lundi 10 avril 2017

AMES FORTES TEXTE 2

Troisième séquence :
Le personnage de roman, du XVIIe à nos jours.
Jean Giono, Les Âmes fortes, « Une héroïne du XX e siècle : Thérèse »
Texte 2, édition folio pp. 326 à 327

Je me faisais conduire tous les jours à mon talus. Mon corps me foutait la paix. Je lui avais donné quelque chose à faire de son côté. Il le faisait très bien et à son aise. Il en avait encore pour deux mois à à peu près avant de finir son travail. Moi, à l'intérieur, j'étais libre. Je cachais mes yeux. J'en entendais qui, en passant devant moi, disaient : « Elle dort. » Je t'en fiche. Je ne risquais pas de dormir. Je dégustais. Je guettais une certaine personne.
Avec celle-là, nous commencions notre combat de meilleure heure chaque jour que Dieu fait. Quand elle arrivait à la promenade, ce n'était qu'une bataille un peu plus serrée. En réalité, dès l'aube, elle avait pensé à moi ; dès l'aube, j'avais pensé à elle. Elle se faisait beaucoup de reproches. Elle se disait : « C'est aujourd'hui que je lui parle ? » Je me disais : « Non, pas encore tu attendras. Tu attendras que ce soit mon heure. Tu ne me parleras que quand je voudrais que tu me parles. » je la voyais venir avec sa palatine fourrée. Moi, je n'avais qu'un caraco troué à travers lequel on voyait mon cache-corset. Et c'était moi qui sentait le moins la bise. Je la regardais approcher avec mes paupières à demi-fermées que je fermais complètement un peu avant qu'elle n'arrive à ma hauteur. J'entendais son pas qui ralentissait. Elle s'arrêtait devant moi mais je dormais. Je dormais du sommeil du juste. Je me disais : « Tu n'oserais quand même pas réveiller quelqu'un qui dort du sommeil du juste ? » Je la connaissais comme si je l'avais faite. Elle restait un long moment plantée devant moi. Et quand elle avait bien retenu sa respiration, elle soupirait. Je me disais : « Soupire, soupire ! Si tu savais ce qui t'attend ! ... » Puis elle s'éloignait pas à pas. Et je faisais comme les chats. Je savais relever ma paupière d'un fil. Je la regardais s'en aller. Elle se disait :  « Je lui parlerai tout à l'heure au retour. » Je me disais : « Non ma fille, tu ne me parleras pas tout à l'heure au retour. Tout à l'heure au retour je serai encore endormie. Tu passeras vingt fois devant moi : vingt fois je serai endormie. Ce n'est pas aujourd'hui que tu me parleras : ni aujourd'hui, ni demain. Ce n'est pas toi qui me parleras la première : c'est moi. Et je sais quoi te dire. Et je sais quand. Pour le moment, regarde ; ne touche pas. Prends du goût, je suis en vitrine. »
Elle se disait : « Depuis que je connais l'existence de cette malheureuse, je n'ai plus de repos. Elle trône dans mes nuits. Mes jours sont amers. Tant que je n'ai pas soulagé cette misère, je serai misérable. »
J'imitais le sommeil d'une façon parfaite et je me disais : « Mijote un peu dans ton jus . Tu n'es pas encore assez tendre. Je sais très bien que tu me donnerais maintenant volontiers des quantités de choses, mais, dans deux mois, quand mon ventre sera dégonflé, tu te croiras quitte. Il faut que tu fasses l'expérience du remords. »
Je savais qu'elle n'était jamais arrivée trop tard. Cette fois, je voulais la faire arriver trop tard. Elle en deviendrait folle et prête à tout.

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