https://drive.google.com/file/d/1dMc3APEgItEDATPeewSQJI4uarbr8CDb/view?usp=sharing
Le
lendemain, comme il entrait à la morgue, il reçut un coup violent
dans la poitrine : en face de lui, sur une dalle, Camille le
regardait, étendu sur le dos, la tête levée, les yeux
entrouverts. Le
meurtrier s’approcha lentement du vitrage, comme attiré, ne
pouvant détacher ses yeux de sa victime. Il ne souffrait pas ;
il éprouvait seulement un grand froid intérieur et de légers
picotements à fleur de peau. Il aurait cru trembler davantage. Il
resta immobile, pendant cinq grandes minutes, perdu dans une
contemplation inconsciente, gravant malgré lui au fond de sa mémoire
toutes les lignes horribles, toutes les couleurs sales du tableau
qu’il avait sous les yeux.
Camille était ignoble. Il avait
séjourné quinze jours dans l’eau. Sa face paraissait
encore ferme et rigide ; les traits s’étaient
conservés, la peau avait seulement pris une
teinte jaunâtre et boueuse. La tête, maigre,
osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait ; elle se
penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les
paupières levées, montrant le globe blafard des
yeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des
coins de la bouche, avaient un ricanement atroce ; un
bout de langue noirâtre apparaissait dans
la blancheur des dents. Cette tête, comme tannée
et étirée, en gardant une apparence humaine, était restée
plus effrayante de douleur et d’épouvante. Le corps semblait
un tas de chairs dissoutes ; il avait souffert horriblement. On
sentait que les bras ne tenaient plus ; les
clavicules perçaient la peau des épaules. Sur la
poitrine verdâtre, les côtes faisaient des
bandes noires ; le flanc gauche, crevé,
ouvert, se creusait au milieu de lambeaux d’un rouge
sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes, plus
fermes, s’allongeaient, plaquées de taches immondes. Les
pieds tombaient.
Laurent
regardait Camille. Il n’avait pas encore vu un noyé si
épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, une
allure maigre et pauvre ; il se ramassait dans sa pourriture ;
il faisait un tout petit tas. On aurait deviné que c’était
là un employé à douze cents francs, bête et maladif,
que sa mère avait nourri de tisanes.Ce pauvre corps, grandi
entre des couvertures chaudes, grelottait sur la dalle froide.
Quand
Laurent put enfin s’arracher à la curiosité poignante qui le
tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcher rapidement
sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait : « Voilà
ce que j’en ai fait. Il est ignoble. » Il lui semblait qu’une
odeur âcre le suivait, l’odeur que devait exhaler ce corps en
putréfaction.
- Emile Zola, Thérèse Raquin (1867), Chapitre XIII
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