mardi 16 janvier 2018

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée Jean-René LEMOINE, Médée, poème enragé (2013)


Ensevelissez-moi ! Où irai-je maintenant, qui voudra de moi ? Qui voudra de l’infanticide amoureuse? J’ai brûlé mes vaisseaux. J’ai oublié comme finissait le poème, si je me suis enfuie sur un char tiré par des chevaux ailés, comme on le raconta un jour, si j’ai couché avec Egée, prince d’Athènes, mon ravisseur, comme on le raconta, si je lui ai donné un fils, mensonges, légendes, oui, légendes, mais, tout cela n’a plus d’importance, car mon destin est d’être parmi ceux qui agonisent, je veux être de ce côté-là du monde, à l’Orient de vos terres, ma patrie est - l’adversité. Le jour, je marche dans la poussière, dans les paysages de craie. La nuit, je dors derrière les talus, comme un cadavre. Les pèlerins me font l’aumône. Je m’assieds sur une pierre pour voir passer les caravanes. Soupirs, brouhaha de langues mystérieuses. Des femmes aux yeux d’or entonnent des chants aigus, mais dès qu’elles m’aperçoivent, du haut de leurs montures, elles s’interrompent, rabattant brusquement leur voile sur leur bouche. Car elles savent. Elles savent, en me voyant. La caravane disparaît dans le sable. Mirage. Guerriers bleus. Iseult, Brunhilde, Penthésilée ! J’attends, ivre, sur la pierre. Mes enfants sont en terre ennemie, j’entends le tremblement des villes, Jason hurle mon nom en se jetant du haut de la tour, la tour s’écroule comme une motte de beurre, l’avion s’empale dans le miroir pulvérisé des vitres - muori dannato ! - mausolée de ferraille, stupeur, cris d’enfants soufflés dans la déflagration, Créüse en flammes courant à la vitesse de la lumière dans le quadrillage illimité de la ville, Jason englouti par les vapeurs, noyé dans la boue, ses yeux transpercés crachaient le sang comme des geysers. Où ramasser les morceaux de son corps ? Où trouver l’eau pour le laver, le linceul pour envelopper ses membres, les aromates ? Lui dire combien je l’ai aimé. Déposer son corps fracassé à côté des restes de mon frère sur un bûcher de cèdres - Dio mio, che orrore ! - et disperser leurs cendres dans quatre directions. Mon père seul sur le pont, le doigt tendu vers moi. Je ne suis pas coupable. Je ne suis pas coupable. Or gli perdono ! Vivre est mon châtiment.

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