dimanche 10 septembre 2017

Séquence 1 "A la recherche du bonheur" , texte complémentaire :Sartre, Les Mouches (1943)


Séquence n°1 : Texte complémentaire
Jean-Paul Sartre, Acte II, scène 3,

Les Mouches (1943)

Électre : Comment osez-vous parler d’Agamemnon ? Savez-vous s’il ne vient pas la nuit me parler à l’oreille ? Savez-vous quels mots d’amour et de regret sa voix rauque et brisée me chuchote ? Je ris, c’est vrai, pour la première fois de ma vie, je ris, je suis heureuse. Prétendez-vous que mon bonheur ne réjouit pas le cœur de mon père ? Ah ! s’il est là, s’il voit sa fille en robe blanche, sa fille que vous avez réduit au rang abject d’esclave, s’il voit qu’elle porte le front haut et que le malheur n’a pas abattu sa fierté, il ne songe pas, j’en suis sûre, à me maudire ; ses yeux brillent dans son visage supplicié et ses lèvres sanglantes essaient de sourire. 
La jeune femme : Et si elle disait vrai ?
Des voix : Mais non, elle ment, elle est folle. Électre, va-t’en, de grâce, sinon ton impiété retombera sur nous. 
Électre : De quoi donc avez-vous peur ? Je regarde autour de vous et je ne vois que vos ombres. Mais écoutez ceci que je viens d’apprendre et que vous ne savez peut-être pas : il y a en Grèce des villes heureuses. Des villes blanches et calmes qui se chauffent au soleil comme des lézards. À cette heure même, sous ce même ciel, il y a des enfants qui jouent sur les places de Corinthe. Et leurs mères ne demandent point pardon de les avoir mis au monde. Elles les regardent en souriant, elles sont fières d’eux. Ô mères d’Argos, comprenez-vous ? Pouvez-vous encore comprendre l’orgueil d’une femme qui regarde son enfant et qui pense : « C’est moi qui l’ai porté dans mon sein ?
Égisthe : Tu vas te taire, à la fin, ou je ferai rentrer les mots dans ta gorge.
Des voix (dans la foule) : Oui ! Oui ! Qu’elle se taise. Assez, assez !
D’autres voix : Non, laissez-la parler ! Laissez-la parler. C'est Agamemnon qui l'inspire.
Électre : Il fait beau. Partout, dans la plaine, des hommes lèvent la tête et disent : « Il fait beau », et ils sont contents. Ô bourreaux de vous-mêmes, avez-vous oublié cet humble contentement du paysan qui marche sur sa terre et qui dit : « Il fait beau » ? Vous voilà les bras ballants, la tête basse, respirant à peine. Vos morts se collent contre vous, et vous demeurez immobiles dans la crainte de les bousculer au moindre geste. Ce serait affreux, n'est-ce pas ? Si vos mains traversaient soudain une petite vapeur moite, l'âme de votre père ou de votre aïeul ? — Mais regardez-moi : j'étends les bras, je m'élargis, et je m'étire comme un homme qui s'éveille, j'occupe ma place au soleil, toute ma place. Est-ce que le ciel me tombe sur la tête ? Je danse, voyez, je danse, et je ne sais rien que le souffle du vent dans mes cheveux. Où sont les morts ? Croyez-vous qu'ils dansent avec moi, en mesure ?
Le grand prêtre : Habitants d'Argos, je vous dis que cette femme est sacrilège. Malheur à elle et à ceux d'entre vous qui l'écoutent.
Électre : Ô mes chers morts, Iphigénie, ma sœur aînée, Agamemnon, mon père et mon seul roi, écoutez ma prière. Si je suis sacrilège, si j'offense vos mânes douloureux, faites un signe, faites-moi vite un signe, afin que je le sache. Mais si vous m'approuvez, mes chéris, alors taisez-vous, je vous en prie, que pas une feuille ne bouge, pas un brin d'herbe, que pas un bruit ne vienne troubler ma danse sacrée : car je danse pour la joie, je danse pour la paix des hommes, je danse pour le bonheur et pour la vie. Ô mes morts, je réclame votre silence, afin que les hommes qui m'entourent sachent que votre cœur est avec moi.
Elle danse.



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