https://drive.google.com/file/d/1h4gb5G9qzbDFmm8I7vgKm4kDDiCclQRc/view?usp=sharing
Sean
et Marianne n'ont toujours pas fait un mouvement. Accablement,
courage, dignité, Révol n'en sait rien, s'attendait tout autant à
ce qu'ils explosent, passent par-dessus son bureau, envoient valser
ses papelards, renversent ses saletés décoratives, voire le
frappent et l'insultent -salaud, pelle à merde-, il y avait de quoi
devenir cinglé, se cogner la tête contre les murs, hurler sa rage,
au lieu de quoi tout se passait comme si ces deux-là, lentement, se
dissociaient du reste de l'humanité, migraient vers les confins de
la croûte terrestre, quittaient un temps et un territoire pour
amorcer une dérive sidérale.
Comment
pourraient-ils seulement penser la mort de leur enfant quand ce qui
était un pur absolu – la mort, l'absolu le plus pur justement –
s'est reformé, recomposé, en différents états du corps ?
Puisque ce n'était plus ce rythme frappé au cœur de la poitrine
qui attestait la vie – un soldat ôte son casque et se penche pour
poser une oreille sur le thorax de son camarade couché dans la boue
au fond de la tranchée -, ce n'était plus le souffle exhalé par la
bouche qui désignait le vif – un maître nageur ruisselant
effectue un bouche-à-bouche sur une jeune fille à carnation
verdâtre -, mais le cerveau électrifié, activé d'ondes
cérébrales, des ondes bêta de préférence. Comment pourraient-ils
seulement l'envisager, cette mort de Simon, quand sa carnation est
rose encore, et souple, quand sa nuque baigne dans le frais cresson
bleu et qu'il se tient allongé les pieds dans les glaïeuls ?
Révol rameute les figurations de cadavres qu'il sait connaître, et
ce sont toujours des images du Christ, christs en croix aux corps
blêmes, fronts égratignés par la couronne d'épines, pieds et
mains cloués sur des bois noirs et luisants, ou christs déposés,
têtes en arrière et paupière mi-closes, livides, décharnés,
hanches ceintes d'un maigre linceul façon Mantegna, c'est Le
corps du Christ mort dans la tombe d'Holbein
le jeune – un tableau d'un tel réalisme que Dostoïevski mit en
garde les croyants : à le regarder, ils risquaient de perdre la
foi -, ce sont ces rois, ces prélats, ces dictateurs embaumés, ces
cow-boys de cinéma effondrés sur le sable et filmé en gros plan,
il se souvient alors de cette photo du Che, christique justement, et
lui aussi les yeux ouverts, exhibé dans une mise en scène morbide
par la junte bolivienne, mais il ne trouve rien qui soit analogue à
Simon, à ce corps intact, à ce corps qui ne saigne pas, calmement
athlétique, qui ressemble à celui d'un jeune dieu au repos, qui a
l'air de dormir, qui a l'air de vivre.
Combien
de temps sont-ils restés assis de la sorte après l'annonce,
affaissés au bord de leurs chaises, pris dans une expérience
mentale dont leur corps jusque-là n'avait
pas la moindre idée ? Combien de temps leur faudra-t-il pour
venir se placer sous le régime de la mort ? Pour l'heure, ce
qu'ils ressentent ne parvient pas à trouver de traduction possible
mais les foudroie dans un langage qui précède le langage, un
langage impartageable, d'avant les mots et d'avant la grammaire, qui
est peut-être l'autre nom de la douleur, ils ne peuvent s'y
soustraire, ils ne peuvent lui substituer aucune description, ils ne
peuvent en reconstruire aucune image, ils sont à la fois coupés
d'eux-mêmes et coupés du monde qui les entoure.
Maylis
de Kérangal, Réparer
les vivants (2014), pages 108 à 110, de « Sean
et Marianne n'ont toujours pas fait un mouvement. » à « ils
sont à la fois coupés d'eux-mêmes et coupés du monde qui les
entoure. »
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