II À l’étranger / À
la maison
Acte
III - scène 3
Dans
la maison. Médée et la Femme de ménage.
LA
FEMME DE MÉNAGE. Madame, vous désirez une petite tasse de thé ?
(Médée hausse les épaules.) Alors seulement un petit gâteau
? (Médée fait non de la tête.) Je ne veux pas m'en mêler,
Madame... mais est-ce que c'est bien raisonnable de prendre tout le
monde à contre-poil ? Vous n'y gagnez rien. De toute façon, ils
auront le dernier mot.
Créuse
entre, vêtue à la mode. La Femme de ménage, effrayée, sort.
CRÉUSE.
Donnez-moi une chance. Non, ne tournez pas la tête. S'il vous plaît.
Ce n'est pas facile pour moi non plus. Tout le monde me l’a
déconseillé. Père me l'a défendu. Il a peur que vous ne me
fassiez quelque chose. Mais je ne peux pas croire que vous soyez
comme ça. Quoi que les gens puissent raconter. Parlons, Médée. Je
n’ai rien contre vous. C'est juste que ça me fend le cœur de vous
faire du mal. Je peux imaginer comment vous vous sentez. Et qu'est-ce
que vous ne devez pas penser de moi ? C'est votre droit. A votre
place, je ferais exactement la même chose. Mais les choses sont ce
qu'elles sont. Je me suis défendue longtemps. Jason aussi, vrai.
Nous trouvions que ce n'était pas possible. Nous nous évitions.
Vrai. Pendant des mois. Mais notre amour était trop fort. Jason est
tellement charmant, non ? C’est pour lui que je suis ici.
Revenez sur votre décision. Ça le tue. Et moi aussi, ça m’émeut.
Nous ne voulons pas vous laisser tomber. Et les enfants non plus. Ils
sont tellement adorables. Ne faites pas d’eux des victimes. Je
m'entends si bien avec eux. Et eux avec moi. Ils sont super, ces
petits. Et ils lui ressemblent tellement, pas vrai ? Ils sont tout
pour lui, ils sont ce qu'il aime le plus monde. Même plus que moi.
Mais vous aussi, il vous porte encore dans son cœur. Ne vous y
trompez pas. Quand il parle de vous, c’est avec un tel
enthousiasme. De tout ce que vous avez fait pour lui. Je suis si
envieuse de ne pas l'avoir connu quand il était jeune. Et quand il
raconte comment tout a échoué, il se laisse souvent aller à
pleurer dans mes bras. Vous représentez tellement de choses pour
lui, Médée. Soyez raisonnable, restez. J'irai parler à mon père.
Si je le lui demande, il annulera l'expulsion. Il ne peut rien me
refuser. Dites oui.
MÉDÉE.
Tiens
donc? Il parle de moi ! Il vous a raconté,
Entre
vos bras ou pas, comment nous avons tué
Le roi
de Iolkos, ensemble ? C’est sur mon conseil que
Ses
filles lui ont fait subir une cure de rajeunissement
Drastique :
elles ont coupé leur papa en morceaux
Et puis
elles l'ont cuit longuement à l’étouffée.
Il vous
a raconté, quand vous étiez couchés
Ou au
petit-déjeuner, comment nous avons fait
Pour
expier la mort de mon pauvre jeune frère ?
En
dévorant tout chauds et son sang et sa chair.
CRÉUSE.
Je vous ai blessée. Je le regrette.
MÉDÉE.
Je me
suis révoltée contre mon propre père
Et donc
je l’ai perdu pour l'amour de Jason.
Vous,
vous flattez le vôtre dans le sens du poil
En
prime vous recevez le mari de votre rivale.
CRÉUSE.
Ils avaient raison, je n'aurais pas dû venir.
MÉDÉE.
Vous
restez ! J'ai bien dû supporter vos discours,
Ayez
maintenant le courage de m'écouter aussi.
Où
trouvez-vous le culot de venir ici me chanter
Votre
nouveau bonheur, qui est mon malheur à moi ?
C'est
de la bêtise ou c'est de la cruauté
De me
féliciter dans ma propre maison,
Pour la
déchéance que vous me faites subir ?
(Elle
pleure.)
Pourquoi
dois-je payer deux fois par ma souffrance ?
Une
fois la vérité, une fois vos manigances ?
CRÉUSE.
Je n'avais pas voulu dire ça. Je regrette.
Elle
prend Médée dans ses bras.
MÉDÉE.
Aucune
gueule d'homme ou bête n'était prédestinée
A me
mordre aussi fort que faisait sa bouche à lui.
Quand
j'étais dans ses bras, soit la nuit soit le jour,
Je
perdais toute raison, j’imaginais toujours
Que
l'univers entier, irrémédiablement,
Avait
décidé de me déchirer doucement.
CRÉUSE.
Oui, c'est ça.
MÉDÉE.
Créuse…
Regardez-nous
un peu,
Toutes
les deux, là, ensemble !
(Elle
sourit.)
Vous
auriez pu être l'amie
Que je
n’ai jamais trouvée
Dans ce
pays étranger.
CRÉUSE
(sourit). C’est vrai.
MÉDEE.
Et
qu'est-ce qui nous sépare ? Les années ? La beauté ?
CRÉUSE.
Les choses sont ainsi, il n'y a souvent rien à y faire
MÉDÉE.
Non.
Non.
Dès
qu'il a au menton le premier poil de barbe,
Chaque
homme, qu'il soit barbare ou bien civilisé,
Devient
sitôt l'esclave de ses reins en chaleur.
Nulle
bête, pas même un âne, ne trottine comme lui
Avec un
tel plaisir derrière sa propre carotte.
Il
trouve pour ce petit trot ridicule et grotesque
Les
mots les plus ronflants, des combles de burlesque,
Et il y
croit, le bougre, avant, pendant, après,
A ces
nobles motifs d'agiter son panais.
CRÉUSE
(rit). Oui ! Si vous saviez ce que mon premier petit ami m’a
raconté comme salades ! Incroyable ! Ah, les hommes !
MÉDÉE
(rit).
Une
fois, ce qui le pousse, c'est le sens du devoir,
Et le
lendemain, il veut vivre pleinement sa vie.
Ou
alors tout à coup voilà qu'il prend conscience
Que la
vie est fragile et, pour conjurer ça,
Il faut
absolument qu'il se roule dans les foins
Avec
une petite pute. Il a pour ça des noms :
"Accorder
de l’attention"…
Ou
"considération" Ou bien "philosophie".
CRÉUSE.
"Sacrifice."
MÉDÉE.
"Amitié.
"
CRÉUSE.
"Consolation."
MÉDÉE.
"Philanthropie."
Mais
jamais de la vie, même s'il est chaud bouillant,
Il
n'emploie le mot propre pour sa queue, sa quéquette,
Car
l'homme par sa nature est avant tout poète.
CRÉUSE.
Tout de même, vous êtes une femme pas ordinaire.
MÉDÉE.
Vous
aussi, car si jeune vous me comprenez déjà.
CRÉUSE.
Continuez.
MÉDÉE.
Et s'il
est contrarié, s'il en a plein les bottes ?
Voilà
qu'il se met en rote, il soulage son cœur,
Qui
doit être soulagé bien plus qu'un intestin.
Mais si
elle a le malheur d'une fois le critiquer,
Il lui
lance à la tiesse qu'elle n'est rien qu'une vieille biesse
Et
qu'elle vit bien à s’n aise ent’ cuisine et lessive,
Tandis
que lui, le malheureux, a un boulot "dangereux",
Imaginez,
ma chère, il faut qu’il fasse la guerre !
Le
pauvre chéri !
Je
préfère risquer ma vie
Ou bien
aller dix fois au front devant l’ennemi
Que de
lui donner encore une seule fois un fils !
Si
c’était un métier d’homme que de faire des enfants,
Oufti !
la race humaine serait éteinte dans cent ans.
CRÉUSE.
Comme vous jouez avec les mots. Et cette langue que vous parlez,
c'est savoureux. J’aimerais bien parle comme ça.
MÉDÉE.
Mais
attendez un peu, je n’en ai pas fini.
Qu'est-ce
que la race des femmes peut opposer à ça ?
Le sexe
faible ? L’espèce inférieure ?
CREUSE.
Sais pas
MÉDÉE.
La
femme n'a pas besoin de mots pour exister.
La lune
se trouve en elle. Le soleil et la mer.
Elle
est le monde entier en petit. (Elle se détache de Créuse.)
Mais
Surtout,
Il y a
une chose qu'elle n’est jamais : interchangeable.
Qui la
rejette, elle ou les fruits de son ventre,
Offense
et foule les lois éternelles,
Il le
paiera par les douleurs les plus cruelles.
Un
silence.
CRÉUSE.
De nouveau une de vos menaces ?
MÉDÉE.
Ma
chérie, je n'ai aucun besoin de vous menacer.
Car
votre torture viendra d'elle-même dans pas longtemps.
Quand
il sera entre vos bras, bêlant et caressant,
Vous
saurez bien que chacune des phrases qu'il vous dira
Aura
déjà servi pour aider une autre.
Les
câlins qu'il prétend réserver à vous seule,
Ils
sont appris de femmes qu'il veut que vous ignoriez.
Chaque
fois qu'une beauté passe devant ses yeux,
Suivez
donc son regard, devina son désir.
Quoi
qu'il fasse avec vous, il l'a déjà fait ailleurs :
Embobiner
une femme et ensuite la repousser !
Et vous
pensez faire mieux que toutes celles d'avant vous ?
CRÉUSE.
Je suis venue en paix. Je ne cherche pas les embrouilles.
MÉDÉE.
Moi au
moins j'ai reçu un vrai homme en pleine forme,
Vous en
avez maintenant la version épuisée.
Et
pourtant c'est encore lui qui va rester juge,
Son
verdict peut tomber à n'importe quel moment :
Une
ride, une fatigue, un tout petit défaut,
Et même
sans ça, l'usure déjà c'est suffisant !
La plus
charmante beauté, vue un peu trop souvent,
Est
envoyée au diable par le meilleur amant.
CRÉUSE.
Cessez ! Je ne m'humilierai pas une seconde fois !
MÉDÉE.
Vos
enfants - pour autant qu'il réussisse encore
A
procréer quelque chose, du moins s’il vous honore –
Auront
pour paternel un petit vieillard usé.
Mais
lui, qu'est-ce qu'il reçoit, en plus de votre jeunesse ?
La
couronne ! La dot magnifique d’une fille unique !
Et la
plus grande menace, elle est là devant vous :
Faites
le compte de tout ce que Jason m'a fait subir –
Voyez
combien ça dure, son amour, son désir !
CRÉUSE.
Mon Dieu, ce n'est même pas vrai, tout ce qu'on raconte de vous. Je
m’étais attendue à voir une sorcière imprévisible. Et qu'est-ce
que je trouve ? Une harengère fatiguée et larmoyante. Vous
n'êtes pas dangereuse, vous avez besoin d'aide, ça ne va pas dans
votre tête. Comment ce pauvre Jason a-t-il tenu aussi longtemps avec
vous ? Cet homme est un saint. Vous n'avez plus rien à faire
ici. Plus vite vous aurez quitté ce pays, mieux ça vaudra pour tout
le monde. Mais ce serait irresponsable de vous laisser la garde de
ces deux enfants. Ce seraient eux les victimes ? Ah non je ne le
permettrai pas. Je vais demander à père d'attribuer leur garde à
Jason. Et il ne me refusera rien. Salut.
MÉDÉE.
Mon
mari, ma maison, mon honneur, mes enfants,
Et que
veut-elle encore ? Peut-être bien mon corps ?
Pour
pouvoir m'écorcher et s'en faire un manteau ?
(Elle
crie.)
Une
femme peut pas voler des enfants à leur mère !
(Pour
elle-même.)
Je
préférerais les tuer et me tuer en même temps.
Ah mais
non ! C’est alors qu'ils seraient tous trop contents
Je les
vois rire d'ici, ces salauds hypocrites !
Délivrés
par moi-même de tous leurs petits problèmes !
Jamais
!
Je les
massacre tous et c'est moi qui vais rire !
Ou
alors non.
Tout ce
qui est encore en vie est capable de souffrir,
Donc,
par le dieu Soleil, mon mari reste en vie !
Il
reste encore une chose : comment je vais m'échapper
Après
ce que j’ai à faire. Je ne veux pas qu'on me prenne
Et que
je reste à jamais la cible de leur haine.
Elle
sort.
Mamma
Medea, Tom Lanoye, 2011
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