Texte
complémentaire :
Paul
Scarron, Le
Roman comique,
1651, incipit.
Le
soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char,
ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne
voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de
la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en
moins d'un demi-quart d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur
force ils ne s'amusaient qu'à faire des
courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les
avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître
se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et
plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une
charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était
attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument
poulinière dont le poulain allait et venait à l'entour de la
charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine
de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui
faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une
demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.
Un
jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à
côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage,
qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue,
et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné
plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une
bandoulière au bas de laquelle pendaient par les
pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été
pris à la petite guerre . Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un
bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes
couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban
qui n'était encore qu'ébauché et auquel on n'avait pas encore
donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de
grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à
soutenir une épée qui était aussi longue qu'on ne s'en pouvait
aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses
troussées à bas d'attache, comme celles des comédiens quand ils
représentent un héros de l'Antiquité, et il avait, au lieu de
souliers, des brodequins à l'antique que les boues avaient gâtés
jusqu'à la cheville du pied.
Un
vieillard vêtu plus régulièrement, quoique très mal, marchait à
côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole et,
parce qu'il se courbait un peu en marchant, on
l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur les
jambes de derrière. Quelque critique murmurera de la comparaison, à
cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à
un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent
dans les Indes et, de plus, je m'en sers de ma seule autorité.
Retournons à notre caravane.
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