Séquence 3 L : Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme : Montaigne, Essais, Livre III, chapitre VI « Des Coches »
Notre
monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est
le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et
nous-mêmes avons ignoré cettui-ci jusqu’asteure) non moins grand,
plein et membru que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu’on
lui apprend encore son a, b, c; il n’y a pas cinquante ans qu’il
ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés,
ni vignes. Il était encore tout nu au giron, et ne vivait que des
moyens de sa mère nourrice. Si concluons bien, de notre fin, et ce
poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera
qu’entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L’univers
tombera en paralysie; le premier membre sera perclus, l’autre en
vigueur. Bien crains-je, que nous aurons bien fort hâté sa
déclinaison et sa ruine, par notre contagion et que nous lui aurons
bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’était un monde enfant,
si ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline, par
l’avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l’avons
pratiqué par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre
magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations
faites avec eux témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté
d’esprit naturelle, et en pertinence. L’épouvantable
magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs
choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les
fruits et toutes les herbes, selon l’ordre et la grandeur qu’ils
ont en un jardin, étaient excellemment formés en or : comme en
son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son Etat et en ses
mers : et la beauté de leurs ouvrages, en pierreries, en plume,
en coton, en la peinture, montrent qu’ils ne nous cédaient pas
non plus en l'industrie. Mais quant à la dévotion, observance des
lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien
servi, de n’en avoir pas tant qu’eux : ils se sont perdus
par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. Quant à la
hardiesse et courage : quant à la fermeté, constance,
résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne
craindrais pas d’opposer les exemples que je trouverais parmi eux,
aux plus fameux exemples anciens que nous ayons conservés aux
mémoires de notre monde par-deçà. Car pour ceux qui les ont
subjugués, qu’ils ôtent les ruses et batelages, de quoi ils se
sont servis à les piper, et le juste étonnement qu’apportait à
ces nations-là, le fait de voir arriver si inopinément des gens
barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance, d’un
endroit du monde si éloigné et où ils n’avaient jamais imaginé
qu’il y eût habitation quelconque, gens montés sur des grands
monstres inconnus, contre eux qui n’avaient non seulement jamais vu
de cheval, mais bête quelconque duite à porter et soutenir homme
ni autre charge; garnis d’une peau luisante et dure et d’une arme
tranchante et resplendissante, contre ceux, qui, pour le miracle et
la lueur d’un miroir ou d’un couteau, allaient échanger une
grande richesse en or et en perles, et qui n’avaient ni science ni
matière, par où tout à loisir, ils sussent percer notre acier;
ajoutez-y les foudres et les tonnerres de nos pièces d’artillerie
et de nos arquebuses, capables de troubler César même, qui l'en eût
surpris autant inexpérimenté : et à cette heure contre des
peuples nus, si ce n'est où l’invention était arrivée de quelque
tissu de coton, sans autres armes, pour le plus, que d' arcs,
pierres, bâtons et boucliers de bois; des peuples pris, sous couleur
d’amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses
étrangères et inconnues: comptez dis-je aux conquérants cette
disparité, et vous leur ôtez toute l'occasion de tant de
victoires.
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