dimanche 9 avril 2017

AMES FORTES Texte 1

Troisième séquence : Le personnage de roman, du XVIIe à nos jours.
Jean Giono, Les Âmes fortes, « Une héroïne du XX e siècle : Thérèse »
Texte 1, édition folio pp. 193 à 195


Tout Châtillon défilait. Elle se disait : « Est-ce que tu aimerais être cette femme-là ? Non. Et celle-là ? Oui, mais je ne voudrais pas sa tête. Et celle-là ? Non, mais j'aimerais bien sa robe. Et les bottines de l'autre. Quant à celle-là, alors pas du tout, elle marche comme sur des œufs. L'autre non plus, on dirait un bâton. » Elle imaginait très bien la vie de ces dames et de ces demoiselles. C'étaient des cuisines, des pot-au-feu, des légumes, des carnets de comptes, des boules à repriser les bas, les buscs, de l'émulsion Scott. Elle, elle était quand même partie avec Firmin à pied, en pleine nuit, après être descendue d'une fenêtre, par une échelle. Elle n'y pensait pas beaucoup mais c'était là. Elle n'avait pas beaucoup d'imagination mais si elle multipliait seulement par dix la vie de sa mère à la ferme, elle avait la vie de cette femme-là. Si elle divisait par mille la vie des Charmasson, elle avait la vie de cette autre-là. Selle donnait un peu de réussite à Firmin, qu'il soit seulement patron, elle avait la vie de cet autre. C'était facile. Il n'y avait pas de quoi tirer gloire.
Sauf pour une. On ne pouvait pas dire son âge. Elle était grande et souple, vêtue d'une amazone de bure et d'une palatine fourrée, coiffée d'un petit tyrolien vert à plume. Elle marchait d'un pas vif, mieux qu'un homme, mais son pas rassurait comme le pas d'un homme. Elle tenait l'ampleur de sa jupe dans son poing gauche, ondulait juste un peu des hanches. Ses yeux étaient si clair qu'ils semblaient des trous. Celle-là, on avait beau multiplier, diviser, faire des comptes : on arrivait pas à sa vie. « Celle-là, j'aimerais bien l'être, se disait Thérèse. Oui, celle-là, je la voudrais toute. »
Chaque jour elle guettait celle-là : celle-là n'est pas encore arrivée. « celle-là ne viendra pas. Voilà celle-là ! Celle-là a quel âge ? » Elle arriva d'autant moins à lui en mettre un qu'elle désirait être celle-là. Elle lui donna l'âge et l'âme de faire tout ce qu'elle aurait aimé faire dans une vie sans grossesse, sans Firmin, sans pauvreté, sans père ni mère. Naître tout d'un coup dans la vie sur une route bordée de peuplier, être une femme en amazone et palatine, grande, souple, aux yeux clairs, et marcher vite et solidement comme un homme, de cette façon qui rassurait et comme une femme en même temps avec ce petit balancement des hanches ; avoir une vie sans légumes : être celle-là !
Elle lui inventa des histoires d'une vie sans légumes. Elle se disait : « D'où est-ce qu'elle vient celle-là avec son pas ? Qu'est-ce qu'elle peut bien faire celle-là sur cette route des bourgeoises ? Elle passe sans rien regarder. On la salue. Elle répond gentiment, mais elle ne regarde personne. Ah ! Elle doit en avoir à regarder ailleurs, dans des endroits qui lui plaisent vraiment ! »
Celle-là (comme elle l'appelait) s'en allait en promenade bien plus loin que toutes les promeneuses ordinaires de la route. Il y avait entre les peupliers un très vieux saule, gros comme un dindon : c'était la limite qu'on ne dépassait pas ; au-delà , la route devenait sauvage. Celle-là ne s'arrêtait pas pour si peu. Thérèse la voyait s'en aller du côté du saule , rapetisser, n'être plus qu'un reflet de soleil sur la plume de son chapeau, sur son amazone qui était en laine de belle qualité et luisait comme de la soie. A la rencontre de quoi allait-elle de ce côté ? « celle-là était en retard aujourd'hui, deux heures viennent de sonner. Où est-elle allée ? Le soleil va tourner. Il va faire froid. Peut-être qu'elle ne viendra pas. Qu'est-ce qu'elle est en train de faire ? » Thérèse guettait la sortie de Châtillon, s'attendant de minute en minute à voir surgir celle-là de l'ombre de la rue . Mais elle ne venait pas. Et brusquement sans être venue elle était là. Elle était donc arrivée d'un autre côté ? Pour arriver d'un autre côté, il fallait qu'elle soit allée faire le tour par des chemins de terre, peut-être même par ceux qui montent sur le flanc de la montagne ? Il y avait de ce côté-là d'énormes buissons de buis effrayants, pouvant contenir des hommes cachés. Celle-là était cependant bien paisible. Avait-elle des rapports avec les hommes cachés dans les buissons de buis ? Thérèse se voyait dans ces chemins solitaires.
Elle n'apprit pas beaucoup de vrai sur celle-là. Elle ne pouvait plus guère bouger étant très près de sa délivrance. Firmin avait même cessé de la mener à la route aux peupliers. Il trouvait qu'une femme aussi grosse et difforme ne pouvait plus servir à rien. Il n'y avait qu'à attendre. Thérèse attendait donc.

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