vendredi 10 novembre 2017

Séquence 5 Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours. Oeuvre Intégrale : Maylis de Kérangal, Réparer les vivants, pages 108 à 110


https://drive.google.com/file/d/1h4gb5G9qzbDFmm8I7vgKm4kDDiCclQRc/view?usp=sharing


      Sean et Marianne n'ont toujours pas fait un mouvement. Accablement, courage, dignité, Révol n'en sait rien, s'attendait tout autant à ce qu'ils explosent, passent par-dessus son bureau, envoient valser ses papelards, renversent ses saletés décoratives, voire le frappent et l'insultent -salaud, pelle à merde-, il y avait de quoi devenir cinglé, se cogner la tête contre les murs, hurler sa rage, au lieu de quoi tout se passait comme si ces deux-là, lentement, se dissociaient du reste de l'humanité, migraient vers les confins de la croûte terrestre, quittaient un temps et un territoire pour amorcer une dérive sidérale.
      Comment pourraient-ils seulement penser la mort de leur enfant quand ce qui était un pur absolu – la mort, l'absolu le plus pur justement – s'est reformé, recomposé, en différents états du corps ? Puisque ce n'était plus ce rythme frappé au cœur de la poitrine qui attestait la vie – un soldat ôte son casque et se penche pour poser une oreille sur le thorax de son camarade couché dans la boue au fond de la tranchée -, ce n'était plus le souffle exhalé par la bouche qui désignait le vif – un maître nageur ruisselant effectue un bouche-à-bouche sur une jeune fille à carnation verdâtre -, mais le cerveau électrifié, activé d'ondes cérébrales, des ondes bêta de préférence. Comment pourraient-ils seulement l'envisager, cette mort de Simon, quand sa carnation est rose encore, et souple, quand sa nuque baigne dans le frais cresson bleu et qu'il se tient allongé les pieds dans les glaïeuls ? Révol rameute les figurations de cadavres qu'il sait connaître, et ce sont toujours des images du Christ, christs en croix aux corps blêmes, fronts égratignés par la couronne d'épines, pieds et mains cloués sur des bois noirs et luisants, ou christs déposés, têtes en arrière et paupière mi-closes, livides, décharnés, hanches ceintes d'un maigre linceul façon Mantegna, c'est Le corps du Christ mort dans la tombe d'Holbein le jeune – un tableau d'un tel réalisme que Dostoïevski mit en garde les croyants : à le regarder, ils risquaient de perdre la foi -, ce sont ces rois, ces prélats, ces dictateurs embaumés, ces cow-boys de cinéma effondrés sur le sable et filmé en gros plan, il se souvient alors de cette photo du Che, christique justement, et lui aussi les yeux ouverts, exhibé dans une mise en scène morbide par la junte bolivienne, mais il ne trouve rien qui soit analogue à Simon, à ce corps intact, à ce corps qui ne saigne pas, calmement athlétique, qui ressemble à celui d'un jeune dieu au repos, qui a l'air de dormir, qui a l'air de vivre.
      Combien de temps sont-ils restés assis de la sorte après l'annonce, affaissés au bord de leurs chaises, pris dans une expérience mentale dont leur corps jusque-là n'avait pas la moindre idée ? Combien de temps leur faudra-t-il pour venir se placer sous le régime de la mort ? Pour l'heure, ce qu'ils ressentent ne parvient pas à trouver de traduction possible mais les foudroie dans un langage qui précède le langage, un langage impartageable, d'avant les mots et d'avant la grammaire, qui est peut-être l'autre nom de la douleur, ils ne peuvent s'y soustraire, ils ne peuvent lui substituer aucune description, ils ne peuvent en reconstruire aucune image, ils sont à la fois coupés d'eux-mêmes et coupés du monde qui les entoure.

Maylis de Kérangal, Réparer les vivants (2014), pages 108 à 110, de « Sean et Marianne n'ont toujours pas fait un mouvement. » à « ils sont à la fois coupés d'eux-mêmes et coupés du monde qui les entoure. »


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