Cinquième séquence : définition du Bonheur. Lecture complémentaire n°2.
Texte 3 : Jean-Paul Sartre,Acte II, scène 3,
Les
Mouches (1943)
Électre :
Comment osez-vous parler d’Agamemnon ? Savez-vous s’il ne
vient pas la nuit me parler à l’oreille ? Savez-vous quels
mots d’amour et de regret sa voix rauque et brisée me chuchote ?
Je ris, c’est vrai, pour la première fois de ma vie, je ris, je
suis heureuse. Prétendez-vous que mon bonheur ne réjouit pas le
cœur de mon père ? Ah ! s’il est là, s’il voit sa
fille en robe blanche, sa fille que vous avez réduit au rang abject
d’esclave, s’il voit qu’elle porte le front haut et que le
malheur n’a pas abattu sa fierté, il ne songe pas, j’en suis
sûre, à me maudire ; ses yeux brillent dans son visage
supplicié et ses lèvres sanglantes essaient de sourire.
La
jeune femme :
Et si elle disait vrai ?
Des
voix : Mais non, elle ment, elle est folle. Électre,
va-t’en, de grâce, sinon ton impiété retombera sur nous.
Électre :
De quoi donc avez-vous peur ? Je regarde autour de vous et je ne
vois que vos ombres. Mais écoutez ceci que je viens d’apprendre et
que vous ne savez peut-être pas : il y a en Grèce des villes
heureuses. Des villes blanches et calmes qui se chauffent au soleil
comme des lézards. À cette heure même, sous ce même ciel, il y a
des enfants qui jouent sur les places de Corinthe. Et leurs mères ne
demandent point pardon de les avoir mis au monde. Elles les regardent
en souriant, elles sont fières d’eux. Ô mères d’Argos,
comprenez-vous ? Pouvez-vous encore comprendre l’orgueil d’une
femme qui regarde son enfant et qui pense : « C’est moi
qui l’ai porté dans mon sein ?
Égisthe : Tu
vas te taire, à la fin, ou je ferai rentrer les mots dans ta gorge.
Des
voix (dans la foule) : Oui ! Oui !
Qu’elle se taise. Assez, assez !
D’autres
voix : Non, laissez-la parler ! Laissez-la parler.
C'est Agamemnon qui l'inspire.
Électre :
Il fait beau. Partout, dans la plaine, des hommes lèvent la tête et
disent : « Il fait beau », et ils sont contents. Ô
bourreaux de vous-mêmes, avez-vous oublié cet humble contentement
du paysan qui marche sur sa terre et qui dit : « Il fait
beau » ? Vous voilà les bras ballants, la tête basse,
respirant à peine. Vos morts se collent contre vous, et vous
demeurez immobiles dans la crainte de les bousculer au moindre geste.
Ce serait affreux, n'est-ce pas ? Si vos mains traversaient
soudain une petite vapeur moite, l'âme de votre père ou de votre
aïeul ? — Mais regardez-moi : j'étends les bras,
je m'élargis, et je m'étire comme un homme qui s'éveille, j'occupe
ma place au soleil, toute ma place. Est-ce que le ciel me tombe sur
la tête ? Je danse, voyez, je danse, et je ne sais rien que le
souffle du vent dans mes cheveux. Où sont les morts ?
Croyez-vous qu'ils dansent avec moi, en mesure ?
Le
grand prêtre : Habitants d'Argos, je vous dis que cette
femme est sacrilège. Malheur à elle et à ceux d'entre vous qui
l'écoutent.
Électre : Ô
mes chers morts, Iphigénie, ma sœur aînée, Agamemnon, mon père
et mon seul roi, écoutez ma prière. Si je suis sacrilège, si
j'offense vos mânes douloureux, faites un signe, faites-moi vite un
signe, afin que je le sache. Mais si vous m'approuvez, mes chéris,
alors taisez-vous, je vous en prie, que pas une feuille ne bouge, pas
un brin d'herbe, que pas un bruit ne vienne troubler ma danse
sacrée : car je danse pour la joie, je danse pour la paix des
hommes, je danse pour le bonheur et pour la vie. Ô mes morts, je
réclame votre silence, afin que les hommes qui m'entourent sachent
que votre cœur est avec moi.
Elle
danse.
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