Texte
complémentaire : Denis
Diderot, Jacques le
Fataliste (1796),
incipit.
Comment
s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment
s'appelaient-ils? Que vous importe? D'où venaient-ils? Du lieu le
plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l'on sait où l'on va?
Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que
son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal
ici-bas était écrit là-haut.
LE
MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.
JACQUES:
Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait
son billet.
LE
MAÎTRE: Et il avait raison...
Après
une courte pause, Jacques s'écria: "Que le diable emporte le
cabaretier et son cabaret!
LE
MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain? Cela n'est pas
chrétien.
JACQUES:
C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de
mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se
fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un
peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp
devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille
se donne.
LE
MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES:
Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes
et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent
ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de
feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie,
ni boiteux.
LE
MAÎTRE: Tu as donc été amoureux?
JACQUES:
Si je l'ai été!
LE
MAÎTRE: Et cela par un coup de feu?
JACQUES:
Par un coup de feu.
LE
MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES:
Je le crois bien.
LE
MAÎTRE: Et pourquoi cela?
JACQUES:
C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE
MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu?
JACQUES:
Qui le sait ?
LE
MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours..."
Jacques
commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il
faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit
au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans
une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son
valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: "Celui-là
était apparemment encore écrit là-haut..."
Vous
voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait
qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit
des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur
faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait.
Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire
cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son maître?
de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il
est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et
l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
L'aube
du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant
leur chemin. Et où allaient-ils? Voilà la seconde fois que vous me
faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds:
Qu'est-ce que cela vous fait? Si j'entame le sujet de leur voyage,
adieu les amours de Jacques... Ils allèrent quelque temps en
silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître
dit à son valet: "Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes
amours?
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