Texte
4 : Michel Butor, La Modification (1957), incipit.
Vous
avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule
droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau
coulissant.
Vous
vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses
bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur
d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux
longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante, avec vos
doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de
l'avoir portée jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos
muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges,
dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule
aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis
votre cou jusqu'aux reins.
Non,
ce n'est pas seulement l'heure, à peine matinale, qui est
responsable de cette faiblesse inhabituelle, c'est déjà l'âge qui
cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et
pourtant, vous venez seulement d'atteindre les quarante-cinq ans.
Vos
yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos
paupières sensibles et mal lubrifiées, vos tempes crispées, à la
peau tendue et comme raidie en plis minces, vos cheveux qui se
clairsèment et grisonnent, insensiblement pour autrui mais non pour
vous, pour Henriette et pour Cécile, ni même pour les enfants
désormais, sont un peu hérissés et tout votre corps à l'intérieur
de vos habits qui le gênent, le serrent et lui pèsent, est comme
baigné, dans son réveil imparfait, d'une eau agitée et gazeuse
pleine d'animalcules en suspension.
Si
vous êtes entré dans ce compartiment, c'est que le coin couloir
face à la marche à votre gauche est libre, cette place même que
vous auriez fait demandé par Marnal comme à l'habitude s'il avait
été encore temps de retenir, mais non que vous auriez demandé
vous-même par téléphone, car il ne fallait pas que quelqu'un sût
chez Scabelli que c'était vers Rome que vous vous échappiez pour
ces quelques jours.
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