Jean Anouilh, Médée (1946)
Médée
vit avec la nourrice dans une roulotte, à l'écart de Corinthe.
Lorsqu'elle apprend son exil par Créon, et son rejet par Jason, elle
décide d'être elle-même, de céder à la folie meurtrière.
[…]
Des flammes ont jailli de partout, elles entourent la roulotte.
Jason entre rapidement à la tête des hommes armés.
JASON :
Éteignez ce feu ! Saisissez-vous d'elle !
MEDEE,
paraît à la fenêtre de la roulotte et crie :
N'approche pas Jason ! Interdis-leur de faire un pas !
JASON,
s'arrête : Où sont les enfants ?
MEDEE :
Demande-le toi une seconde encore que je regarde bien tes yeux.
Elle
lui crie.
Ils
sont morts, Jason ! Ils sont morts, égorgés tous les deux, et
avant que tu aies pu faire un pas, ce même fer va me frapper.
Désormais j'ai recouvré mon sceptre, mon frère, mon père et la
toison du bélier d'or est rendue à la Colchide : j'ai retrouvé
ma patrie et la virginité que tu m'avais ravies ! Je suis
Médée, enfin, pour toujours ! Regarde-moi avant de rester seul
dans ce monde raisonnable, regarde-moi bien Jason ! Je t'ai
touché avec ces deux mains-là, je les ai posées sur ton front
brûlant pour qu'elles soient fraîches et d'autres fois brûlantes
sur ta peau. Je t'ai fait pleurer, je t'ai fait aimer. Regarde-les,
ton petit frère et ta femme, c'est moi. C'est moi ! C'est
l'horrible Médée ! Et essaie maintenant de l'oublier !
Elle
se frappe et s'écroule dans les flammes qui redoublent et
enveloppent la roulotte. Jason arrête d'un geste les hommes qui
allaient bondir et dit simplement.
JASON :
Oui, je t'oublierai. Oui, je vivrai et malgré la trace sanglante de
ton passage à côté de moi, je referai demain avec patience mon
pauvre échafaudage d'homme sous l'oeil indifférent des dieux.
Il
se tourne vers les hommes.
Qu'un
de vous garde autour du feu jusqu'à qu'il n'y ait plus que des
cendres, jusqu'à ce que le dernier os de Médée soit brûlé.
Venez, vous autres. Retournons au palais. Il faut vivre maintenant,
assurer l'ordre, donner des lois à Corinthe et rebâtir sans
illusions un monde à notre mesure pour y attendre de mourir.
Il
est sorti avec les hommes sauf un qui se fait une chique et prend
morosement la garde devant le brasier. La nourrice entre et vient
timidement s'accroupir près de lui dans le petit jour qui se lève.
LA
NOURRICE : On n'avait plus le temps de m'écouter, moi. J'avais
pourtant quelque chose à dire. Après la nuit vient le matin et il y
a le café à faire, puis les lits. Et quand on a balayé, on a un
petit moment tranquille au soleil avant d'éplucher les légumes.
C'est alors que c'est bon, si on a pu grappiner quelques sous, la
petite goutte chaude au creux du ventre. Après on mange la soupe et
on nettoie les plats. L'après-midi, c'est le linge ou les cuivres et
on bavarde un peu avec les voisines et le souper arrive tout
doucement … Alors on se couche et on dort.
LE
GARDE, après un temps : Il va faire beau aujourd'hui
LA
NOURRICE : ça sera une bonne année. Il y aura du soleil et du
vin. Et la moisson ?
LE
GARDE : on a fauché la semaine dernière. On va rentrer demain
ou après-demain si le temps se maintient.
LA
NOURRICE : la récolte sera bonne par chez vous ?
LE
GARDE : Faut pas se plaindre. Il y aura encore du pain pour tout
le monde cette année-ci.
Le
rideau est tombé pendant qu'ils parlaient.
_________________________________________________________________________________
Contexte :
Dans les années 1930, de nombreux auteurs ont vu dans la reprise des mythes antiques la possibilité de les renouveler, et d'interroger les lecteurs. La Seconde Guerre mondiale, l'occupation et les horreurs qui l'ont accompagnée, ont remis en cause les valeurs qui ont fondé l'humanisme mais elles ont aussi souligné le tragique et l'absurdité de la condition humaine. En reprenant les personnages mythiques d'Antigone et de Médée, dans ses pièces, Jean Anouilh confronte ses héroïnes à un monde en perte de valeurs.
_________________________________________________________________________________
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire