4e
séquence : Œuvre intégrale : Jean Giono, Un
Roi sans divertissement (1947).
4e
texte : dénouement,
pp.243-244
—
Bon.
Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
—
Il
m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui,
j’ai des oies ; ça dépend. » –
«
Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses »,
mais il a insisté, alors j’y ai
dit
: « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et j’y ai
attrapé une oie.
Comme
elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
—
Eh
bien, parle.
—
Bien,
voilà, dit Anselmie…
C’est
tout.
—
Comment,
c’est tout ?
—
Bien
oui, c’est tout. Il me dit :
«
Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête
à l’oie.
—
Où
?
—
Où
quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
—
Où
qu’il était ce billot ?
—
Sous
le hangar, pardi.
—
Et
Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
—
Se
tenait à l’écart.
—
Où
?
—
Dehors
le hangar.
—
Dans
la neige ?
—
Oh !
il y en avait si peu.
—
Mais
parle. Et on la bouscule.
—
Vous
m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je
vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il
m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par
les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand
elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : «
Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie.
Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors,
je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai
regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait
à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée,
monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé.
Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il
la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est
venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était
toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est
plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas
bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter,
mais, quand je suis sortie, il était parti.
Eh
bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le
coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son
tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses
genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il
sortit pour fumer.
Seulement,
ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de
dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude,
la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le
grésillement de la mèche.
Et
il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui
éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois
qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui
a dit : « Un
roi sans divertissement est un homme plein de misères »
?
Manosque,
1er
sept.-10
oct. 46.
_______________________________________________________________________________
Introduction texte
4 : le dénouement
Giono, au sortir de la guerre, écrit Un roi sans
divertissement
du 1er
septembre au 10 octobre 1946. Ce roman qui se situe dans
un petit village,
dans une région montagneuse, est une espèce d’enquête d’un
narrateur sur un fait divers intervenu dans les années 1843 à 1846.
Une série de meurtres résolue quant à l’identité de l’assassin
par Frédéric II et qui se termine par l’exécution de M.V. de
deux balles dans le ventre tirées par le capitaine de gendarmerie,
Langlois. S’ensuit
une partie très longue sur la battue au loup qui voit le retour de
Langlois en commandant de Louveterie et qui abat le loup. « La
conclusion tragique de l’histoire » a été annoncée à la
page 151 : « Nous avions vu mourir Langlois » ou
plutôt « entendu ». Restait à savoir quelle forme
prendrait la mort de Langlois. Giono
a proposé lui-même, dans le Carnet du
roman, un
résumé possible de l'intrigue d'Un
Roi sans divertissement à
travers le portrait moral de Langlois, son protagoniste central : «
C'est le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes
qu'il punit chez les autres. Il se tue quand il sait qu'il est
capable de s'y livrer. [...] Quelqu'un qui connaîtrait le besoin de
cruauté de tous les hommes, étant homme, et, voyant monter en lui
cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.»L’extrait
que nous nous proposons d’étudier et
qui
se situe à la fin du roman et
donc de la troisième partie du livre va
nous apporter la révélation sur la fin tragique de Langlois.
L’extrait
que nous étudions se
compose de deux parties, d’une part de
la
transcription d’un interrogatoire mené par un groupe de villageois
avide
d’informations
sur les derniers moments de Langlois auprès
d’Anselmie et une deuxième partie qui est une possible
reconstitution de ce
qui a précédé
la fin tragique de Langlois.
En
quoi cet excipit qui apporte finalement plus de questions que de
réponses demande au lecteur d’avoir un acte de lecture créatif ?
Nous verrons
une enquête bâclée sur une fin tragique et annoncée et qui se
révèle féconde pour le lecteur attentif.
I une enquête bâclée
a)
Une Anselmie rétive à communiquer
Beaucoup
de voix; trop de voix.
En
effet, celle qui aurait dû assumer la paternité de la narration des
derniers instants de Langlois, Saucisse, parce que c'est elle qui en
est la plus intime, a disparu du roman pour laisser place à un
groupe de villageois anonymes. Cet anonymat est marqué par l'absence
de caractérisation (ds les lignes 3 à 19, on ne sait pas qui parle;
personne n'est nommé; de simples tirets et un simple retour à la
ligne marquent le changement de narrateur) et par l'utilisation du
pronom
personnel on à valeur indéterminée (l.1, on lui dit;
l.18, Et on la bouscule).
Très
rapidement, et par effet d'enchâssement, le récit va être mené
par Anselmie, à partir de la ligne 19, ds ce qui peut constituer un
monologue. Or Anselmie est un personnage plus que secondaire dans le
roman. Elle n'apparaît qu'une fois et ce qui est souligné à ce
moment-là, c'est son extrême bêtise (p.47 : tête de chèvre,
des yeux de mammifère antédiluvien, [...] Plus têtue qu'une mule !
Têtue comme une statue de mule.).
Contre
toute attente, au lieu de progresser vers la lumière, la narration
semble progresser vers l'obscurité, passant de la voix blanche du
groupe à la voix la plus “animale” du village !
Le
dernier narrateur qui semble être plus “éclairé” reste lui
aussi ds une sorte de flou : on suppose que c'est le même narrateur
qu'au début et qu'il nous est possible d'assimiler à l'auteur
lui-même puisque les circonstances d'écriture qui sont citées à
la fin (Manosque, 1er sept-10 oct.46) sont celles de Giono.
Pour autant, il ne nous offre pas la vérité
(puisqu'il
n'a pas assisté à la mort de Langlois) mais de simples supputations
(voilà ce qu'il dut faire, l.41); et en définitive non pas
une reconstitution fidèle (contrairement à ce qui nous était
promis ds l'incipit, on ne trouve pas ici de traces de recherches et
de travail d'historien) mais une reconstitution imaginaire
b) des blancs et des lacunes
Les
narrateurs ne sont pas les seuls à déconcerter le lecteur.
L'organisation et le contenu de ces dernières pages sont
déroutants parce que marqués par la vacuité.
On
peut noter la présence du blanc ds la rupture typographique entre la
ligne 40 et 41.
Le
premier tiers du passage est une succession de courtes répliques au
discours direct qui, visuellement parlant, semblent
envahies par le blanc. Et lorsqu'on se penche sur le contenu de ce
dialogue, on se rend vite compte de son caractère inepte : la
discussion entre Anselmie et les villageois tourne essentiellement
sur les efforts des uns (utilisation systématique
de phrases interrogatives, pour faire parler l'autre qui se refuse à
le faire (économie
de
paroles ds les réponses d'Anselmie, essentiellement nominales et
limitées à de courts GN,
Alors
que, ds un roman, les paroles au discours direct en général et les
dialogues en particulier sont utilisés pour mettre en relief des
propos importants ou porteurs de sens, ici c'est l'inverse. Giono
rapporte volontairement ce qu'il y a de moins intéressant et ne fait
rien pour stimuler l'intrigue ou intéresser le lecteur.
Même
constat pour le monologue d'Anselmie. Elle rapporte une scène qui en
aurait surpris plus d'un (Langlois lui demande d'égorger une oie et
regarde des heures durant son sang ds la neige) sur un mode
laconique, sans jamais marquer ni surprise ni sentiment quelconque.
On ne trouve aucun champ lexical de l'émotion. Seulement des détails
purement factuels (ne sont rapportées que les actions de Langlois,
sans aucun commentaire de la part d'Anselmie). En fait, et de manière
tout à fait paradoxale, on a un point de vue interne qui équivaut à
un point de vue externe ! Le lecteur est frustré.
II une fin tragique et annoncée
a) une mort escamotée
La
mort du héros principal constitue généralement une fin canonique
par excellence. Beaucoup de romans s'achèvent avec la
mort du personnage principal (Le Père Goriot, Emma Bovary, Les
Liaisons dangereuses, l'Etranger, etc) et c'est pour le romancier
l'occasion d'un final généralement à la hauteur du personnage qui
part : les derniers instants sont minutieusement décrits, les
dernières paroles soigneusement rapportées, la mise en scène est
travaillée de façon à magnifier la grandeur du héros.
Or
ici, c'est l'exact inverse qui se produit. Sur les 57 dernières
lignes, seule une dizaine est consacrée à la mort proprement dite
de Langlois. Et si l'on veut être vraiment rigoureux, on peut même
ajouter que seules 4 lignes constituent véritablement le récit de
la mort de Langlois (l.52 à 55). Certes le narrateur “se fend”
d'une jolie métaphore poétique : « l'énorme
éclaboussement d'or qui éclairé la nuit pendant une seconde »
mais c'est la seule que nous ayons et le texte se clôt deux
lignes plus loin . Qui plus est par une morale, certes, mais sous
forme d'une question énigmatique : « Qui
a dit : « Un roi sans
divertissement est un homme plein de misères »
? Pascal est cité
sans l'être (son nom n'apparaît pas),
de
manière assez désinvolte.
C'est
d'autant plus paradoxal que la mort de Langlois possédait tous les
ingrédients pour constituer un final “en fanfare” : ce n'est pas
une mort banale puisqu'il se suicide; de plus, son suicide est des
plus spectaculaires puisqu'il se fait exploser la tête avec un bâton
de dynamite ! Comme si le narrateur (ou l'auteur) faisait exprès
d'avorter ou de râter ce final, alors qu'il avait lui-même inventé
tous les éléments pour le réussir !
En
définitive, le plaisir du lecteur est gâché : au lieu de
s'intéresser au personnage principal, la narration s'arrête sur des
dialogues creux racontés par des narrateurs obtus. Et quand enfin un
narrateur a priori plus éclairé que les autres arrive pour narrer
l'épisode capital de la mort du héros, il semble refuser de s'y
attarder et se précipite pour finir le roman.
b) la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée :
En
effet, et ce depuis le tout
début du roman d'ailleurs, Langlois est un personnage finalement
toujours isolé par rapport au groupe et à la
communauté villageoise, parce que différent et complètement
atypique ds sa façon de penser et de percevoir la vie. Seul un petit
groupe capble de le comprendre le fréquente, des amateurs d’âme :
Saucisse, Mme Tim et le procureur, les trois gros.
Sa
solitude se ressent fortement dans cette dernière scène.
Chez
Anselmie, Langlois est isolé physiquement puisqu'il se « tenait
à l'écart »; « Dehors le hangar »,
loin du groupe, du village, du monde des hommes pour ainsi dire. Même
le décor, extrêmement nu « Dans la neige », qui
d’ailleurs annonce la tragédie, souligne cette solitude.
Langlois
est aussi celui qui, dans ces dernières pages, parle paradoxalement
le moins. Seules trois répliques lui sont accordées sur les 57
lignes essentiellement discursives (moins de 2%). Et lorsqu'il parle,
là encore, c'est avec parcimonie et rudesse (Courtes phrases
injonctives souvent réduites au seul impératif).
Noter
que cette économie de parole est aussi doublée d'une économie de
geste : Anselmie insiste à plusieurs reprises sur son immobilité :
« Il était toujours au même endroit. Planté; »
« ... n'a pas bougé » « Il était
toujours au même endroit » « Il n'a pas
bougé. »
De
la même façon que la mort de l'oie préfigure la morte imminente de
Langlois (les deux mots riment d'ailleurs !), sa place à l'écart du
groupe, son silence et son immobilité préfigurent aussi sa mort.
On
peut d'ailleurs remarquer que Langlois quitte progressivement le
roman : il est d'abord à l'écart; puis le monologue d'Anselmie se
termine par « il était parti » enfin, dans
le dernier paragraphe, Langlois est vu de très loin : on ne voit
plus de lui que l »a petite braise », « le petit
fanal de voiture » . C'est un procédé très
cinématographique de zoom arrière. Le
roman porte la trace de l'évacuation progressive de son héros.
c)
incompréhension du groupe :
La
solitude du Langlois est perceptible aussi ds les réactions des
villageois (ou absence de réaction d'ailleurs). Les
premiers narrateurs d'abord. C'est un groupe d'hommes rustres,
bourrus voire brutaux « on lui dit un peu rudement ».
« Et on la bouscule ». Leur
conversation avec Anselmie ressemble à un interrogatoire policier un
peu musclé. Ils ne parlent que sous forme interrogative ou
injonctive. C'est la force brute du groupe qui s'exprime avec une
absence de finesse, de psychologie ou tout bonnement de coeur. La
visite qu'ils font à Anselmie ne semble dictée ni par le chagrin,
ni par le désarroi ni par une quelconque empathie. Ils paraissent
avides de sensationnel tant leurs questions sont courtes, brèves,
factuelles. Ils sont là pour savoir comment cela s'est passé mais
non pourquoi cela s'est passé. Curieux
tout
simplement, parce qu'ils ont besoin, comme tous les hommes, d'un
dérivatif à leur ennui et que le sensationnel provoqué par la mort
de Langlois en est un de taille
La
réaction d'Anselmie est voisine de la leur. Elle aussi ne souligne
que les gestes de Langlois (cf l'utilisation systématique de verbes
d'action ds le monologue : « il m'a dit; j'y ai donné;
il l'a tenue... » sans jamais s'intéresser à ses
sentiments (dans tout cet extrait, à aucun moment on ne relève de
champ lexical de l'émotion !), comme si elle était indifférente,
comme si cette scène pourtant singulière ne soulevait chez elle ni
interrogation, effroi, dégoût, rejet voire culpabilité ;
c'est en effet la dernière à avoir vu Langlois. Elle aurait pu
légitimement s'en vouloir de ne pas avoir perçu ou anticipé son
suicide !). On aurait pu s'attendre au moins à ce qu'elle commente
la demande saugrenue de Langlois
(pour
une personnalité telle qu'Anselmie, et mm pr ns d'ailleurs, demander
à voir saigner une bête est la demande d'un fou !). Or rien. Rien
d'autre qu'une énumération de faits (ce que souligne l'utilisation
exclusive de phrases simples et juxtaposées). Bien sûr, sa retenue
peut s'expliquer par le respect qu'elle devait porter à Langlois.
Mais quoi ? Pas une larme, pas un soupir ? En fait Anselmie, comme
les autres villageois, n'est pas un être insensible et sans coeur
mais plutôt l'archétype de la paysanne, tout entière accaparée
par son quotidien « j'ai fait ma soupe »; « j'ai
fait du bois » qui ne s'intéresse qu'au nécessaire et à
l'utile (elle ne comprend pas que Langlois ne veuille pas de l'oie;
parce que pour elle une oie n'a d'intérêt que nutritif !).
Langlois
et elle n'appartiennent pas au même monde. Un abîme intellectuel et
psychologique les sépare.
Même
attitude, bien qu'atténuée, chez Delphine et Saucisse, incapables
de comprendre et d'anticiper le geste de fatal de celui dont elles
sont pourtant si proches : « Il attendit que Saucisse ait
prit son tricot d'attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses
genoux » Ce qui les caractérise, l'une et l'autre, ce
sont des gestes mornes et creux. D'ailleurs le narrateur/chroniqueur
souligne par deux fois le caractère monotone du quotidien de
Langlois : « Il ouvrit, comme d'habitude »;
« Delphine et Saucisse regardèrent, comme d'habitude ».
Même Saucisse finalement est engluée par le quotidien et la
répétition; et est donc incapable de comprendre vraiment le
désespoir fondamental de Langlois.
On
peut supposer que, pour les autres membres de la communauté, au
mieux Langlois reste une énigme, au pire c'est un fou.
d)
La mort de l’oie : ce qu’elle permet de comprendre :
En
définitive, bien que cela soit gommé par cette narration “blanche”,
la fin de héros est particulièrement tragique.
Langlois
se suicide par désespoir, parce que l'ennui et les pulsions
mortifères ont été les plus forts. Ce qui a déclenché la mort de
l'oie, et par voie de fait la mort de Langlois, c'est l'arrivée
(pourtant discrète et presque inoffensive) de l'hiver et donc de
l'ennui. (Rappel > tous les crimes de M. V sont commis pendant
l'hiver; le printemps est une période d'accalmie. On n'a pas envie
de tuer parce qu'on est tout simplement occupé à autre chose) :
« Mais, dès la première chute de neige (une toute petite
neige d'automne qui tomba le 20 octobre. [...]) Anselmie vit arriver
Langlois chez elle, p.240.
La
relation de causalité souligne bien l'espèce de fatalité dans
laquelle est pris Langlois et contre laquelle il ne peut rien.
Cette
écriture pudique dit mieux que la plus lourde des emphases la
tragédie personnelle du héros.
Lorsque
le narrateur/chroniqueur prend enfin la main pour narrer la mort de
Langlois, il commence par un Eh bien » qui sonne comme
un glas funéraire. De plus, on sent l'importance des efforts faits
par Langlois à travers l'emploi d'expressions telles que « il
tint le coup jusqu'après la soupe » et le simple petit
adverbe « enfin » qui marque le soulagement et la
paix qu'a dû éprouver Langlois en se donnant la mort. Tout le roman
n'est en définitive qu'une succession de vaines tentatives pour
vaincre le mal de vivre.
Et
l'épisode de la mort de l'oie reflète encore une fois, et de la
même manière que la mort du loup, la fascination de Langlois pour
la mort.L’oie, un substitut de Delphine (blanche et naïve) +
volonté de préserver le village : grandeur du héros. Rien ne
semble l'intéresser que le spectacle du sang sur la neige puisqu'il
rend l'oie à Anselmie une fois qu'elle s'est vidée de son sang et
puisqu'il reste des heures en contemplation malgré le froid et la
nuit (il est arrivé chez Anselmie avant cinq heures, et n'en
est reparti qu'après, . Ce n'est pas la première fois que Langlois
est fasciné par la beauté du crime mais on sent bien que cette
fois, c'est différent. Langlois a passé un cap; d'abord parce que,
pour la première fois, il tue une victime innocente (l'oie, à la
différence de M.V et du loup, ne constituait pas un danger pour la
communauté); ensuite parce que cette mise à mort n'est précédée
d'aucun cérémonial et que Langlois
semble
indifférent; il n'y a pas notamment l'excitation de la traque que
l'on pouvait ressentir dans la poursuite de M.V ou la chasse au loup.
La fascination morbide de Langlois semble être doublée de
désespoir; il est autant absorbé par le spectacle que par ses
pensées; il vient de comprendre ou d'admettre que lui aussi était
victime de pulsions meurtrières et donc potentiellement un assassin.
III
Une leçon ?
a)
une mort ordonnée
En
effet, Langlois reste ds son rôle de chef jusqu'au bout, ne
s'exprimant que sur le mode injonctif (Coupe-lui
la tête,
l.5-6; Donne, l.22; Tiens, la voilà. Et
va-t-en, l.25); et ses ordres ne tolèrent aucune contestation.
Anselmie s'exécute immédiatement, ce que souligne la parenté
formelle entre les paroles de l'un et les actes de l'autre
« Coupe-lui la tête/j'ai coupé la tête; Donne/j'y ai
donné; Et va-t-en/Et je suis rentrée ».
Son
silence, son immobilité et les heures passées à contempler le sang
de l'oie peuvent aussi se lire comme des moments d'intense réflexion,
de méditation. Toujours dans l'extrême maîtrise de soi, qui sait
s'il n'était pas en train d'analyser avec courage ce qui était en
train de se produire en lui ? Peut-être que le Planté (l.29)
ne signifie pas qu'il était résigné, hébété ou hypnotisé mais
tout bonnement claivoyant et lucide ?
Quel
que soit le narrateur, on peut remarquer qu'il place toujours
Langlois dans la position de sujet de verbes d'action, signe que le
personnage garde jusqu'au bout le contrôle de ses actes (Anselmie :
« Il m'a dit; il l'a tenue, il était parti »
Narrateur/chroniqueur
> Il remonta; Il attendit; il sortit, etc)
Même
constat dans les derniers moments. Les actes de Langlois traduisent
là encore beaucoup de maîtrise de soi puisqu ' « il
tint le coup jusqu'après la soupe et Il attendit ».
On peut même dire qu'il fait preuve à la fois de stratégie et
d'une certaine délicatesse envers les femmes de son entourage : il
fait semblant d'accomplir des gestes anodins et habituels de manière
à les tromper ou à adoucir son suicide « Il ouvrit, comme
d'habitude, la boîte de cigares, et il sortit pour fumer ».
Saucisse avait déjà avoué un peu avant, p. 236, qu'il « ménageait
tout le monde et son père. »
Il
y a même fort à parier que son suicide a été calculé depuis bien
longtemps, à partir même du moment où il a substitué le cigare à
la pipe, anticipant symboliquement la forme qu'il donnerait à sa
mort.
b)
l’apothéose
de Langlois, qui
a épuisé tous les divertissements possibles, prend enfin « les
dimensions de l’univers » > sortir de l’humain,
dépasser sa condition. L’ « énorme éclaboussement
d’or » reprend le motif du meurtre et du sang versé, ainsi
que la couleur automnale omniprésente dans RSD. La
beauté
de cette mort qui est comme une fête, un divertissement de roi (cf.
les feux d’artifices.
La
mort de Langlois est aussi une fin spectaculaire. On voit bien
d'abord que Langlois a soigné la mise en scène de sa
mort, d'une part parce qu'il l'a anticipée et élaborée, comme nous
l'avons vu, ensuite parce qu'il choisit un mode opératoire des plus
originaux et marquants (explosion d'un bâton de dyanmite emprunté
au chantier) de façon à ce que sa fin reste dans toutes les
mémoires.
Le
narrateur aussi théâtralise ces derniers moments , même
rapidement, avec l'effet de zoom arrière que nous avons déjà
précédemment évoqué; et avec un suspense et une tension ménagés
jusqu'au bout
(effet
de chute, l. 48 > il fumait une cartouche de dynamite).
Giono
souhaite donc que le lecteur fasse travailler son imaginaire et se
représente un final grandiose. D'une certaine façon, il offre à
son personnage principal la mort que lui attribuait le titre et sa
fonction symbolique : c'est bien en roi que meurt Langlois. Le
narrateur a voulu aussi donner une dimension esthétique à sa mort,
en faire à proprement parler une oeuvre d'art (éclaboussement
d'or).
On
peut considérer aussi que, d'une certaine façon, Langlois a réussi
à réaliser le grand oeuvre et le grand fantasme des alchimistes, à
savoir la pierre philosophale permettant la transmutation des métaux
“vils” (comme le plomb par ex) en métaux nobles (comme l'argent
ou l'or). L'obtention de la pierre philosophale était censée
permettre en outre d'accéder à la panacée (médecine universelle)
et la prolongation de la vie via un élixir de longue vie.
Ainsi,
plus encore qu'une figure de roi, on peut même aller jusqu'à dire
que Langlois a ici une figure de dieu. En effet, avec le parallèle,
dans l'avant dernière phrase, entre Langlois et « l'univers »
, la mort de Langlois devient cosmique.
L’éclatement
de la tête est évoqué par le biais d’une métaphore : « l’énorme
éclaboussement d’or » qui inverse la représentation de
la mort. Le jaillissement du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion
du corps de Langlois avec les forces de la nature. Il rejoint le
hêtre, lui aussi cosmique, ainsi que les formes solaires et
finalement positives.
L’image
de la lumière « or , éclaira la nuit, » suggère
une apothéose, c'est-à-dire, au sens premier du terme, un acte de
déification, l'admission posthume de héros parmi les Dieux,
l'ascension et la glorification posthume des saints (selon que l'on
se place ds l'Antiquité Romaine ou dans la religion catholique).
Dans
une sorte de panthéisme, le héros se fond avec le cosmos et la
nature. D'ailleurs, les mots “mort” ou “suicide” ne sont
jamais prononcés. On n'est pas certain que le personnage meure
vraiment tellement l'évocation de sa mort est animée et
paradoxalement vivante (verbes de mouvement + lexique de la lumière).
Langlois se transforme, renaît, plus qu'il ne meure. Et le lexique
de la démesure est bien présent (énorme, univers).
Conclusion :
Selon
Pascal, se détourner du divertissement permet d’atteindre dieu ;
ici, pas de sens final, si ce n’est la mort : pessimisme de
Giono.
Giono
nous délivre une idée assez optimiste, somme toute, dans ce roman
pourtant extrêmement sombre : pour lutter contre les
pulsions meutrières qui habitent les hommes, il y a une alternative
au crime ou à la mort > c'est la littérature.
En
écrivant, en créant des personnages et en les faisant mourir, le
romancier sublime et transcende ses instincts meutriers. L'art
console; et surtout l'art est fécond. D'une certaine manière,
l'écrivain est un alchimiste qui transforme le mal (son désespoir,
sa face obscure ...) en or (un magnifique roman).
Mais
c'est un processus créatif auquel le romancier convie le lecteur, ce
qui est particulièrement moderne et jouissif aussi pour nous : Giono
nous demande de ne pas réagir comme les villageois qui n'ont que
leur curiosité malsaine et leur esprit étroit pour combattre leur
ennui. Ils sont frustrés, dépités ou ébêtés devant la mort de
M.V, du loup ou de Langlois. Ne recherchant que le sensationnel ou
l'explication simpliste, ils sont déçus comme nous pourrions l'être
si nous nous contentions de lire Un Roi sans divertissement pour
les ressorts de son intrigue Giono nous demande de changer nos
habitudes de (mauvais) lecteur et de mener l'enquête du sens,
d'aller à sa recherche
avec
patience et minutie. De faire en définitive acte créateur nous
aussi. Et, étonnamment, le
temps de notre lecture est aussi un temps hors de notre propre ennui.
I une enquête bâclée
a)
Une Anselmie rétive à communiquer
b)
des blancs et des lacunes
II une fin tragique et annoncée
a)
une mort escamotée
b)
la solitude de Langlois ou chronique d’une mort annoncée
c)
incompréhension du groupe
III
Une leçon ?
a)
une mort ordonnée
b)
l’apothéose de Langlois
—
Bon.
Alors, qu’est-ce qu’il t’a dit ?
—
Il
m’a dit : « Est-ce que tu as des oies ? » J’y ai dit : « Oui,
j’ai des oies ; ça dépend. » –
«
Va m’en chercher une. » J’y dis : « Sont pas très grasses »,
mais il a insisté, alors j’y ai
dit
: « Eh bien, venez. » On a fait le tour du hangar et une oie.
Comme
elle s’arrête, on lui dit un peu rudement :
—
Eh
bien, parle.
—
Bien,
voilà, dit Anselmie…
C’est
tout.
—
Comment,
c’est tout ?
—
Bien
oui, c’est tout. Il me dit :
«
Coupe-lui la tête. » J’ai pris le couperet, j’ai coupé la tête
à l’oie.
—
Où
?
—
Où
quoi, dit-elle, sur le billot, parbleu.
—
Où
qu’il était ce billot ?
—
Sous
le hangar, pardi.
—
Et
Langlois, qu’est-ce qu’il faisait ?
—
Se
tenait à l’écart.
—
Où
?
—
Dehors
le hangar.
—
Dans
la neige ?
—
Oh
! il y en avait si peu.
—
Mais
parle. Et on la bouscule.
—
Vous
m’ennuyez à la fin, dit-elle, je vous dis que c’est tout. Si je
vous dis que c’est tout, c’est que c’est tout, nom de nom. Il
m’a dit : « Donne. » J’y ai donné l’oie. Il l’a tenue par
les pattes. Eh bien, il l’a regardée saigner dans la neige. Quand
elle a eu saigné un moment, il me l’a rendue. Il m’a dit : «
Tiens, la voilà. Et va-t’en. » Et je suis rentrée avec l’oie.
Et je me suis dit : « Il veut sans doute que tu la plumes. » Alors,
je me suis mise à la plumer. Quand elle a été plumée, j’ai
regardé. Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait
à ses pieds le sang de l’oie. J’y ai dit : « L’est plumée,
monsieur Langlois. » Il ne m’a pas répondu et n’a pas bougé.
Je me suis dit : « Il n’est pas sourd, il t’a entendue. Quand il
la voudra, il viendra la chercher. » Et j’ai fait ma soupe. Est
venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était
toujours là au même endroit. J’y ai de nouveau dit : « L’est
plumée, monsieur Langlois, vous pouvez la prendre. » Il n’a pas
bougé. Alors, je suis rentrée chercher l’oie pour la lui porter,
mais, quand je suis sortie, il était parti.
Eh
bien, voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et il tint le
coup jusqu’après la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son
tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses
genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte de cigares, et il
sortit pour fumer.
Seulement,
ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de
dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude,
la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le
grésillement de la mèche.
Et
il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui
éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois
qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.
Qui
a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de
misères » ?
Manosque,
1er sept.-10 oct. 46.
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