mardi 16 janvier 2018

Séquence : Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours. Les dénouements de Médée : Mamma Medea, Tom Lanoye, 2011

II À l’étranger / À la maison
Acte III - scène 3

Dans la maison. Médée et la Femme de ménage.

LA FEMME DE MÉNAGE. Madame, vous désirez une petite tasse de thé ? (Médée hausse les épaules.) Alors seulement un petit gâteau ? (Médée fait non de la tête.) Je ne veux pas m'en mêler, Madame... mais est-ce que c'est bien raisonnable de prendre tout le monde à contre-poil ? Vous n'y gagnez rien. De toute façon, ils auront le dernier mot.

Créuse entre, vêtue à la mode. La Femme de ménage, effrayée, sort.

CRÉUSE. Donnez-moi une chance. Non, ne tournez pas la tête. S'il vous plaît. Ce n'est pas facile pour moi non plus. Tout le monde me l’a déconseillé. Père me l'a défendu. Il a peur que vous ne me fassiez quelque chose. Mais je ne peux pas croire que vous soyez comme ça. Quoi que les gens puissent raconter. Parlons, Médée. Je n’ai rien contre vous. C'est juste que ça me fend le cœur de vous faire du mal. Je peux imaginer comment vous vous sentez. Et qu'est-ce que vous ne devez pas penser de moi ? C'est votre droit. A votre place, je ferais exactement la même chose. Mais les choses sont ce qu'elles sont. Je me suis défendue longtemps. Jason aussi, vrai. Nous trouvions que ce n'était pas possible. Nous nous évitions. Vrai. Pendant des mois. Mais notre amour était trop fort. Jason est tellement charmant, non ? C’est pour lui que je suis ici. Revenez sur votre décision. Ça le tue. Et moi aussi, ça m’émeut. Nous ne voulons pas vous laisser tomber. Et les enfants non plus. Ils sont tellement adorables. Ne faites pas d’eux des victimes. Je m'entends si bien avec eux. Et eux avec moi. Ils sont super, ces petits. Et ils lui ressemblent tellement, pas vrai ? Ils sont tout pour lui, ils sont ce qu'il aime le plus monde. Même plus que moi. Mais vous aussi, il vous porte encore dans son cœur. Ne vous y trompez pas. Quand il parle de vous, c’est avec un tel enthousiasme. De tout ce que vous avez fait pour lui. Je suis si envieuse de ne pas l'avoir connu quand il était jeune. Et quand il raconte comment tout a échoué, il se laisse souvent aller à pleurer dans mes bras. Vous représentez tellement de choses pour lui, Médée. Soyez raisonnable, restez. J'irai parler à mon père. Si je le lui demande, il annulera l'expulsion. Il ne peut rien me refuser. Dites oui.

MÉDÉE.
Tiens donc? Il parle de moi ! Il vous a raconté,
Entre vos bras ou pas, comment nous avons tué
Le roi de Iolkos, ensemble ? C’est sur mon conseil que
Ses filles lui ont fait subir une cure de rajeunissement
Drastique : elles ont coupé leur papa en morceaux
Et puis elles l'ont cuit longuement à l’étouffée.
Il vous a raconté, quand vous étiez couchés
Ou au petit-déjeuner, comment nous avons fait
Pour expier la mort de mon pauvre jeune frère ?
En dévorant tout chauds et son sang et sa chair.

CRÉUSE. Je vous ai blessée. Je le regrette.

MÉDÉE.
Je me suis révoltée contre mon propre père
Et donc je l’ai perdu pour l'amour de Jason.
Vous, vous flattez le vôtre dans le sens du poil
En prime vous recevez le mari de votre rivale.

CRÉUSE. Ils avaient raison, je n'aurais pas dû venir.

MÉDÉE.
Vous restez ! J'ai bien dû supporter vos discours,
Ayez maintenant le courage de m'écouter aussi.
Où trouvez-vous le culot de venir ici me chanter
Votre nouveau bonheur, qui est mon malheur à moi ?
C'est de la bêtise ou c'est de la cruauté
De me féliciter dans ma propre maison,
Pour la déchéance que vous me faites subir ?
(Elle pleure.)
Pourquoi dois-je payer deux fois par ma souffrance ?
Une fois la vérité, une fois vos manigances ?

CRÉUSE. Je n'avais pas voulu dire ça. Je regrette.

Elle prend Médée dans ses bras.

MÉDÉE.
Aucune gueule d'homme ou bête n'était prédestinée
A me mordre aussi fort que faisait sa bouche à lui.
Quand j'étais dans ses bras, soit la nuit soit le jour,
Je perdais toute raison, j’imaginais toujours
Que l'univers entier, irrémédiablement,
Avait décidé de me déchirer doucement.

CRÉUSE. Oui, c'est ça.

MÉDÉE.
Créuse…
Regardez-nous un peu,
Toutes les deux, là, ensemble !
(Elle sourit.)
Vous auriez pu être l'amie
Que je n’ai jamais trouvée
Dans ce pays étranger.

CRÉUSE (sourit). C’est vrai.

MÉDEE.
Et qu'est-ce qui nous sépare ? Les années ? La beauté ?

CRÉUSE. Les choses sont ainsi, il n'y a souvent rien à y faire

MÉDÉE.
Non. Non.
Dès qu'il a au menton le premier poil de barbe,
Chaque homme, qu'il soit barbare ou bien civilisé,
Devient sitôt l'esclave de ses reins en chaleur.
Nulle bête, pas même un âne, ne trottine comme lui
Avec un tel plaisir derrière sa propre carotte.
Il trouve pour ce petit trot ridicule et grotesque
Les mots les plus ronflants, des combles de burlesque,
Et il y croit, le bougre, avant, pendant, après,
A ces nobles motifs d'agiter son panais.

CRÉUSE (rit). Oui ! Si vous saviez ce que mon premier petit ami m’a raconté comme salades ! Incroyable ! Ah, les hommes !

MÉDÉE (rit).
Une fois, ce qui le pousse, c'est le sens du devoir,
Et le lendemain, il veut vivre pleinement sa vie.
Ou alors tout à coup voilà qu'il prend conscience
Que la vie est fragile et, pour conjurer ça,
Il faut absolument qu'il se roule dans les foins
Avec une petite pute. Il a pour ça des noms :
"Accorder de l’attention"…
Ou "considération" Ou bien "philosophie".

CRÉUSE. "Sacrifice."

MÉDÉE.
"Amitié. "

CRÉUSE. "Consolation."

MÉDÉE.
"Philanthropie."
Mais jamais de la vie, même s'il est chaud bouillant,
Il n'emploie le mot propre pour sa queue, sa quéquette,
Car l'homme par sa nature est avant tout poète.

CRÉUSE. Tout de même, vous êtes une femme pas ordinaire.

MÉDÉE.
Vous aussi, car si jeune vous me comprenez déjà.

CRÉUSE. Continuez.

MÉDÉE.
Et s'il est contrarié, s'il en a plein les bottes ?
Voilà qu'il se met en rote, il soulage son cœur,
Qui doit être soulagé bien plus qu'un intestin.
Mais si elle a le malheur d'une fois le critiquer,
Il lui lance à la tiesse qu'elle n'est rien qu'une vieille biesse
Et qu'elle vit bien à s’n aise ent’ cuisine et lessive,
Tandis que lui, le malheureux, a un boulot "dangereux",
Imaginez, ma chère, il faut qu’il fasse la guerre !
Le pauvre chéri !
Je préfère risquer ma vie
Ou bien aller dix fois au front devant l’ennemi
Que de lui donner encore une seule fois un fils !
Si c’était un métier d’homme que de faire des enfants,
Oufti ! la race humaine serait éteinte dans cent ans.

CRÉUSE. Comme vous jouez avec les mots. Et cette langue que vous parlez, c'est savoureux. J’aimerais bien parle comme ça.

MÉDÉE.
Mais attendez un peu, je n’en ai pas fini.
Qu'est-ce que la race des femmes peut opposer à ça ?
Le sexe faible ? L’espèce inférieure ?

CREUSE. Sais pas

MÉDÉE.
La femme n'a pas besoin de mots pour exister.
La lune se trouve en elle. Le soleil et la mer.
Elle est le monde entier en petit. (Elle se détache de Créuse.) Mais
Surtout,
Il y a une chose qu'elle n’est jamais : interchangeable.
Qui la rejette, elle ou les fruits de son ventre,
Offense et foule les lois éternelles,
Il le paiera par les douleurs les plus cruelles.

Un silence.

CRÉUSE. De nouveau une de vos menaces ?

MÉDÉE.
Ma chérie, je n'ai aucun besoin de vous menacer.
Car votre torture viendra d'elle-même dans pas longtemps.
Quand il sera entre vos bras, bêlant et caressant,
Vous saurez bien que chacune des phrases qu'il vous dira
Aura déjà servi pour aider une autre.
Les câlins qu'il prétend réserver à vous seule,
Ils sont appris de femmes qu'il veut que vous ignoriez.
Chaque fois qu'une beauté passe devant ses yeux,
Suivez donc son regard, devina son désir.
Quoi qu'il fasse avec vous, il l'a déjà fait ailleurs :
Embobiner une femme et ensuite la repousser !
Et vous pensez faire mieux que toutes celles d'avant vous ?

CRÉUSE. Je suis venue en paix. Je ne cherche pas les embrouilles.

MÉDÉE.
Moi au moins j'ai reçu un vrai homme en pleine forme,
Vous en avez maintenant la version épuisée.
Et pourtant c'est encore lui qui va rester juge,
Son verdict peut tomber à n'importe quel moment :
Une ride, une fatigue, un tout petit défaut,
Et même sans ça, l'usure déjà c'est suffisant !
La plus charmante beauté, vue un peu trop souvent,
Est envoyée au diable par le meilleur amant.

CRÉUSE. Cessez ! Je ne m'humilierai pas une seconde fois !

MÉDÉE.
Vos enfants - pour autant qu'il réussisse encore
A procréer quelque chose, du moins s’il vous honore –
Auront pour paternel un petit vieillard usé.
Mais lui, qu'est-ce qu'il reçoit, en plus de votre jeunesse ?
La couronne ! La dot magnifique d’une fille unique !
Et la plus grande menace, elle est là devant vous :
Faites le compte de tout ce que Jason m'a fait subir –
Voyez combien ça dure, son amour, son désir !

CRÉUSE. Mon Dieu, ce n'est même pas vrai, tout ce qu'on raconte de vous. Je m’étais attendue à voir une sorcière imprévisible. Et qu'est-ce que je trouve ? Une harengère fatiguée et larmoyante. Vous n'êtes pas dangereuse, vous avez besoin d'aide, ça ne va pas dans votre tête. Comment ce pauvre Jason a-t-il tenu aussi longtemps avec vous ? Cet homme est un saint. Vous n'avez plus rien à faire ici. Plus vite vous aurez quitté ce pays, mieux ça vaudra pour tout le monde. Mais ce serait irresponsable de vous laisser la garde de ces deux enfants. Ce seraient eux les victimes ? Ah non je ne le permettrai pas. Je vais demander à père d'attribuer leur garde à Jason. Et il ne me refusera rien. Salut.

MÉDÉE.
Mon mari, ma maison, mon honneur, mes enfants,
Et que veut-elle encore ? Peut-être bien mon corps ?
Pour pouvoir m'écorcher et s'en faire un manteau ?
(Elle crie.)
Une femme peut pas voler des enfants à leur mère !
(Pour elle-même.)
Je préférerais les tuer et me tuer en même temps.
Ah mais non ! C’est alors qu'ils seraient tous trop contents
Je les vois rire d'ici, ces salauds hypocrites !
Délivrés par moi-même de tous leurs petits problèmes !
Jamais !
Je les massacre tous et c'est moi qui vais rire !
Ou alors non.
Tout ce qui est encore en vie est capable de souffrir,
Donc, par le dieu Soleil, mon mari reste en vie !
Il reste encore une chose : comment je vais m'échapper
Après ce que j’ai à faire. Je ne veux pas qu'on me prenne
Et que je reste à jamais la cible de leur haine.

Elle sort.


Mamma Medea, Tom Lanoye, 2011

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