https://drive.google.com/file/d/0B4OSt_hVPMKcOHVSNU9hejYxc0U/view?usp=sharing
J’ai
pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini.
Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi.
J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé.
Malgré tout, il était encore assez loin. peut-être à cause des
ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La
brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de
sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que
le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front
surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous
la peau.
A
cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait
un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne
me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais
j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se
soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans
le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une
longue lame étincelante qui
m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes
sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes
d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière
ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du
soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli
du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait
mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a
vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a
semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser
pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma
main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre
poli de la crosse et c’est dans le bruit à la fois sec et
assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le
soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour,
le silence exceptionnel d’une
plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre
fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il
y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur
la porte du malheur.
Albert Camus, L'etranger, Première partie, chapitre 6, de « J'ai pensé » à « que je frappais sur la porte du malheur ». LA2 |
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