Montaigne, « Des Cannibales », Essais, I, 31 (1580)
Ils [les « Cannibales »] font la guerre aux peuples qui habitent
au-delà de leurs montagnes, plus loin dans les terres, et ils y vont
tout nus, sans autres armes que des arcs ou des épées de bois
épointées à un bout, comme les fers de nos épieux. Il est
terrifiant de voir leur acharnement dans les combats qui ne
s'achèvent que par la mort et le sang, car ils ignorent la déroute
et l'effroi. Chacun rapporte comme trophée la tête de l'ennemi
qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Après avoir
bien traité leurs prisonniers pendant un temps assez long, et leur
avoir fourni toutes les commodités possibles, celui qui en est le
maître rassemble tous les gens de sa connaissance en une grande
assemblée. Il attache une corde au bras d'un prisonnier, par
laquelle il le tient éloigné de quelques pas, de peur qu'il ne le
blesse, et donne l'autre bras à tenir de la même façon à l'un de
ses plus chers amis. Puis ils l'assomment tous les deux à coups
d'épée, et cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun,
et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents.
Et ce n'est pas, comme on pourrait le penser, pour s'en nourrir,
ainsi que le faisaient autrefois les Scythes, mais pour manifester
une vengeance extrême. En voici la preuve : ayant vu que les
Portugais, alliés à leurs adversaires, les mettaient à mort d'une
autre manière quand ils étaient pris, en les enterrant jusqu'à la
ceinture, puis en tirant sur le reste du corps force flèches avant
de les pendre, ils pensèrent que ces gens venus de l'autre monde
(qui avaient déjà répandu bien des vices aux alentours, et qui
leur étaient bien supérieurs en matière de perversité)
n'adoptaient pas sans raison cette sorte de vengeance, et qu'elle
devait donc être plus atroce que la leur. Ils abandonnèrent alors
peu à peu leur ancienne façon de faire, et adoptèrent celle des
Portugais. Je ne suis certes pas fâché que l'on stigmatise
l'horreur et la barbarie d'un tel comportement ; mais je le suis
grandement de voir que jugeant si bien de leurs fautes, nous
demeurions à ce point aveugles envers les nôtres. Je pense qu'il y
a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort ; à
déchirer par des tortures et des supplices un corps encore capable
de sentir, à le faire rôtir par petits morceaux, le faire mordre et
dévorer par les chiens et les porcs (comme on a pu, non seulement le
lire, mais le voir faire il y a peu ; et non entre de vieux ennemis,
mais entre des voisins et des concitoyens, et qui pis est, sous
prétexte de piété et de religion...) Il y a plus de barbarie en
cela, dis-je, que de rôtir et de manger un corps après sa mort.
Nous pouvons donc bien appeler ces gens-là des « barbares », par
rapport aux règles de la raison, mais certainement pas par rapport à
nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est
toute noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que
cette maladie humaine en peut recevoir ; elle n'a d'autre
fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont
pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent
encore de cette uberté naturelle qui les fournit sans travail et
sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils
n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet
heureux point de ne désirer qu'autant que leurs nécessités
naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est
superflu pour eux.
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