samedi 16 février 2019

4e séquence : Giono, Un roi sans divertissement. Texte 4 : le dénouement


4e séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un Roi sans divertissement (1947).
4e texte : dénouement, pp.243-244



Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Il m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; ça dépend. » –
« Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses », mais il a insisté, alors j’y ai
dit : « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et j’y ai attrapé une oie.
Comme elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
Eh bien, parle.
Bien, voilà, dit Anselmie…
C’est tout.
Comment, c’est tout ?
Bien oui, c’est tout. Il me dit :
« Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie.
Où ?
Où quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
Où qu’il était ce billot ?
Sous le hangar, pardi.
Et Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
Se tenait à l’écart.
Où ?
Dehors le hangar.
Dans la neige ?
Oh ! il y en avait si peu.
Mais parle. Et on la bouscule.
Vous m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : « Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie. Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors, je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée, monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé. Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter, mais, quand je suis sortie, il était parti.

Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.
Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.
Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?
                                                                               Manosque, 1er sept.-10 oct. 46.
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Introduction texte 4 : le dénouement

Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans divertissement du 1er septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe dans un petit village, dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un narrateur sur un fait divers intervenu dans les années 1843 à 1846. Une série de meurtres résolue quant à l’identité de l’assassin par Frédéric II et qui se termine par l’exécution de M.V. de deux balles dans le ventre tirées par le capitaine de gendarmerie, Langlois. S’ensuit une partie très longue sur la battue au loup qui voit le retour de Langlois en commandant de Louveterie et qui abat le loup. « La conclusion tragique de l’histoire » a été annoncée à la page 151 : « Nous avions vu mourir Langlois » ou plutôt « entendu ». Restait à savoir quelle forme prendrait la mort de Langlois. Giono a proposé lui-même, dans le Carnet du roman, un résumé possible de l'intrigue d'Un Roi sans divertissement à travers le portrait moral de Langlois, son protagoniste central : « C'est le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu'il punit chez les autres. Il se tue quand il sait qu'il est capable de s'y livrer. [...] Quelqu'un qui connaîtrait le besoin de cruauté de tous les hommes, étant homme, et, voyant monter en lui cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.»L’extrait que nous nous proposons d’étudier et qui se situe à la fin du roman et donc de la troisième partie du livre va nous apporter la révélation sur la fin tragique de Langlois. L’extrait que nous étudions se compose de deux parties, d’une part de la transcription d’un interrogatoire mené par un groupe de villageois avide d’informations sur les derniers moments de Langlois auprès d’Anselmie et une deuxième partie qui est une possible reconstitution de ce qui a précédé la fin tragique de Langlois. En quoi cet excipit qui apporte finalement plus de questions que de réponses demande au lecteur d’avoir un acte de lecture créatif ? Nous verrons une enquête bâclée sur une fin tragique et annoncée et qui se révèle féconde pour le lecteur attentif.

I une enquête bâclée
a) Une Anselmie rétive à communiquer
Beaucoup de voix; trop de voix.
En effet, celle qui aurait dû assumer la paternité de la narration des derniers instants de Langlois, Saucisse, parce que c'est elle qui en est la plus intime, a disparu du roman pour laisser place à un groupe de villageois anonymes. Cet anonymat est marqué par l'absence de caractérisation (ds les lignes 3 à 19, on ne sait pas qui parle; personne n'est nommé; de simples tirets et un simple retour à la ligne marquent le changement de narrateur) et par l'utilisation du
pronom personnel on à valeur indéterminée (l.1, on lui dit; l.18, Et on la bouscule).
Très rapidement, et par effet d'enchâssement, le récit va être mené par Anselmie, à partir de la ligne 19, ds ce qui peut constituer un monologue. Or Anselmie est un personnage plus que secondaire dans le roman. Elle n'apparaît qu'une fois et ce qui est souligné à ce moment-là, c'est son extrême bêtise (p.47 : tête de chèvre, des yeux de mammifère antédiluvien, [...] Plus têtue qu'une mule ! Têtue comme une statue de mule.).
Contre toute attente, au lieu de progresser vers la lumière, la narration semble progresser vers l'obscurité, passant de la voix blanche du groupe à la voix la plus “animale” du village !
Le dernier narrateur qui semble être plus “éclairé” reste lui aussi ds une sorte de flou : on suppose que c'est le même narrateur qu'au début et qu'il nous est possible d'assimiler à l'auteur lui-même puisque les circonstances d'écriture qui sont citées à la fin (Manosque, 1er sept-10 oct.46) sont celles de Giono. Pour autant, il ne nous offre pas la vérité
(puisqu'il n'a pas assisté à la mort de Langlois) mais de simples supputations (voilà ce qu'il dut faire, l.41); et en définitive non pas une reconstitution fidèle (contrairement à ce qui nous était promis ds l'incipit, on ne trouve pas ici de traces de recherches et de travail d'historien) mais une reconstitution imaginaire
b) des blancs et des lacunes
Les narrateurs ne sont pas les seuls à déconcerter le lecteur. L'organisation et le contenu de ces dernières pages sont déroutants parce que marqués par la vacuité.
On peut noter la présence du blanc ds la rupture typographique entre la ligne 40 et 41.
Le premier tiers du passage est une succession de courtes répliques au discours direct qui, visuellement parlant, semblent envahies par le blanc. Et lorsqu'on se penche sur le contenu de ce dialogue, on se rend vite compte de son caractère inepte : la discussion entre Anselmie et les villageois tourne essentiellement sur les efforts des uns (utilisation systématique de phrases interrogatives, pour faire parler l'autre qui se refuse à le faire (économie
de paroles ds les réponses d'Anselmie, essentiellement nominales et limitées à de courts GN,
Alors que, ds un roman, les paroles au discours direct en général et les dialogues en particulier sont utilisés pour mettre en relief des propos importants ou porteurs de sens, ici c'est l'inverse. Giono rapporte volontairement ce qu'il y a de moins intéressant et ne fait rien pour stimuler l'intrigue ou intéresser le lecteur.
Même constat pour le monologue d'Anselmie. Elle rapporte une scène qui en aurait surpris plus d'un (Langlois lui demande d'égorger une oie et regarde des heures durant son sang ds la neige) sur un mode laconique, sans jamais marquer ni surprise ni sentiment quelconque. On ne trouve aucun champ lexical de l'émotion. Seulement des détails purement factuels (ne sont rapportées que les actions de Langlois, sans aucun commentaire de la part d'Anselmie). En fait, et de manière tout à fait paradoxale, on a un point de vue interne qui équivaut à un point de vue externe ! Le lecteur est frustré.


II une fin tragique et annoncée
a) une mort escamotée
La mort du héros principal constitue généralement une fin canonique par excellence. Beaucoup de romans s'achèvent avec la mort du personnage principal (Le Père Goriot, Emma Bovary, Les Liaisons dangereuses, l'Etranger, etc) et c'est pour le romancier l'occasion d'un final généralement à la hauteur du personnage qui part : les derniers instants sont minutieusement décrits, les dernières paroles soigneusement rapportées, la mise en scène est travaillée de façon à magnifier la grandeur du héros.
Or ici, c'est l'exact inverse qui se produit. Sur les 57 dernières lignes, seule une dizaine est consacrée à la mort proprement dite de Langlois. Et si l'on veut être vraiment rigoureux, on peut même ajouter que seules 4 lignes constituent véritablement le récit de la mort de Langlois (l.52 à 55). Certes le narrateur “se fend” d'une jolie métaphore poétique : « l'énorme éclaboussement d'or qui éclairé la nuit pendant une seconde » mais c'est la seule que nous ayons et le texte se clôt deux lignes plus loin . Qui plus est par une morale, certes, mais sous forme d'une question énigmatique : «  Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ? Pascal est cité sans l'être (son nom n'apparaît pas),
de manière assez désinvolte.
C'est d'autant plus paradoxal que la mort de Langlois possédait tous les ingrédients pour constituer un final “en fanfare” : ce n'est pas une mort banale puisqu'il se suicide; de plus, son suicide est des plus spectaculaires puisqu'il se fait exploser la tête avec un bâton de dynamite ! Comme si le narrateur (ou l'auteur) faisait exprès d'avorter ou de râter ce final, alors qu'il avait lui-même inventé tous les éléments pour le réussir !
En définitive, le plaisir du lecteur est gâché : au lieu de s'intéresser au personnage principal, la narration s'arrête sur des dialogues creux racontés par des narrateurs obtus. Et quand enfin un narrateur a priori plus éclairé que les autres arrive pour narrer l'épisode capital de la mort du héros, il semble refuser de s'y attarder et se précipite pour finir le roman.

b) la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée :

En effet, et ce depuis le tout début du roman d'ailleurs, Langlois est un personnage finalement toujours isolé par rapport au groupe et à la communauté villageoise, parce que différent et complètement atypique ds sa façon de penser et de percevoir la vie. Seul un petit groupe capble de le comprendre le fréquente, des amateurs d’âme : Saucisse, Mme Tim et le procureur, les trois gros.
Sa solitude se ressent fortement dans cette dernière scène.
Chez Anselmie, Langlois est isolé physiquement puisqu'il se « tenait à l'écart »; « Dehors le hangar », loin du groupe, du village, du monde des hommes pour ainsi dire. Même le décor, extrêmement nu « Dans la neige », qui d’ailleurs annonce la tragédie, souligne cette solitude.
Langlois est aussi celui qui, dans ces dernières pages, parle paradoxalement le moins. Seules trois répliques lui sont accordées sur les 57 lignes essentiellement discursives (moins de 2%). Et lorsqu'il parle, là encore, c'est avec parcimonie et rudesse (Courtes phrases injonctives souvent réduites au seul impératif).
Noter que cette économie de parole est aussi doublée d'une économie de geste : Anselmie insiste à plusieurs reprises sur son immobilité : « Il était toujours au même endroit. Planté; » « ... n'a pas bougé » «  Il était toujours au même endroit » « Il n'a pas bougé. »
De la même façon que la mort de l'oie préfigure la morte imminente de Langlois (les deux mots riment d'ailleurs !), sa place à l'écart du groupe, son silence et son immobilité préfigurent aussi sa mort.
On peut d'ailleurs remarquer que Langlois quitte progressivement le roman : il est d'abord à l'écart; puis le monologue d'Anselmie se termine par « il était parti »  enfin, dans le dernier paragraphe, Langlois est vu de très loin : on ne voit plus de lui que l »a petite braise », « le petit fanal de voiture » . C'est un procédé très cinématographique de zoom arrière. Le roman porte la trace de l'évacuation progressive de son héros.

c) incompréhension du groupe :
La solitude du Langlois est perceptible aussi ds les réactions des villageois (ou absence de réaction d'ailleurs). Les premiers narrateurs d'abord. C'est un groupe d'hommes rustres, bourrus voire brutaux « on lui dit un peu rudement ». « Et on la bouscule ». Leur conversation avec Anselmie ressemble à un interrogatoire policier un peu musclé. Ils ne parlent que sous forme interrogative ou injonctive. C'est la force brute du groupe qui s'exprime avec une absence de finesse, de psychologie ou tout bonnement de coeur. La visite qu'ils font à Anselmie ne semble dictée ni par le chagrin, ni par le désarroi ni par une quelconque empathie. Ils paraissent avides de sensationnel tant leurs questions sont courtes, brèves, factuelles. Ils sont là pour savoir comment cela s'est passé mais non pourquoi cela s'est passé. Curieux
tout simplement, parce qu'ils ont besoin, comme tous les hommes, d'un dérivatif à leur ennui et que le sensationnel provoqué par la mort de Langlois en est un de taille
La réaction d'Anselmie est voisine de la leur. Elle aussi ne souligne que les gestes de Langlois (cf l'utilisation systématique de verbes d'action ds le monologue : « il m'a dit; j'y ai donné; il l'a tenue... » sans jamais s'intéresser à ses sentiments (dans tout cet extrait, à aucun moment on ne relève de champ lexical de l'émotion !), comme si elle était indifférente, comme si cette scène pourtant singulière ne soulevait chez elle ni interrogation, effroi, dégoût, rejet voire culpabilité ; c'est en effet la dernière à avoir vu Langlois. Elle aurait pu légitimement s'en vouloir de ne pas avoir perçu ou anticipé son suicide !). On aurait pu s'attendre au moins à ce qu'elle commente la demande saugrenue de Langlois
(pour une personnalité telle qu'Anselmie, et mm pr ns d'ailleurs, demander à voir saigner une bête est la demande d'un fou !). Or rien. Rien d'autre qu'une énumération de faits (ce que souligne l'utilisation exclusive de phrases simples et juxtaposées). Bien sûr, sa retenue peut s'expliquer par le respect qu'elle devait porter à Langlois. Mais quoi ? Pas une larme, pas un soupir ? En fait Anselmie, comme les autres villageois, n'est pas un être insensible et sans coeur mais plutôt l'archétype de la paysanne, tout entière accaparée par son quotidien « j'ai fait ma soupe »; « j'ai fait du bois » qui ne s'intéresse qu'au nécessaire et à l'utile (elle ne comprend pas que Langlois ne veuille pas de l'oie; parce que pour elle une oie n'a d'intérêt que nutritif !).
Langlois et elle n'appartiennent pas au même monde. Un abîme intellectuel et psychologique les sépare.
Même attitude, bien qu'atténuée, chez Delphine et Saucisse, incapables de comprendre et d'anticiper le geste de fatal de celui dont elles sont pourtant si proches : « Il attendit que Saucisse ait prit son tricot d'attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux » Ce qui les caractérise, l'une et l'autre, ce sont des gestes mornes et creux. D'ailleurs le narrateur/chroniqueur souligne par deux fois le caractère monotone du quotidien de Langlois : « Il ouvrit, comme d'habitude »; « Delphine et Saucisse regardèrent, comme d'habitude ». Même Saucisse finalement est engluée par le quotidien et la répétition; et est donc incapable de comprendre vraiment le désespoir fondamental de Langlois.
On peut supposer que, pour les autres membres de la communauté, au mieux Langlois reste une énigme, au pire c'est un fou.

d) La mort de l’oie : ce qu’elle permet de comprendre :
En définitive, bien que cela soit gommé par cette narration “blanche”, la fin de héros est particulièrement tragique.
Langlois se suicide par désespoir, parce que l'ennui et les pulsions mortifères ont été les plus forts. Ce qui a déclenché la mort de l'oie, et par voie de fait la mort de Langlois, c'est l'arrivée (pourtant discrète et presque inoffensive) de l'hiver et donc de l'ennui. (Rappel > tous les crimes de M. V sont commis pendant l'hiver; le printemps est une période d'accalmie. On n'a pas envie de tuer parce qu'on est tout simplement occupé à autre chose) : « Mais, dès la première chute de neige (une toute petite neige d'automne qui tomba le 20 octobre. [...]) Anselmie vit arriver Langlois chez elle, p.240.
La relation de causalité souligne bien l'espèce de fatalité dans laquelle est pris Langlois et contre laquelle il ne peut rien.
Cette écriture pudique dit mieux que la plus lourde des emphases la tragédie personnelle du héros.
Lorsque le narrateur/chroniqueur prend enfin la main pour narrer la mort de Langlois, il commence par un Eh bien » qui sonne comme un glas funéraire. De plus, on sent l'importance des efforts faits par Langlois à travers l'emploi d'expressions telles que « il tint le coup jusqu'après la soupe » et le simple petit adverbe « enfin » qui marque le soulagement et la paix qu'a dû éprouver Langlois en se donnant la mort. Tout le roman n'est en définitive qu'une succession de vaines tentatives pour vaincre le mal de vivre.
Et l'épisode de la mort de l'oie reflète encore une fois, et de la même manière que la mort du loup, la fascination de Langlois pour la mort.L’oie, un substitut de Delphine (blanche et naïve) + volonté de préserver le village : grandeur du héros. Rien ne semble l'intéresser que le spectacle du sang sur la neige puisqu'il rend l'oie à Anselmie une fois qu'elle s'est vidée de son sang et puisqu'il reste des heures en contemplation malgré le froid et la nuit (il est arrivé chez Anselmie avant cinq heures, et n'en est reparti qu'après, . Ce n'est pas la première fois que Langlois est fasciné par la beauté du crime mais on sent bien que cette fois, c'est différent. Langlois a passé un cap; d'abord parce que, pour la première fois, il tue une victime innocente (l'oie, à la différence de M.V et du loup, ne constituait pas un danger pour la communauté); ensuite parce que cette mise à mort n'est précédée d'aucun cérémonial et que Langlois
semble indifférent; il n'y a pas notamment l'excitation de la traque que l'on pouvait ressentir dans la poursuite de M.V ou la chasse au loup. La fascination morbide de Langlois semble être doublée de désespoir; il est autant absorbé par le spectacle que par ses pensées; il vient de comprendre ou d'admettre que lui aussi était victime de pulsions meurtrières et donc potentiellement un assassin.

III Une leçon ?
a) une mort ordonnée

En effet, Langlois reste ds son rôle de chef jusqu'au bout, ne s'exprimant que sur le mode injonctif (Coupe-lui la tête, l.5-6; Donne, l.22; Tiens, la voilà. Et va-t-en, l.25); et ses ordres ne tolèrent aucune contestation. Anselmie s'exécute immédiatement, ce que souligne la parenté formelle entre les paroles de l'un et les actes de l'autre « Coupe-lui la tête/j'ai coupé la tête; Donne/j'y ai donné; Et va-t-en/Et je suis rentrée ».
Son silence, son immobilité et les heures passées à contempler le sang de l'oie peuvent aussi se lire comme des moments d'intense réflexion, de méditation. Toujours dans l'extrême maîtrise de soi, qui sait s'il n'était pas en train d'analyser avec courage ce qui était en train de se produire en lui ? Peut-être que le Planté (l.29) ne signifie pas qu'il était résigné, hébété ou hypnotisé mais tout bonnement claivoyant et lucide ?
Quel que soit le narrateur, on peut remarquer qu'il place toujours Langlois dans la position de sujet de verbes d'action, signe que le personnage garde jusqu'au bout le contrôle de ses actes (Anselmie : « Il m'a dit; il l'a tenue, il était parti »
Narrateur/chroniqueur > Il remonta; Il attendit; il sortit, etc)
Même constat dans les derniers moments. Les actes de Langlois traduisent là encore beaucoup de maîtrise de soi puisqu ' « il tint le coup jusqu'après la soupe et Il attendit ». On peut même dire qu'il fait preuve à la fois de stratégie et d'une certaine délicatesse envers les femmes de son entourage : il fait semblant d'accomplir des gestes anodins et habituels de manière à les tromper ou à adoucir son suicide « Il ouvrit, comme d'habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer ». Saucisse avait déjà avoué un peu avant, p. 236, qu'il « ménageait tout le monde et son père. »
Il y a même fort à parier que son suicide a été calculé depuis bien longtemps, à partir même du moment où il a substitué le cigare à la pipe, anticipant symboliquement la forme qu'il donnerait à sa mort.

b) l’apothéose de Langlois, qui a épuisé tous les divertissements possibles, prend enfin « les dimensions de l’univers » > sortir de l’humain, dépasser sa condition. L’ « énorme éclaboussement d’or » reprend le motif du meurtre et du sang versé, ainsi que la couleur automnale omniprésente dans RSD. La beauté de cette mort qui est comme une fête, un divertissement de roi (cf. les feux d’artifices.
La mort de Langlois est aussi une fin spectaculaire. On voit bien d'abord que Langlois a soigné la mise en scène de sa mort, d'une part parce qu'il l'a anticipée et élaborée, comme nous l'avons vu, ensuite parce qu'il choisit un mode opératoire des plus originaux et marquants (explosion d'un bâton de dyanmite emprunté au chantier) de façon à ce que sa fin reste dans toutes les mémoires.
Le narrateur aussi théâtralise ces derniers moments , même rapidement, avec l'effet de zoom arrière que nous avons déjà précédemment évoqué; et avec un suspense et une tension ménagés jusqu'au bout
(effet de chute, l. 48 > il fumait une cartouche de dynamite).
Giono souhaite donc que le lecteur fasse travailler son imaginaire et se représente un final grandiose. D'une certaine façon, il offre à son personnage principal la mort que lui attribuait le titre et sa fonction symbolique : c'est bien en roi que meurt Langlois. Le narrateur a voulu aussi donner une dimension esthétique à sa mort, en faire à proprement parler une oeuvre d'art (éclaboussement d'or).
On peut considérer aussi que, d'une certaine façon, Langlois a réussi à réaliser le grand oeuvre et le grand fantasme des alchimistes, à savoir la pierre philosophale permettant la transmutation des métaux “vils” (comme le plomb par ex) en métaux nobles (comme l'argent ou l'or). L'obtention de la pierre philosophale était censée permettre en outre d'accéder à la panacée (médecine universelle) et la prolongation de la vie via un élixir de longue vie.
Ainsi, plus encore qu'une figure de roi, on peut même aller jusqu'à dire que Langlois a ici une figure de dieu. En effet, avec le parallèle, dans l'avant dernière phrase, entre Langlois et « l'univers » , la mort de Langlois devient cosmique.
L’éclatement de la tête est évoqué par le biais d’une métaphore : « l’énorme éclaboussement d’or » qui inverse la représentation de la mort. Le jaillissement du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion du corps de Langlois avec les forces de la nature. Il rejoint le hêtre, lui aussi cosmique, ainsi que les formes solaires et finalement positives.
L’image de la lumière « or , éclaira la nuit, » suggère une apothéose, c'est-à-dire, au sens premier du terme, un acte de déification, l'admission posthume de héros parmi les Dieux, l'ascension et la glorification posthume des saints (selon que l'on se place ds l'Antiquité Romaine ou dans la religion catholique).
Dans une sorte de panthéisme, le héros se fond avec le cosmos et la nature. D'ailleurs, les mots “mort” ou “suicide” ne sont jamais prononcés. On n'est pas certain que le personnage meure vraiment tellement l'évocation de sa mort est animée et paradoxalement vivante (verbes de mouvement + lexique de la lumière). Langlois se transforme, renaît, plus qu'il ne meure. Et le lexique de la démesure est bien présent (énorme, univers).

Conclusion :
Selon Pascal, se détourner du divertissement permet d’atteindre dieu ; ici, pas de sens final, si ce n’est la mort : pessimisme de Giono.
Giono nous délivre une idée assez optimiste, somme toute, dans ce roman pourtant extrêmement sombre : pour lutter contre les pulsions meutrières qui habitent les hommes, il y a une alternative au crime ou à la mort > c'est la littérature.
En écrivant, en créant des personnages et en les faisant mourir, le romancier sublime et transcende ses instincts meutriers. L'art console; et surtout l'art est fécond. D'une certaine manière, l'écrivain est un alchimiste qui transforme le mal (son désespoir, sa face obscure ...) en or (un magnifique roman).
Mais c'est un processus créatif auquel le romancier convie le lecteur, ce qui est particulièrement moderne et jouissif aussi pour nous : Giono nous demande de ne pas réagir comme les villageois qui n'ont que leur curiosité malsaine et leur esprit étroit pour combattre leur ennui. Ils sont frustrés, dépités ou ébêtés devant la mort de M.V, du loup ou de Langlois. Ne recherchant que le sensationnel ou l'explication simpliste, ils sont déçus comme nous pourrions l'être si nous nous contentions de lire Un Roi sans divertissement pour les ressorts de son intrigue Giono nous demande de changer nos habitudes de (mauvais) lecteur et de mener l'enquête du sens, d'aller à sa recherche
avec patience et minutie. De faire en définitive acte créateur nous aussi. Et, étonnamment, le temps de notre lecture est aussi un temps hors de notre propre ennui.



I une enquête bâclée
a) Une Anselmie rétive à communiquer
b) des blancs et des lacunes

II une fin tragique et annoncée
a) une mort escamotée
b) la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée 
c) incompréhension du groupe 

III Une leçon ?
a) une mort ordonnée
b) l’apothéose de Langlois


Bon. Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Il m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui, j’ai des oies ; ça dépend. » –
« Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses », mais il a insisté, alors j’y ai
dit : « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et une oie.
Comme elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
Eh bien, parle.
Bien, voilà, dit Anselmie…
C’est tout.
Comment, c’est tout ?
Bien oui, c’est tout. Il me dit :
« Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête à l’oie.
Où ?
Où quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
Où qu’il était ce billot ?
Sous le hangar, pardi.
Et Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
Se tenait à l’écart.
Où ?
Dehors le hangar.
Dans la neige ?
Oh ! il y en avait si peu.
Mais parle. Et on la bouscule.
Vous m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : « Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie. Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors, je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée, monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé. Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter, mais, quand je suis sortie, il était parti.

Eh bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer.
Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.
Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?
Manosque, 1er sept.-10 oct. 46.







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