Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (2014), Incipit
Ce
qu'est le cœur de Simon
Limbres, ce cœur humain, depuis que sa cadence s'est accélérée à
l'instant de sa naissance quand d'autres cœurs au-dehors
accéléraient de même, saluant l'événement, ce qu'est le cœur,
ce qui l'a fait bondir, venir, grossir, valser léger comme une plume
ou peser comme une pierre, ce qui l'a étourdi, ce qui l'a fait
fondre – l'amour ; ce qu'est le cœur de Simon Limbres, ce
qu'il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d'un corps de
vingt ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement
créée par ultrason pourrait en renvoyer l'écho, en faire voir la
joie qui dilate et la tristesse qui resserre, seul le tracé papier
d'un électrocardiogramme déroulé depuis le commencement pourrait
en signer la forme, en décrire la dépense et l'effort, l'émotion
qui précipite, l'énergie prodiguée pour comprimer près de cent
mille fois par jour et faire circuler chaque minute jusqu'à cinq
litres de sang, oui, seule cette ligne-là pourrait en donner un
récit, en profiler la vie, vie de flux et de reflux, vie de vannes
et de clapets, vie de pulsations, quand le cœur de Simon
Limbres, ce cœur humain, lui, échappe aux machines, nul ne saurait
prétendre le connaître, et cette nuit-là sans étoiles, alors
qu'il gelait à pierre fendre sur l'estuaire et le pays de Caux,
alors qu'une houle sans reflets roulait le long des falaises, alors
que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures
géologiques, il faisait entendre le rythme régulier d'un organe qui
se repose, d'un muscle qui lentement se recharge – un pouls
probablement inférieur à cinquante battements par minute – quand
l'alarme s'est déclenchée au pied d'un lit étroit, l'écho d'un
sonar inscrivant en bâtonnets luminescents sur l'écran tactile les
chiffres 05:50, et quand soudain tout s'est emballé.
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