LA 1 : Georges Pérec, Les Choses (1965)
Barthes la définit, dans le Degré 0, comme un continuum où les mots produisent un effet tenant à leur accumulation et non à leur liaison syntaxique. C'est un peu ce qui se passe ici où l'affaiblissement des liens logiques va de pair avec l'abondance.
L’œil,
d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et
étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les
ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l'une
Thunderbird, vainqueur à Epsom,
l'autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau,
la troisième une locomotive de Stephenson,
mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de
bois noir veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser.
La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que
trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.
Ce
serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de
trois. A gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir noir
fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où
des livres s'entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan,
un portulan occuperait
toute la longueur du panneau. Au-delà d'une petite table basse, sous
un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de
cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de
cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de
velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds,
laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient
des bibelots : des agates et
des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des
cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en
argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans
un cadre ovale. Puis, loin, après une porte capitonnée, des
rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets
et des disques, à côté d'un électrophone fermé dont on
n'apercevrait que quatre boutons d'acier guilloché,
et que surmonterait une gravure représentant le Grand
Défilé de la fête du Carrousel.
De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile
de Jouy,
on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue.
Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers,
s'accompagnerait d'un petit fauteuil canné. Une athénienne
supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis,
au-delà d'une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse
et carrée, surmontée d'un grand vase cylindrique à décor bleu,
rempli de jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans
un cadre d'acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes
tendues d'écossais, ramènerait à la tenture de cuir.
Tout
serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu
passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au
milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires,
l'orange presque criard d'un coussin, quelques volumes bariolés
perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à
flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce
serait une pièce du soir. Alors, l'hiver, rideaux tirés, avec
quelques points de lumière – le coin des bibliothèques, la
discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés,
les vagues reflets dans le miroir – et les grandes zones d'ombres
où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et
riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de
paix, terre de bonheur.
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