Séquence 3 L, Vers un espace culturel européen : Renaissance et
Humanisme, Michel de Montaigne, Essais (1580), Livre I, chapitre
XXXI, « Des Cannibales »
Rencontre à Rouen
Trois
d'entre eux, ignorant ô combien coûtera un jour à leur quiétude
et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de
l'océan, et que de cette fréquentation naîtra leur ruine (comme je
présuppose qu'elle est déjà avancée, bien malheureux qu'ils sont
de s'être laissé tromper par le désir de la nouveauté et d'avoir
quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), se
trouvèrent à Rouen au moment où le feu roi Charles IX y était. Le
roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre
faste, l'aspect extérieur d'une belle ville. Après cela, quelqu'un
leur demanda ce qu'ils en pensaient et voulut savoir d'eux ce qu'ils
avaient trouvé de plus surprenant : ils répondirent trois choses
dont j'ai oublié la troisième - et j'en suis bien marri -, mais
j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient
en premier lieu fort étrange que tant d'hommes grands, portant la
barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est
vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde),
consentissent à obéir à un enfant et qu'on ne choisît
pas plutôt l'un d'entre eux pour commander ; secondement (ils ont
une expression de leur langage qui consiste à appeler les hommes
moitié les uns des autres) qu'ils avaient remarqué, qu'il y avait
parmi nous des hommes remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes
choses et que leurs "moitiés", étaient mendiants à leurs
portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; et ils trouvaient
étrange que ces "moitiés"-ci, nécessiteuses,
pussent supporter une telle injustice sans prendre les autres à la
gorge ou mettre le feu à leur maison.
Je
parlai à l'un d'eux fort longtemps ;mais j'avais un interprète qui
m'assistait si mal et que sa bêtise empêchait tellement de
comprendre mes pensées que je ne pus guère tirer de plaisir de cet
entretien. Quand je lui demandai quel profit il recueillait de la
supériorité qu'il avait parmi les siens (car c'était un chef et
nos matelots l'appelaient roi), il me dit que c'était de marcher le
premier à la guerre ; [quand je demandai] de combien d'hommes il
était suivi, il me montra un certain espace pour m'indiquer qu'il en
avait autant qu'il pourrait y en avoir sur un tel espace : ce pouvait
être quatre ou cinq mille hommes ; [à la question de savoir] si,
avec la guerre, toute son autorité prenait fin, il dit qu'il lui en
restait ceci que, lorsqu'il visitait les villages dépendant de lui,
on lui taillait des sentiers au travers des fourrés de leurs bois
par où il pût passer bien à l'aise.
Tout
cela ne va pas trop mal : mais quoi ! ils ne portent point de hauts
de chausses.
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