mardi 16 janvier 2018

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Jean Anouilh, Médée (1946)

Jean Anouilh, Médée (1946)


Médée vit avec la nourrice dans une roulotte, à l'écart de Corinthe. Lorsqu'elle apprend son exil par Créon, et son rejet par Jason, elle décide d'être elle-même, de céder à la folie meurtrière.

[…] Des flammes ont jailli de partout, elles entourent la roulotte. Jason entre rapidement à la tête des hommes armés.

JASON : Éteignez ce feu ! Saisissez-vous d'elle !
MEDEE, paraît à la fenêtre de la roulotte et crie : N'approche pas Jason ! Interdis-leur de faire un pas !
JASON, s'arrête : Où sont les enfants ?
MEDEE : Demande-le toi une seconde encore que je regarde bien tes yeux.
Elle lui crie.
Ils sont morts, Jason ! Ils sont morts, égorgés tous les deux, et avant que tu aies pu faire un pas, ce même fer va me frapper. Désormais j'ai recouvré mon sceptre, mon frère, mon père et la toison du bélier d'or est rendue à la Colchide : j'ai retrouvé ma patrie et la virginité que tu m'avais ravies ! Je suis Médée, enfin, pour toujours ! Regarde-moi avant de rester seul dans ce monde raisonnable, regarde-moi bien Jason ! Je t'ai touché avec ces deux mains-là, je les ai posées sur ton front brûlant pour qu'elles soient fraîches et d'autres fois brûlantes sur ta peau. Je t'ai fait pleurer, je t'ai fait aimer. Regarde-les, ton petit frère et ta femme, c'est moi. C'est moi ! C'est l'horrible Médée ! Et essaie maintenant de l'oublier !
Elle se frappe et s'écroule dans les flammes qui redoublent et enveloppent la roulotte. Jason arrête d'un geste les hommes qui allaient bondir et dit simplement.
JASON : Oui, je t'oublierai. Oui, je vivrai et malgré la trace sanglante de ton passage à côté de moi, je referai demain avec patience mon pauvre échafaudage d'homme sous l'oeil indifférent des dieux.
Il se tourne vers les hommes.
Qu'un de vous garde autour du feu jusqu'à qu'il n'y ait plus que des cendres, jusqu'à ce que le dernier os de Médée soit brûlé. Venez, vous autres. Retournons au palais. Il faut vivre maintenant, assurer l'ordre, donner des lois à Corinthe et rebâtir sans illusions un monde à notre mesure pour y attendre de mourir.
Il est sorti avec les hommes sauf un qui se fait une chique et prend morosement la garde devant le brasier. La nourrice entre et vient timidement s'accroupir près de lui dans le petit jour qui se lève.
LA NOURRICE : On n'avait plus le temps de m'écouter, moi. J'avais pourtant quelque chose à dire. Après la nuit vient le matin et il y a le café à faire, puis les lits. Et quand on a balayé, on a un petit moment tranquille au soleil avant d'éplucher les légumes. C'est alors que c'est bon, si on a pu grappiner quelques sous, la petite goutte chaude au creux du ventre. Après on mange la soupe et on nettoie les plats. L'après-midi, c'est le linge ou les cuivres et on bavarde un peu avec les voisines et le souper arrive tout doucement … Alors on se couche et on dort.
LE GARDE, après un temps : Il va faire beau aujourd'hui
LA NOURRICE : ça sera une bonne année. Il y aura du soleil et du vin. Et la moisson ?
LE GARDE : on a fauché la semaine dernière. On va rentrer demain ou après-demain si le temps se maintient.
LA NOURRICE : la récolte sera bonne par chez vous ?
LE GARDE : Faut pas se plaindre. Il y aura encore du pain pour tout le monde cette année-ci.
Le rideau est tombé pendant qu'ils parlaient.

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Contexte : 
Dans les années 1930, de nombreux auteurs ont vu dans la reprise des mythes antiques la possibilité de les renouveler, et d'interroger les lecteurs. La Seconde Guerre mondiale, l'occupation et les horreurs qui l'ont accompagnée, ont remis en cause les valeurs qui ont fondé l'humanisme mais elles ont aussi souligné le tragique et l'absurdité de la condition humaine. En reprenant les personnages mythiques d'Antigone et de Médée, dans ses pièces, Jean Anouilh confronte ses héroïnes à un monde en perte de valeurs.
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