Je
voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s'offrait dans
toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et
maudit ; n'avoir pas franchi cette enceinte moi-même, mais comme
Bernier, Tavernier, Manucci... Une fois entamé, le jeu des
conjectures n'a plus de fin. Quand fallait-il voir l'Inde, à quelle
époque l'étude des sauvages brésiliens pouvait-elle apporter la
satisfaction la plus pure, les faire connaître sous la forme la
moins altérée ? Eût-il mieux valu arriver à Rio au XVIIIe siècle
avec Bougainville ou au XVIe avec Léry et Thevet ? Chaque siècle en
arrière me permet de sauver une coutume, de gagner une fête, de
partager une croyance supplémentaire. Mais je connais trop les
textes pour savoir qu'en m'enlevant un siècle, je renonce à des
informations et à des curiosités propres à enrichir ma réflexion.
Et voici, devant moi, le cercle infranchissable : moins les cultures
humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se
corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs
étaient capable de la richesse et la signification de cette
diversité. En fin de compte, je suis prisonnier d'une alternative :
tantôt voyageur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont
tout ou presque lui échappait - pire encore inspirait raillerie et
dégoût ; tantôt voyageur, moderne courant après les vestiges
d'une réalité disparue. Sur ces deux tableaux, je perds et plus
qu'il ne semble : car moi qui gémis devant des ombres, ne suis-je
pas imperméable au vrai spectacle qui prend forme en cet instant,
mais pour l'observation duquel mon degré d'humanité manque encore
du sens requis ? Dans quelques centaines d'années, en ce même lieu,
un autre voyageur, aussi désespéré que moi, pleurera la
disparition de ce que j'aurais pu voir et qui m'a échappé. Victime
d'une double infirmité, tout ce que j'aperçois me blesse, et je me
reproche sans relâche de ne pas regarder assez.
Claude
lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), extrait
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