Troisième
séquence : Le
personnage de roman, du XVIIe à nos jours.
Jean
Giono, Les Âmes
fortes, « Une héroïne du XX e siècle : Thérèse »
Texte
1, édition folio pp. 193 à 195
Tout
Châtillon défilait. Elle se disait : « Est-ce que tu
aimerais être cette femme-là ? Non. Et celle-là ?
Oui, mais je ne voudrais pas sa tête. Et celle-là ? Non,
mais j'aimerais bien sa robe. Et les bottines de l'autre. Quant à
celle-là, alors pas du tout, elle marche comme sur des œufs.
L'autre non plus, on dirait un bâton. » Elle imaginait très
bien la vie de ces dames et de ces demoiselles. C'étaient des
cuisines, des pot-au-feu, des légumes, des carnets de comptes,
des boules à repriser les bas, les buscs, de l'émulsion Scott.
Elle, elle était quand même partie avec Firmin à pied, en
pleine nuit, après être descendue d'une fenêtre, par une
échelle. Elle n'y pensait pas beaucoup mais c'était là. Elle
n'avait pas beaucoup d'imagination mais si elle multipliait
seulement par dix la vie de sa mère à la ferme, elle avait la
vie de cette femme-là. Si elle divisait par mille la vie des
Charmasson, elle avait la vie de cette autre-là. Selle donnait un
peu de réussite à Firmin, qu'il soit seulement patron, elle
avait la vie de cet autre. C'était facile. Il n'y avait pas de
quoi tirer gloire.
Sauf
pour une. On ne pouvait pas dire son âge. Elle était grande et
souple, vêtue d'une amazone de bure et d'une palatine fourrée,
coiffée d'un petit tyrolien vert à plume. Elle marchait d'un pas
vif, mieux qu'un homme, mais son pas rassurait comme le pas d'un
homme. Elle tenait l'ampleur de sa jupe dans son poing gauche,
ondulait juste un peu des hanches. Ses yeux étaient si clair
qu'ils semblaient des trous. Celle-là, on avait beau multiplier,
diviser, faire des comptes : on arrivait pas à sa vie.
« Celle-là, j'aimerais bien l'être, se disait Thérèse.
Oui, celle-là, je la voudrais toute. »
Chaque
jour elle guettait celle-là : celle-là n'est pas encore
arrivée. « celle-là ne viendra pas. Voilà celle-là !
Celle-là a quel âge ? » Elle arriva d'autant moins à
lui en mettre un qu'elle désirait être celle-là. Elle lui donna
l'âge et l'âme de faire tout ce qu'elle aurait aimé faire dans
une vie sans grossesse, sans Firmin, sans pauvreté, sans père ni
mère. Naître tout d'un coup dans la vie sur une route bordée de
peuplier, être une femme en amazone et palatine, grande, souple,
aux yeux clairs, et marcher vite et solidement comme un homme, de
cette façon qui rassurait et comme une femme en même temps avec
ce petit balancement des hanches ; avoir une vie sans
légumes : être celle-là !
Elle
lui inventa des histoires d'une vie sans légumes. Elle se
disait : « D'où est-ce qu'elle vient celle-là avec
son pas ? Qu'est-ce qu'elle peut bien faire celle-là sur
cette route des bourgeoises ? Elle passe sans rien regarder.
On la salue. Elle répond gentiment, mais elle ne regarde
personne. Ah ! Elle doit en avoir à regarder ailleurs, dans
des endroits qui lui plaisent vraiment ! »
Celle-là
(comme elle l'appelait) s'en allait en promenade bien plus loin
que toutes les promeneuses ordinaires de la route. Il y avait
entre les peupliers un très vieux saule, gros comme un dindon :
c'était la limite qu'on ne dépassait pas ; au-delà ,
la route devenait sauvage. Celle-là ne s'arrêtait pas pour si
peu. Thérèse la voyait s'en aller du côté du saule ,
rapetisser, n'être plus qu'un reflet de soleil sur la plume de
son chapeau, sur son amazone qui était en laine de belle qualité
et luisait comme de la soie. A la rencontre de quoi allait-elle de
ce côté ? « celle-là était en retard aujourd'hui,
deux heures viennent de sonner. Où est-elle allée ? Le
soleil va tourner. Il va faire froid. Peut-être qu'elle ne
viendra pas. Qu'est-ce qu'elle est en train de faire ? »
Thérèse guettait la sortie de Châtillon, s'attendant de minute
en minute à voir surgir celle-là de l'ombre de la rue .
Mais elle ne venait pas. Et brusquement sans être venue elle
était là. Elle était donc arrivée d'un autre côté ?
Pour arriver d'un autre côté, il fallait qu'elle soit allée
faire le tour par des chemins de terre, peut-être même par ceux
qui montent sur le flanc de la montagne ? Il y avait de ce
côté-là d'énormes buissons de buis effrayants, pouvant
contenir des hommes cachés. Celle-là était cependant bien
paisible. Avait-elle des rapports avec les hommes cachés dans les
buissons de buis ? Thérèse se voyait dans ces
chemins solitaires.
Elle
n'apprit pas beaucoup de vrai sur celle-là. Elle ne pouvait plus
guère bouger étant très près de sa délivrance. Firmin avait
même cessé de la mener à la route aux peupliers. Il trouvait
qu'une femme aussi grosse et difforme ne pouvait plus servir à
rien. Il n'y avait qu'à attendre. Thérèse attendait donc.
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