Sophocle,
Oedipe Roi
(Ve siècle avant J.-C.)
Traduction de Paul Mazon,
© Les Belles Lettres, Paris
TIRÉSIAS. - Hélas ! hélas ! qu'il
est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui
le possède ! Je ne l'ignorais pas ; mais je l'ai oublié. Je ne
fusse pas venu sans cela.
OEDIPE. - Qu'est-ce là ? et pourquoi
pareil désarroi à la pensée d'être venu ?
TIRÉSIAS. - Va, laisse-moi rentrer
chez moi : nous aurons, si tu m'écoutes, moins de peine à porter,
moi mon sort, toi le tien.
OEDIPE. - Que dis-tu ? Il n'est ni
normal ni conforme à l'amour que tu dois à Thèbes, ta mère, de
lui refuser un oracle.
TIRÉSIAS. - Ah ! c'est que je te vois
toi même ne pas dire ici ce qu'il faut ; et, comme je crains de
commettre la même erreur à mon tour...
OEDIPE. - Non, par les dieux ! si tu
sais, ne te détourne pas de nous. Nous sommes tous ici à tes pieds,
suppliants.
TIRÉSIAS. - C'est que tous, tous, vous
ignorez... Mais non, n'attends pas de moi que je révèle mon malheur
- pour ne pas dire : le tien.
OEDIPE. - Comment ? tu sais, et tu ne
veux rien dire ! Ne comprends-tu pas que tu nous trahis et perds ton
pays ?
TIRÉSIAS. - Je ne veux affliger ni toi
ni moi. Pourquoi me pourchasser vainement de la sorte ? De moi tu ne
sauras rien.
OEDIPE. - Ainsi, à le plus méchant
des méchants - car vraiment tu mettrais en fureur un roc -, ainsi,
tu ne veux rien dire, tu prétends te montrer insensible, entêté à
ce point ?
TIRÉSIAS. - Tu me reproches mon
furieux entêtement, alors que tu ne sais pas voir celui qui loge
chez toi, et c'est moi qu'ensuite tu blâmes !
OEDIPE. - Et qui ne serait en fureur à
entendre de ta bouche des mots qui sont autant d'affronts pour cette
ville ?
TIRÉSIAS. - Les malheurs viendront
bien seuls : peu importe que je me taise et cherche à te les cacher
!
OEDIPE. - Mais alors, s'ils doivent
venir, faut-il pas que tu me les dises ?
TIRÉSIAS. - Je n'en dirai pas plus.
Après quoi, à ta guise ! laisse ton dépit déployer sa fureur la
plus farouche.
OEDIPE. - Eh bien soit ! Dans la
fureur où je suis je ne cèlerai rien de ce que j'entrevois. Sache
donc qu'à mes yeux c'est toi qui as tramé le crime, c'est toi qui
l'as commis- à cela près seulement que ton bras n'a pas frappé.
Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c'est toi,
c'est toi seul qui l'as fait.
TIRÉSIAS. - Vraiment ? Eh bien, je te
somme, moi, de t'en tenir à l'ordre que tu as proclamé toi-même,
et donc de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi,
ni à ces gens ; car, sache-le, c'est toi, c'est toi, le criminel qui
souille ce pays !
OEDIPE. - QUOI ? tu as l'impudence de
lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu donc te dérober ensuite ?
TIRÉSIAS. - Je demeure hors de tes
atteintes : en moi vit la force du vrai.
OEDIPE. - Et qui t'aurait appris le
vrai ? ce n'est certes pas ton art.
TIRÉSIAS. - C'est toi, puisque tu m'as
poussé à parler malgré moi.
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