samedi 16 février 2019

4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte 2




4e séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un Roi sans divertissement (1947). 2e texte : pp. 36 à 39

      C’est là que l’automne commence.
     C’est instantané. Est-ce qu’il y a eu une sorte de mot d’ordre donné hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre soupe ? Ce matin, comme vous ouvrez l’œil, vous voyez mon frêne qui s’est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune d’or sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de ramasser tout ce qui traîne quand on couche dehors et il ne s’agit déjà plus d’aigrette, mais de tout un casque fait des plumes les plus rares : des roses, des grises, des rouille. Puis, ce sont des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers, des cuirasses qu’il se pend et qu’il se plaque partout ; et tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes de prêtre-guerrier qui frotaille de petites crécelles de bois sec.
      M 312 n’est pas en reste. Lui, de sont des aumusses qu’il se met ; des soutanes de miel, des jupons d’évêques, des étoles couvertes de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s’enveloppent de capes de bourreaux, se coiffent du béret des Borgia. Le temps de les voir faire et déjà les prairies à chamois bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix, c’est d’abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage barbare des murs ; puis, vous voyez en bas cette conque d’herbe qui n’était que du foin quand vous êtes passé, il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d’or, les mineurs d’ocre, les papes, les cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt ; entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d’automne, des frênes, des hêtres, des érables, des amelanchiers, des ormes, des rouvres, des bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.
    Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l’acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L’Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu’ils étaient d’ordinaire rose satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d’été, à l’heure où Vénus était douce comme un grain d’orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s’entassent les blocs compacts d’une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d’inquiétantes constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l’ombre de petites crécelles de bois sec.


       Le hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que nous lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d'une carrure et d'une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une épaisseur, d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrué et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d'essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n'osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l’œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers.


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Les trois premiers paragraphes sont au présent d'énonciation : c'est une description faite par le narrateur enquêteur, le même qu'au début du roman. Nous sommes donc en 1916.
Ensuite le dernier paragraphe est une description imaginée du hêtre au moment où commencent les disparitions orchestrées par M.V.
TEXTE 2

Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans divertissement du 1er septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe dans un petit village, dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un narrateur sur un fait divers intervenu dans les années 1843 à 1846. Une série de meurtres trouble la quiétude de ce village. L’hiver précédent, Marie Chazottes a disparu, Georges Ravanel a été victime d’une tentative d’enlèvement et un cochon a été tailladé. Le texte que nous étudions situé entre les pages 36 et 39 est une pause narrative qui permet au narrateur-enquêteur de décrire l’automne dans cette région au moment de son enquête en 1916 et le spectacle que donne la nature à cette occasion. Il fait cette description au présent d’énonciation avant d’imaginer dans la deuxième partie de cet extrait l’aspect que le hêtre de la scierie décrit dans l’incipit devait avoir à la même saison mais dans les années 1840, alors que cet arbre fameux n’était qu’un adolescent. Nous verrons la métamorphose annuelle de la nature en automne qui se traduit par un mélange de rites sacrificielles, et de coutumes sacrées et profanes voire barbares et avec le narrateur nous assisterons à une description imaginée du hêtre de la scierie.

I la métamorphose annuelle de l’automne
a) magie instantanée de l’événement guidée par le narrateur
Le narrateur semble être le seul capable de percevoir la métamorphose magique de la nature avec laquelle il paraît
très familier voire paternel (vous voyez mon frêne, p.36> déterminant possessif affectueux; M312 n'est pas en reste; frotaille > terme familier, p36).
Il convie le lecteur à un voyage à travers la beauté, comme en témoigne l'emploi fréquent de la 2ème personne du
pluriel : pendant que vous tourniez le dos au ciel ... vous voyez ...; le temps de vous occuper du café, p.36; puisvous voyez en bas cette conque d'herbes, p.37. Ce vous renvoie équivaut à la fois à un “je” comme à un “tu” et lie donc narrateur et lecteur par une sorte de pacte. Le narrateur, c'est aussi le Voyant ; celui qui fait découvrir une
autre réalité, en raison de sa perspicacité, de son attention, ou tout bonnement de sa magie.
Son émerveillement communicatif, il nous le fait percevoir à l'aide de l'emploi hyperbolique de superlatifs : lesplus rares, p36; ce que le monde a de plus rutillant et de plus vermeil, p.36; plus opaques les uns que les autres,
p.38. Mais cette fascination est surtout visible à travers l'extrême poésie du texte qui submerge les quelques marques d'oralité (pour l'oralité du style, cf la lecture analytique de l'incipit).
L'écriture est baroque et surchargée; on trouve de façon récurrente l'utilisation d'énumérations (par ex des roses > partout, p36; capuchons > Borgia, p36; l, p37; toute la description du hêtre p38 et 39) et l'emploi systématique de termes rares et précis (notamment avec les différents vêtements ou parties de vêtement p.36 et 37). Même type de constante métaphorisation dans la description du hêtre (qui, quasiment jamais, n'est décrit comme un arbre), avec bcp d'énumérations de GN (p.38 de jusqu'à guêpes > S+Vtransitif+ COD; p.39 de avec ses longs poils jusqu'à cristal > GN avec Cdu nom : mains de feuillage d'or; des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal) ou et de propositions de même structure.
Des images très variées sont associées à des termes rares (ex buffleteries, fourragères, devantiers, aumusses , etc,
page 36).
Le texte est souvent très sonore, évoquant le bruissement de l'arbre (par exemple p.39 depuis il dansait jusqu'à dieux) : on trouve des allitérations en [s] (dansait, seul, savent, danser surnaturel, ivresse, son corps, son immobilité, si frémissant, si mordoré, si inlassablement ), en [r] (entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré, repétri par l'ivresse de son corps, enraciné, encramponnement, prodigieuses racines).

b) portrait des deux frênes en guerrier ou en ecclésiastique : ils sont plus que des arbres…
L'ensemble de la forêt est d'emblée personnifié , à la fois par des métaphores qui renvoient spécifiquement à l'humain (crâne, p36; on parle de carrure pour le hêtre, p38, de mille bras et cent mille mains, p39), à des fonctions (prêtre-guerrier, p36) ou à des groupes humains (les Indiens, les Aztèques, [...] les chevaliers de la forêt,
p37). On parle de jeunesse et d'adolescence pour le hêtre (p. 38).
Utilisation systématique aussi de verbes de mouvement : mon frêne qui s'est planté; qu'il se pend et se plaque partout; il se met; les mélèzes se couvrent; les érables se guêtrent ... s'enveloppent ... se coiffent (p36). Noter l'emploi constant de verbes pronominaux qui confèrent à ces arbres une autonomie toute particulière; ils sont les seuls acteurs de leur métamorphose automnale.
Tout un champ lexical du vêtement accentue cette personnification (casque; des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers, des cuirasses; de capuchons et de limousines [...] béret des Borgia, p36; les tiares […] pans brodés, p37). Pointillisme et extrême variété de ces énumérations vestimentaires > écriture baroque (= chargée).

II Rites sacrificiels et mélanges barbares et religieux
a) une assemblée hétéroclite multiplicité des religions évoquées
Dans la totalité de l'extrait, on fait référence à plusieurs religions ou figures religieuses, qui ne font a priori pas partie
d'un même bassin.
Dès l'incipit, le hêtre est rattaché à la figure d'Apollon-citharède; à la fin de cet extrait, il est question d'amphithéâtre
des montagnes (p.39).; il est donc possible d'y voir une référence à la culture gréco-latine.
Parallèlement à cela, on trouve une référence à la religion musulmane : l'ordre Mevlevi, musulman soufi, dont les
membres sont souvent appelés “derviches tourneurs” en référence à leur danse (sema) dont les mouvements rappellent
ceux d'une toupie. C'est ce à quoi renvoie la dernière partie de la description du hêtre p.39 (ivresse de son corps [...]
reposent les dieux).
Quant aux autres arbres, ils sont comparés explicitement à des Indiens, des Aztèques (p.39); et toutes les références aux
sacrifices et à la barbarie dans ce passage renvoient aux sacrifices humains qu'ils pratiquaient.
Quel point commun entre toutes ces religions si différentes ? Aucun, si ce n'est la particularité de leur culte et de leur
cérémonial : chacune à sa façon convoque le corps dans ce qu'il y a de plus primitif, animal ou incantatoire. Apollon
avait sa Pythie célèbre pour ses transes divinatoires; les derviches tourneurs entrent dans un état second par leur danse;
et les Aztèques sacrifiaient des hommes qu'ils dévoraient souvent.
> Figures composites
On retrouve ce même caractère hétéroclite dans l'évocation de la forêt, représentée notamment par une longue métaphore filée guerrière. Cf tout le champ lexical du vêtement militaire, p36: casque à plumes; aigrette; buffleterie, fourragères, épaulettes, cuirasse. Mais, au milieu de cette énumération , de façon presque incongrue, on trouve des devantiers (= tabliers de femmes). Même procédé un peu plus loin : aux ornements d'église (aumusses, soutanes, jupons
d'évèques) se mêlent des vêtements moins orthodoxes (limousine > grande cape de laine portée par les bergers; capes de
bourreaux, béret des Borgia). P37 : il y a les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs d'ocre, (civilisation mexicaine) et au milieu les papes, les cardinaux, les évêques, (religion catholique) ou encore les chevaliers de la forêt (autre).
Comme si toute l'humanité était ainsi convoquée, dans ce qu'elle a de plus divers, de plus pittoresque et surtout de plus cérémonial. Ce qui semble intéresser Giono, ce n'est pas la religion ou la guerre en elles-mêmes mais le rituel qui les accompagne, notamment le rituel vestimentaire. Quitte à ce que le tableau d'ensemble donne l'impression d'un grand désordre, de patchwork, voire de grotesque. Certains vêtements renvoient en effet de près ou de loin à l'univers féminin
( plumes; devantiers; fanfreluches;); certains associations sont burlesques (jupons d'évêque/rois de cartes;
zouaves/bourreaux + Borgia > un certain sérieux est associé à un certain comique).
C'est l'idée de déguisement (carnavalesque ?) qui importe

b) beauté et cruauté
Les vêtements et les peintures de guerre ont une fonction capitale dans les cérémonies sacrificielles. Giono nous le dit très clairement : Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec des enduits qui facilitent l'acceptation
de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. (p.37). Le rituel permet de transformer la nature même de 'homme; c'est un autre que soi, “déguisé en criminel” qui commet l'acte barbare, de façon à ne plus porter le poids de la
culpabilité. Non que Giono fasse ici l'apologie du crime. Il ne cherche ni à excuser les crimes de M.V ni à les légitimer.
Il tente simplement de les expliquer, de montrer que chacun de nous est porteur de pulsions meurtrières. Elles s'expriment de façon différente selon les êtres ou les moments de l'existence mais elles sont en chacun.
L'idée de sauvagerie est égrenée dans toute la description de l'automne, par exemple : les bourreaux et les Borgia ( à la
réputation de criminels), p.36; le bariolage barbare des murs, p.37; les pétrisseurs de sang, p.37; L'Ouest, badigeonné
de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement plus beaux sanglants, p.37. > Tout un champ lexical du
sang, du rouge, qui renvoie à la cruauté, associée à l'idée de beauté > ce qui est intéressant pour Giono, c'est toute
l'esthétique liée au crime. C'est parce que la cérémonie sacrificielle est belle qu'elle fascine tant M.V ou Langlois et
qu'elle parvient à chasser – mm temporairement- leur ennui existentiel. A noter aussi que l'esthétique du crime participe
à l'idée de création (et non de destruction) > pétrisseur, bariolage, peinture, badigeonné > C'est de l'Art !
Même évocation morbide mais esthétique dans les dernières lignes (p. 37), à travers des couleurs différentes, qui
évoquent l'idée de cadavre cette fois : Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de
plâtre ( le texte suit le processus de la dégradation du corps puisqu'on passe du rouge sang aux couleurs cadavériques).

III le hêtre une divinités à multiples facettes
a) source de divertissements
Mais si les forêts le regardent, c'est d'abord et avant tout parce qu'il est une source de fascination. Il est un spectacle à
part entière (cf les mots gradins et amphithéâtre), parce qu'il est beau ( Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme
l'oeil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige, p39.) mais surtout parce que cette beauté est éminemment
dramatique, au sens théâtral du terme.
En effet (rappel > drama en grec signie “action” !), ce qui le caractérise c'est son mouvement perpétuel, comme en témoigne l'emploi quasi systématique de verbes d'action ou certains substantifs : il était constamment charrué et bouleversé; il éclaboussait; il fumait; il soufflait (p. 38); c'était autour de lui une ronde sans fin; des jaillissements. Il
crépitait; il dansait; il ondulait; la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie (p.39).
Il est la figure du théâtre antique, plus asiatique que gréco-romain d'ailleurs : Et à l'automne, avec ses longs poils cramoisis [...] il n'était vraiment pas un arbre (p.39). Les mille bras et les cent mille mains renvoient aux représentations traditionnelles de certaines divinités hindoues, notamment la trinité (Vishnu, Brahma et Shiva). Les longs poils cramoisis, les serpents et les entrelas d'or aussi; et l'on sait qu'à l'origine le culte de ces divinités est associé
au théâtre dansé (le hêtre dansait, p.39).
Le hêtre constitue donc l'essence du spectacle et du divertissement; et il est au coeur même de la thématique princiaple
du roman.
C'est ainsi que l'on comprend pourquoi M.V va le choisir : parce que trivialement il constitue, bien sûr, une merveilleuse “planque à cadavres” (en hauteur et dissimulant parfaitement les corps), mais surtout parce qu'il est un objet de divertissement par excellence. Y cacher des corps procède donc d'une sorte de mouvement naturel : M.V reconnaît le hêtre comme élément constitutif de son épopée personnelle. Il fait partie de sa tragédie intime, de son histoire.
b) Un roi
Il paraît évidemment qu'au milieu de cette troupe d'arbres pourtant déjà singuliers et fascinants, le hêtre est un roi
incontesté. D'ailleurs le narrateur semble se transformer en historiographe (= biographe des rois) puisqu'il évoque
successivement sa jeunesse, son adolescence, aujourd'hui (p.38). Même si on n'est pas dans le souci historique
(puisqu'aucune date ne nous est donnée, ni même des indices sur son âge) mais au contraire dans une sorte de mystère :
l'arbre paraît n'avoir ni commencement ni fin; il traverse les époques, dans une sorte de permanence magique.
Giono lui consacre une longue description bien distincte du reste des arbres de la forêt (p.38 et 39).
Le narrateur insiste sur le caractère exceptionnel de l'arbre avec des procédés attendus comme l'emploi de superlatifs
(plus opaques les uns que les autres) ou d'hyperboles (qui le mettaient à cent coudées au dessus de tous les autres
arbres réunis,; d'une force et d'une beauté rares, p.38).
Mais son caractère exceptionnel ne provient pas seulement de ses dimensions. Lui non plus n'était vraiment pas un
arbre (p.39) mais, à la différence des autres qui sont humanisés comme on vient de le voir, le hêtre est encore au-dessus
: c'est un dieu. Le narrateur nous dit clairement qu'il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels (p.39).
Le narrateur nous parle en outre de sa charpente et de sa densité de pierre (p.38). On peut interpréter ces indications de
plusieurs façons : on peut le voir comme un temple (charpente + pierre); soit comme un totem (pierre); soit encore
comme une arche (habitacle + animaux => arche de Noé).
Si les autres arbres participaient à la célébration d'un rituel religieux, il semble bien que le hêtre constitue à la fois un
lieu de culte et un culte en lui-même. D'ailleurs, le texte insiste sur le fait qu'il constitue un point de mire : les forêts
assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence (p.39); Les forêts, assises sur les gradins de
l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, nosaient plus bouger (p.39 aussi).

c) un microcosme

Ce hêtre est tellement prismatique qu'il peut encore être perçu autrement, comme la représentation d'un univers
cosmique sinon de l'univers tout court.
En effet, son mouvement perpétuel est la première indication. Comme les planètes, il ne cesse de se mouvoir en constante rotation (il est question de toupie, p.39). Et il entraine avec lui une même rotation d'autres éléments ailés (c'est autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de paillons, de mouches, p.39) qui peuvent être assimilés aux satellites
d'une planète-mère, auxquels s'ajoutent des corps stellaires plus infimes (poussières de cristal, p.39).
Il est donc à lui-seul tout un cosmos.
De plus, comme doit l'être un univers en bon état de marche “physique” (au sens scientifique du terme), il est constitué
d'éléments antagonistes propres à provoquer, toujours physiquement parlant, une formidable production d'énergie (qui
s'exprime comme nous l'avons vu par le mouvement). En effet, il est une véritable alliance des contraires :
- il portait avec tant d'élégance tant de poids accumulé (p.38)
-Il est à la conjonction de deux univers, l'univers de la faune et de la flore, mi-arbre, mi-animal : il contenait autant
d'oiseaux et de mouches que de feuilles (p.38)
- Il contient à la fois le prédateur et la proie (oiseaux et insectes, comme déjà cité en I.a)
- Il contient à la fois l'eau et le feu (jaillissement /brasier)
En outre, il est constitué par les quatre éléments originels : l'air (notamment à cause du vol permanent des êtres ailés et
de termes plus spécifiques comme soufflait p38); la terre (enraciné, p.39); l'eau (éclaboussé, p38; jaillissements d'embruns, p.39); le feu (brasier).

Certaines expressions nous transportent même au coeur d'un univers en cours de formation, tant le texte insiste sur la maléabilité de cet arbre : pétri; charrué; bouleversé; il fumait; il soufflait (p.38); il crépitait comme un brasier; inlassablement repétri (p.39). Cet arbre semble être du magma en fusion comme à l'origine du monde.

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