mélioratifs transforme une scène de repas en un moment de jouissance. Le bonheur de la liberté, de ce moment volé, fait de cette scène banale un tableau impressionniste. Et, parce que la forme poétique permet d’aller plus loin peut-être qu’un tableau, cette sensation de bonheur se pare d’atemporalité : le bonheur, dans la communion des sens et de la nature, est éternel.
Les prémices des théories symbolistes se joignent dans ce sonnet à la désinvolture et à l’autodérision du Rimbaud des jeunes années. Le poète s’éloigne de la tradition poétique, en mettant à mal l’alexandrin et en refusant l’application stricte des règles du sonnet. Le jeu sur le lexique, entre prosaïsme et poétique, participe de la révolte poétique de Rimbaud, qui trouvera son aboutissement dans L’Album zutique, très peu de temps après. Enfin, en mettant la liberté au coeur de la poésie et en évoquant une communion sensuelle dans la nature, le poète invente un monde nouveau que seule la création poétique permet de transfigurer.

                                                                                                  HORS-SÉRIE NRP LYCÉE ARTHUR RIMBAUD, LES CAHIERS DE DOUAI MARS 2017