4e séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un Roi sans divertissement (1947). 2e texte : pp. 36 à 39
C’est
là que l’automne commence.
C’est
instantané. Est-ce qu’il y a eu une sorte de mot d’ordre donné
hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre
soupe ? Ce matin, comme vous ouvrez l’œil, vous voyez mon
frêne qui s’est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune
d’or sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de
ramasser tout ce qui traîne quand on couche dehors et il ne s’agit
déjà plus d’aigrette, mais de tout un casque fait des plumes les
plus rares : des roses, des grises, des rouille. Puis, ce sont
des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers,
des cuirasses qu’il se pend et qu’il se plaque partout ; et
tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus
vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes
de prêtre-guerrier qui frotaille de petites crécelles de bois sec.
M
312 n’est pas en reste. Lui, de sont des aumusses qu’il se met ;
des soutanes de miel, des jupons d’évêques, des étoles couvertes
de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de
capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se
guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves,
s’enveloppent de capes de bourreaux, se coiffent du béret des
Borgia. Le temps de les voir faire et déjà les prairies à chamois
bleuissent de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez
au-dessus du col La Croix, c’est d’abord pour vous trouver en
face du premier coucher de soleil de la saison : du bariolage
barbare des murs ; puis, vous voyez en bas cette conque d’herbe
qui n’était que du foin quand vous êtes passé, il y a deux ou
trois jours, devenue maintenant cratère de bronze autour duquel
montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de
sang, les batteurs d’or, les mineurs d’ocre, les papes, les
cardinaux, les évêques, les chevaliers de la forêt ;
entremêlant les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les
chairs peintes, les pans brodés, les feuillages d’automne, des
frênes, des hêtres, des érables, des amelanchiers, des ormes, des
rouvres, des bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et
des sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.
Chaque
soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces
enduits qui facilitent l’acceptation de la cruauté et délivrent
les sacrificateurs de tout remords. L’Ouest, badigeonné de
pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus
beaux sanglants que ce qu’ils étaient d’ordinaire rose satiné
ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d’été, à
l’heure où Vénus était douce comme un grain d’orge. Un blême
vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée
de plâtre là où la lumière est la plus intense, cependant que sur
les trois autres murailles s’entassent les blocs compacts d’une
nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en
d’inquiétantes constructions : tels sont les sujets de
méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes.
Les arbres font bruire inlassablement dans l’ombre de petites
crécelles de bois sec.
Le
hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que nous
lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin,
tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son
adolescence était d'une carrure et d'une étoffe qui le mettaient à
cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les
autres arbres réunis. Son feuillage était d'un dru, d'une
épaisseur, d'une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne
pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux
plus opaques les uns que les autres) devait être d'une force et
d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance tant de poids
accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d'oiseaux et
de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et de mouches que de
feuilles. Il était constamment charrué
et bouleversé de
corneilles, de corbeaux et d'essaims ; il éclaboussait à chaque
instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de
bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait
des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores
de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes.
C'était autour de lui une ronde sans fin
d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait
l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des
jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils
cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent
mille mains de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des
lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment
pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes,
finissaient
par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il
dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en
multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour
de lui-même dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si
mordoré, si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on
ne pouvait plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement
de prodigieuses racines
ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle
reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de
l'amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette
sacerdotale, n'osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté
hypnotisait comme l’œil des serpents ou le sang des oies sauvages
sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou
descendaient vers elle, s'alignait la procession des érables
ensanglantés comme des bouchers.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Les trois premiers paragraphes sont au présent d'énonciation : c'est une description faite par le narrateur enquêteur, le même qu'au début du roman. Nous sommes donc en 1916.
Ensuite le dernier paragraphe est une description imaginée du hêtre au moment où commencent les disparitions orchestrées par M.V.
TEXTE
2
Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans
divertissement
du 1er
septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe dans
un petit village,
dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un
narrateur sur un fait divers intervenu dans les années 1843 à 1846.
Une série de meurtres trouble
la quiétude de ce village. L’hiver
précédent, Marie
Chazottes
a disparu, Georges Ravanel a été victime d’une tentative
d’enlèvement et un cochon a été tailladé. Le texte que nous
étudions situé entre les pages 36 et 39 est une pause narrative qui
permet au narrateur-enquêteur de décrire l’automne dans cette
région au moment de son enquête en 1916 et le spectacle que donne
la nature à cette occasion. Il fait cette description au présent
d’énonciation avant d’imaginer dans la deuxième partie de cet
extrait l’aspect que le hêtre de la scierie décrit
dans l’incipit devait
avoir à la même saison mais dans les années 1840, alors que cet
arbre fameux n’était qu’un adolescent. Nous
verrons la métamorphose annuelle de la nature en automne qui se
traduit par un mélange de rites sacrificielles, et de coutumes
sacrées et profanes voire barbares et avec le narrateur nous
assisterons à une description imaginée du hêtre de la scierie.
I
la
métamorphose annuelle de l’automne
a) magie instantanée de l’événement guidée par le narrateur
Le
narrateur semble être le seul capable de percevoir la métamorphose
magique de la nature avec laquelle il paraît
très
familier voire paternel (vous
voyez mon frêne,
p.36> déterminant possessif affectueux; M312
n'est pas en reste; frotaille > terme
familier, p36).
Il
convie le lecteur à un voyage à travers la beauté, comme en
témoigne l'emploi fréquent de la 2ème personne du
pluriel
: pendant
que vous tourniez le dos au ciel ... vous voyez ...;
le
temps de vous occuper du café,
p.36; puisvous
voyez en bas cette conque d'herbes, p.37.
Ce vous
renvoie
équivaut à la fois à un “je” comme à un “tu” et lie donc
narrateur et lecteur par une sorte de pacte. Le narrateur, c'est
aussi le Voyant ; celui qui fait découvrir une
autre
réalité, en raison de sa perspicacité, de son attention, ou tout
bonnement de sa magie.
Son
émerveillement communicatif, il nous le fait percevoir à l'aide de
l'emploi hyperbolique de superlatifs : lesplus
rares,
p36; ce
que le monde a de plus rutillant et de plus vermeil, p.36;
plus
opaques les uns que les autres,
p.38.
Mais cette fascination est surtout visible à travers l'extrême
poésie du texte qui submerge les quelques marques d'oralité (pour
l'oralité du style, cf la lecture analytique de l'incipit).
L'écriture
est baroque et surchargée; on trouve de façon récurrente
l'utilisation d'énumérations (par ex des
roses > partout,
p36; capuchons
> Borgia, p36;
l, p37; toute la description du hêtre p38 et 39) et l'emploi
systématique de termes rares et précis (notamment avec les
différents vêtements ou parties de vêtement p.36 et 37). Même
type de constante métaphorisation dans la description du hêtre
(qui, quasiment jamais, n'est décrit comme un arbre), avec bcp
d'énumérations de GN (p.38 de jusqu'à guêpes
>
S+Vtransitif+ COD; p.39 de avec
ses longs poils jusqu'à
cristal
>
GN avec Cdu nom : mains
de feuillage d'or; des pompons de plumes, des lanières d'oiseaux,
des poussières de cristal) ou
et de propositions de même structure.
Des
images très variées sont associées à des termes rares (ex
buffleteries,
fourragères, devantiers, aumusses ,
etc,
page
36).
Le
texte est souvent très sonore, évoquant le bruissement de l'arbre
(par exemple p.39 depuis il
dansait jusqu'à
dieux)
: on trouve des allitérations en [s] (dansait,
seul, savent, danser surnaturel, ivresse, son corps, son immobilité,
si frémissant, si mordoré, si inlassablement ),
en [r] (entortillement
d'écharpes, si frémissant, si mordoré,
repétri par l'ivresse de son corps, enraciné, encramponnement,
prodigieuses racines).
b) portrait des deux frênes en guerrier ou en ecclésiastique :
ils sont plus que des arbres…
L'ensemble
de la forêt est d'emblée personnifié , à la fois par des
métaphores qui renvoient spécifiquement à l'humain
(crâne,
p36; on parle de carrure
pour
le hêtre, p38, de mille
bras et
cent
mille mains,
p39), à des fonctions (prêtre-guerrier,
p36) ou à des groupes humains (les
Indiens, les Aztèques, [...]
les
chevaliers de la forêt,
p37).
On parle de jeunesse
et
d'adolescence
pour
le hêtre (p. 38).
Utilisation
systématique aussi de verbes de mouvement : mon
frêne qui s'est planté; qu'il se pend et se plaque partout; il se
met; les mélèzes se couvrent; les érables se guêtrent ...
s'enveloppent ... se coiffent (p36).
Noter l'emploi constant de verbes pronominaux qui confèrent à ces
arbres une autonomie toute particulière; ils sont les seuls acteurs
de leur métamorphose automnale.
Tout
un champ lexical du vêtement accentue cette personnification
(casque;
des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers,
des cuirasses; de capuchons et de limousines [...]
béret
des Borgia, p36;
les
tiares […] pans brodés,
p37). Pointillisme et extrême variété de ces énumérations
vestimentaires > écriture baroque (= chargée).
II Rites sacrificiels et mélanges barbares et religieux
a)
une assemblée hétéroclite multiplicité
des religions évoquées
Dans
la totalité de l'extrait, on fait référence à plusieurs religions
ou figures religieuses, qui ne font a priori pas partie
d'un
même bassin.
Dès
l'incipit, le hêtre est rattaché à la figure d'Apollon-citharède;
à
la fin de cet extrait, il est question d'amphithéâtre
des
montagnes (p.39).;
il est donc possible d'y voir une référence à la culture
gréco-latine.
Parallèlement
à cela, on trouve une référence à la religion
musulmane : l'ordre Mevlevi, musulman soufi, dont les
membres
sont souvent appelés “derviches tourneurs” en référence à
leur danse (sema) dont les mouvements rappellent
ceux
d'une toupie. C'est ce à quoi renvoie la dernière partie de la
description du hêtre p.39 (ivresse
de son corps [...]
reposent
les dieux).
Quant
aux autres arbres, ils sont comparés explicitement à des Indiens,
des
Aztèques
(p.39);
et toutes les références aux
sacrifices
et à la barbarie dans ce passage renvoient aux sacrifices humains
qu'ils pratiquaient.
Quel
point commun entre toutes ces religions si différentes ? Aucun, si
ce n'est la particularité de leur culte et de leur
cérémonial
: chacune à sa façon convoque le corps dans ce qu'il y a de plus
primitif, animal ou incantatoire. Apollon
avait
sa Pythie célèbre pour ses transes divinatoires; les derviches
tourneurs entrent dans un état second par leur danse;
et
les Aztèques sacrifiaient des hommes qu'ils dévoraient souvent.
>
Figures composites
On
retrouve ce même caractère hétéroclite dans l'évocation de la
forêt, représentée notamment par une longue métaphore filée
guerrière. Cf tout le champ lexical du vêtement militaire, p36:
casque
à plumes; aigrette; buffleterie, fourragères, épaulettes,
cuirasse. Mais,
au milieu de cette énumération , de façon presque incongrue, on
trouve des devantiers
(=
tabliers de femmes). Même procédé un peu plus loin : aux ornements
d'église (aumusses,
soutanes, jupons
d'évèques)
se mêlent des vêtements moins orthodoxes (limousine
>
grande cape de laine portée par les bergers; capes
de
bourreaux,
béret des Borgia).
P37 : il y a les
Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs de sang, les batteurs
d'ocre, (civilisation
mexicaine)
et
au milieu les
papes, les cardinaux, les évêques, (religion
catholique)
ou
encore les
chevaliers de la forêt (autre).
Comme
si toute l'humanité était ainsi convoquée, dans ce qu'elle a de
plus divers, de plus pittoresque et surtout de plus cérémonial. Ce
qui semble intéresser Giono, ce n'est pas la religion ou la guerre
en elles-mêmes mais le rituel qui les accompagne, notamment le
rituel vestimentaire. Quitte à ce que le tableau d'ensemble donne
l'impression d'un grand désordre, de patchwork, voire de grotesque.
Certains vêtements renvoient en effet de près ou de loin à
l'univers féminin
(
plumes;
devantiers; fanfreluches;);
certains associations sont burlesques (jupons
d'évêque/rois de cartes;
zouaves/bourreaux
+
Borgia
>
un certain sérieux est associé à un certain comique).
C'est
l'idée de déguisement (carnavalesque ?) qui importe
b) beauté et cruauté
Les
vêtements et les peintures de guerre ont une fonction capitale dans
les cérémonies sacrificielles. Giono nous le dit très
clairement : Chaque
soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec des
enduits qui facilitent l'acceptation
de
la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. (p.37).
Le
rituel permet de transformer la nature même de 'homme; c'est un
autre que soi, “déguisé en criminel” qui commet l'acte barbare,
de façon à ne plus porter le poids de la
culpabilité.
Non que Giono fasse ici l'apologie du crime. Il ne cherche ni à
excuser les crimes de M.V ni à les légitimer.
Il
tente simplement de les expliquer, de montrer que chacun de nous est
porteur de pulsions meurtrières. Elles s'expriment de façon
différente selon les êtres ou les moments de l'existence mais elles
sont en chacun.
L'idée
de sauvagerie est égrenée dans toute la description de l'automne,
par exemple : les bourreaux
et
les Borgia
(
à la
réputation
de criminels), p.36; le
bariolage barbare des murs,
p.37; les
pétrisseurs de sang,
p.37; L'Ouest,
badigeonné
de
pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement plus beaux
sanglants,
p.37. > Tout un champ lexical du
sang,
du rouge, qui renvoie à la cruauté, associée à l'idée de beauté
> ce qui est intéressant pour Giono, c'est toute
l'esthétique
liée au crime. C'est parce que la cérémonie sacrificielle est
belle qu'elle fascine tant M.V ou Langlois et
qu'elle
parvient à chasser – mm temporairement- leur ennui existentiel. A
noter aussi que l'esthétique du crime participe
à
l'idée de création (et non de destruction) > pétrisseur,
bariolage, peinture, badigeonné >
C'est de l'Art !
Même
évocation morbide mais esthétique dans les dernières lignes (p.
37), à travers des couleurs différentes, qui
évoquent
l'idée de cadavre cette fois : Un
blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une
poignée de
plâtre
(
le texte suit le processus de la dégradation du corps puisqu'on
passe du rouge sang aux couleurs cadavériques).
III le hêtre une divinités à multiples facettes
a) source de divertissements
Mais
si les forêts le regardent, c'est d'abord et avant tout parce qu'il
est une source de fascination. Il est un spectacle à
part
entière (cf les mots gradins
et
amphithéâtre),
parce qu'il est beau ( Cette
virtuosité de beauté hypnotisait comme
l'oeil
des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige,
p39.) mais surtout parce que cette beauté est éminemment
dramatique,
au sens théâtral du terme.
En
effet (rappel > drama
en
grec signie “action” !), ce qui le caractérise c'est son
mouvement perpétuel, comme en témoigne l'emploi quasi systématique
de verbes d'action ou certains substantifs : il
était constamment charrué et bouleversé; il éclaboussait; il
fumait; il soufflait (p.
38); c'était
autour de lui une ronde sans fin; des jaillissements. Il
crépitait;
il dansait; il ondulait; la vitesse miraculeuse de la pointe de
toupie (p.39).
Il
est la figure du théâtre antique, plus asiatique que gréco-romain
d'ailleurs : Et
à l'automne, avec ses longs poils cramoisis [...] il n'était
vraiment pas un arbre (p.39).
Les mille
bras et
les cent
mille mains renvoient
aux représentations traditionnelles de certaines divinités
hindoues, notamment la trinité (Vishnu, Brahma et Shiva). Les longs
poils cramoisis,
les serpents
et
les entrelas d'or
aussi;
et l'on sait qu'à l'origine le culte de ces divinités est associé
au
théâtre dansé (le hêtre dansait,
p.39).
Le
hêtre constitue donc l'essence du spectacle et du divertissement; et
il est au coeur même de la thématique princiaple
du
roman.
C'est
ainsi que l'on comprend pourquoi M.V va le choisir : parce que
trivialement il constitue, bien sûr, une merveilleuse “planque à
cadavres” (en hauteur et dissimulant parfaitement les corps), mais
surtout parce qu'il est un objet de divertissement par excellence. Y
cacher des corps procède donc d'une sorte de mouvement naturel : M.V
reconnaît le hêtre comme élément constitutif de son épopée
personnelle. Il fait partie de sa tragédie intime, de son histoire.
b)
Un
roi
Il
paraît évidemment qu'au milieu de cette troupe d'arbres pourtant
déjà singuliers et fascinants, le hêtre est un roi
incontesté.
D'ailleurs le narrateur semble se transformer en historiographe (=
biographe des rois) puisqu'il évoque
successivement
sa
jeunesse, son adolescence, aujourd'hui (p.38).
Même si on n'est pas dans le souci historique
(puisqu'aucune
date ne nous est donnée, ni même des indices sur son âge) mais au
contraire dans une sorte de mystère :
l'arbre
paraît n'avoir ni commencement ni fin; il traverse les époques,
dans une sorte de permanence magique.
Giono
lui consacre une longue description bien distincte du reste des
arbres de la forêt (p.38 et 39).
Le
narrateur insiste sur le caractère exceptionnel de l'arbre avec des
procédés attendus comme l'emploi de superlatifs
(plus
opaques les uns que les autres)
ou d'hyperboles (qui
le mettaient à cent coudées au dessus de tous les autres
arbres
réunis,; d'une force et d'une beauté rares,
p.38).
Mais
son caractère exceptionnel ne provient pas seulement de ses
dimensions. Lui non plus n'était
vraiment pas un
arbre
(p.39)
mais, à la différence des autres qui sont humanisés comme on vient
de le voir, le hêtre est encore au-dessus
:
c'est un dieu. Le narrateur nous dit clairement qu'il
dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels (p.39).
Le
narrateur nous parle en outre de sa charpente
et
de sa
densité de pierre (p.38).
On peut interpréter ces indications de
plusieurs
façons : on peut le voir comme un temple (charpente + pierre); soit
comme un totem (pierre); soit encore
comme
une arche (habitacle + animaux => arche de Noé).
Si
les autres arbres participaient à la célébration d'un rituel
religieux, il semble bien que le hêtre constitue à la fois un
lieu
de culte et un culte en lui-même. D'ailleurs, le texte insiste sur
le fait qu'il constitue un point de mire : les
forêts
assises
sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence
(p.39);
Les
forêts, assises sur les gradins de
l'amphithéâtre
des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, nosaient plus
bouger (p.39
aussi).
c) un microcosme
Ce
hêtre est tellement prismatique qu'il peut encore être perçu
autrement, comme la représentation d'un univers
cosmique
sinon de l'univers tout court.
En
effet, son mouvement perpétuel est la première indication. Comme
les planètes, il ne cesse de se mouvoir en constante rotation (il
est question de toupie,
p.39). Et il entraine avec lui une même rotation d'autres éléments
ailés (c'est
autour de lui une ronde sans fin d'oiseaux, de paillons, de mouches,
p.39) qui peuvent être assimilés aux satellites
d'une
planète-mère, auxquels s'ajoutent des corps stellaires plus infimes
(poussières
de cristal, p.39).
Il
est donc à lui-seul tout un cosmos.
De
plus, comme doit l'être un univers en bon état de marche “physique”
(au sens scientifique du terme), il est constitué
d'éléments
antagonistes propres à provoquer, toujours physiquement parlant, une
formidable production d'énergie (qui
s'exprime
comme nous l'avons vu par le mouvement). En effet, il est une
véritable alliance des contraires :
-
il
portait avec tant d'élégance tant de poids accumulé (p.38)
-Il
est à la conjonction de deux univers, l'univers de la faune et de la
flore, mi-arbre, mi-animal : il
contenait autant
d'oiseaux
et de mouches que de feuilles (p.38)
-
Il contient à la fois le prédateur et la proie (oiseaux et
insectes, comme déjà cité en I.a)
-
Il contient à la fois l'eau et le feu (jaillissement
/brasier)
En
outre, il est constitué par les quatre éléments originels : l'air
(notamment à cause du vol permanent des êtres ailés et
de
termes plus spécifiques comme soufflait
p38);
la terre (enraciné,
p.39);
l'eau (éclaboussé,
p38; jaillissements
d'embruns,
p.39); le feu (brasier).
Certaines
expressions nous transportent même au coeur d'un univers en cours de
formation, tant le texte insiste sur la maléabilité de cet arbre :
pétri;
charrué; bouleversé; il fumait; il soufflait (p.38); il crépitait
comme un brasier; inlassablement
repétri (p.39).
Cet arbre semble être du magma en fusion comme à l'origine du
monde.
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